samedi 23 octobre 2021

René Daumal – La grande beuverie

 René Daumal – La grande beuverie

AVANT-PROPOS

POUVANT SERVIR DE MODE D’EMPLOI

JE nie qu’une pensée claire puisse être indi­cible. Pourtant l’apparence me contredit; car, de même qu’il y a une certaine intensité de douleur où le corps n’est plus intéressé, parce que s’il y participait, fût-ce d’un sanglot, il serait, semble-t-il, aussitôt réduit en cendres, de même qu’il y a un sommet où la douleur vole de ses propres ailes, ainsi il y a une certaine intensité de la pensée où les mots n’ont plus part. Les mots conviennent à une certaine précision de la pensée, comme les larmes à un certain degré de la douleur. Le plus vague est innommable, le plus précis est ineffable. Mais ce n’est là, vraiment, qu’une apparence. Si le langage n’exprime avec précision qu’une intensité moyenne de la pensée, c’est parce que la moyenne de l’humanité pense avec ce degré d’intensité; c’est à cette intensité qu’elle consent, c’est de ce degré de précision qu’elle convient. Si nous n’arrivons pas à nous faire entendre clairement, ce n’est pas notre outil qu’il faut accuser.

Un langage clair suppose trois conditions: un parleur sachant ce qu’il veut dire, un auditeur à l’état de veille, et une langue qui leur soit commune. Mais il ne suffit pas qu'un langage soit clair, comme une proposition  algébrique est claire. Il faut encore qu’il ait un  contenu réel, et non seulement possible. Pour  cela, il faut, comme quatrième élément, entre les interlocuteurs une expérience commune de la chose dont il est parlé. Cette expérience commune est la réserve d’or qui confère une  valeur d’échange à cette monnaie que sont les  mots; sans cette réserve d’expériences com­munes, toutes nos paroles sont des chèques sans provision; l’algèbre, justement, n’est qu’une vaste opération de crédit intellectuelle, un faux-monnayage légitime parce qu’avoué: chacun sait qu’elle a sa fin et son sens en autre chose qu’elle-même, à savoir en l’arithmé­tique. Mais ce n’est pas encore assez que le langage ait clarté et contenu, comme si je dis “ce jour-là, il pleuvait” ou “trois et deux font cinq”; il faut encore qu’il ait un but et une nécessité.

Autrement, de langage on tombe en parlage, de parlage en bavardage, de bavardage en confusion. Dans cette confusion des langues, les hommes, même s’ils ont des expériences communes, n’ont pas de langue pour en échanger les fruits. Puis, quand cette confusion devient intolérable, on invente des langues uni­verselles, claires et vides, où les mots ne sont qu’une fausse monnaie que ne gage plus l’or d’une expérience réelle; langues grâce aux­quelles, depuis l’enfance, nous nous gonflons de faux savoirs. Entre la confusion de Babel et ces stériles espérantos, il n’y a pas à choisir. Ce sont ces deux formes d’incompréhension, mais surtout la seconde, que je vais essayer de décrire.

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Quand on a soif, on guette les occasions de boire et, pour le reste, on fait seulement sem­blant d’y faire attention. C’est pourquoi c’est si difficile, après, de raconter exactement ce que l’on a vécu.

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Faute de direction, nous étions emportés au gré des mots, des souvenirs, des manies, des rancunes et des sympathies. Faute d’un but, nous perdions le peu de force de nos pensées à enchaîner un calembour, à dire du mal des amis communs, à fuir les constatations désa­gréables, à chevaucher des dadas, à enfoncer

des portes ouvertes, à faire des grimaces et des grâces.

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raison, subst. fém., mécanisme imaginaire sur lequel on se décharge de la responsabilité de penser.

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Cela s'appellera (ici il s'approcha de mon oreille) La Grande Beuverie. Dans une première partie, je montrerai le cauchemar de désemparés qui cherchent à se sentir vivre un peu plus, mais qui, faute de direction, sont ballottés dans la saoulerie, abrutis de boissons qui ne rafraîchissent pas. Dans une deuxième partie, je décrirai tout ce qui se passe ici et l’existence fantomatique des Evadés; comme il est facile de ne rien boire, comment les boissons illusoires des paradis artificiels font oublier jusqu’au nom de la soif. Dans une troisième et dernière partie, je ferai pressentir des boissons à la fois plus subtiles et plus réelles que celles d'en bas mais qu'il faut gagner à la lueur de son front, à la douleur de son cœur, à la sueur de ses membres. Bref, comme disait le sage Oïnophile, “alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense”.

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Car la Mathématique et la Poésie ont ceci de commun qu’elles conservent leur vertu

incorruptible alors même qu’elles s’expriment par la bouche d’un homme inconscient ; en ce cas, elles se pensent par lui, et lui n'est alors qu’un possédé, un maniaque, un inspiré, comme dit Socrate du poète dans l'Ion.

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Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, a plu sieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue, que vers la fin de la nuit j’étais tellement ivre qu’on m’avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu’on m’avait laissé la en pen­sant qu'apres avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.

Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là; ceux-la mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure :

-                     Et c’est ainsi que j’ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d’aller se pendre ?

Il rit et dit:

Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C’est donc qu’en nous retournant nous serons quelque chose. N’est-ce pas un grand récon­fort pour la chenille d’apprendre qu’elle n’est qu’une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu’après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle Renaîtra papillon - et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, a nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés  chenillardes. Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un obser­vateur atteint de myopie psychique, à celle d’un adulte; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, fait de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n’y aurait qu’à se suspendre) que l’homme peut atteindre l’état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu’ils  ont pas gardé pour eux seuls les moyens d’y parvenir. Quoi de plus réconfortant ?

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