Le nom de la rose - Umberto Eco
Les hommes autrefois étaient beaux et grands (maintenant ce sont des enfants et des nains), mais c’est là fait parmi tant d’autres témoignant du malheur d’un monde qui vieillit. La jeunesse ne veut plus rien apprendre, la science est sa décadence, le monde entier marche sur la tête, des aveugles guident d’autres aveugles et les font se précipiter dans les abîmes, les oiseaux se lancent dans le vide avant d’avoir volé, l’âne sonne de la lyre, les bœufs dansent, Marie n’aime plus la vie contemplative et Marthe n’aime plus la vie active, Léa est stérile, Rachel a l’œil charnel, Caton fréquente les lupanars, Titus Lucrèce devient femme. Tout est détourné de son propre cours. Dieu soit loué, moi, en ces temps-là, j’acquis de mon maître l’envie d’apprendre et le sentiment du droit chemin, qu’on garde quand bien même la sente serait tortueuse.
Les machines, disait-il, sont effet de l’art, qui singe la nature, dont elles reproduisent non pas les formes, mais la même opération. Il m’expliqua les prodiges de l’horloge, de l’astrolabe et de l’aimant. Mais au début, je craignis qu’il ne s’agît de sorcellerie, et je fis semblant de dormir par certaines nuits claires où il se mettait (un curieux triangle à la main) à observer les étoiles.
. Seul le bibliothécaire, outre qu’il sait, a le droit de circuler dans le labyrinthe des livres, lui seul sait où les trouver et où les remplacer, lui seul est responsable de leur conservation. Les autres moines travaillent dans le scriptorium et peuvent connaître la liste des volumes que la bibliothèque renferme. Mais souvent, une liste de titres dit fort peu, seul le bibliothécaire sachant d’après l’emplacement du volume, d’après le degré de son inaccessibilité, quel type de secrets, de vérités ou de mensonges le volume recèle. Lui seul décide comment, quand, et de l’opportunité de pourvoir le moine qui en fait la demande, parfois après m’avoir consulté. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes pour toutes les oreilles, tous les mensonges ne peuvent pas être reconnus comme tels par une âme pieuse, et les moines, enfin, sont dans le scriptorium pour mener à bonne fin un ouvrage précis, pour lequel ils doivent lire certains volumes et d’autres pas, et non point pour suivre toutes les curiosités insensées donc ils seraient pris, soit par faiblesse d’esprit, soit par orgueil, soit par suggestion diabolique.
Et en outre, ajoute à l’Abbé comme pour s’excuser de la pauvreté de ce dernier argument, le livre est créature fragile, il souffre de l’usure du temps, craint les rongeurs, les intempéries, les mains inhabiles. Si pendant cent et cent ans tout un chacun avait pu librement toucher non manuscrits, la plus grande partie d’entre eux n’existerait plus.
Car trois choses concourent à créer la beauté : d’abord l’intégrité ou perfection, et de ce fait nous estimons laides des choses incomplètes ; ensuite la proportion requise autrement dit l’harmonie ; enfin la clarté et la lumière, et nous appelons belles en effet les choses de couleur limpide. Et comme la vision du beau implique la paix, et pour notre appétit c’est tout un que de se rasséréner dans la paix, dans le bien ou dans le beau, je me sentis envahi d’une immense consolation et je pensais combien il devait être agréable de travailler dans ce lieu.
— Certes pour ces choses, tu peux parler de magie, confirma Guillaume. Mais il est deux formes de magie. Il y a une magie qui est l’œuvre du diable et qui vise à la ruine de l’homme à travers des artifices dont il n’est point permis de parler. Mais il y a une magie qui est œuvre divine, là où la science de Dieu se manifeste à travers la science de l’homme, qui sert à transformer la nature, et dont l’une des fins et de prolonger la vie même de l’homme. Et c’est là une magie sainte, à laquelle les savants devront de plus en plus de consacrer, non seulement pour découvrir des choses nouvelles, mais pour redécouvrir tant de secrets de la nature que la sapience divine avait révélée aux Hébreux, aux Grecs, à d’autres peuples antiques et jusqu’aux infidèles aujourd’hui (et inutile de dire quelles merveilles d’optique et de science de la vision recèlent les livres des infidèles !). Une science chrétienne devra se réapproprier toutes ses connaissances, les reprendre aux païens et aux infidèles tamquam ab iniustis possessoribu.
— Mais pourquoi ceux qui possèdent cette science ne la communiquent-ils pas au peuple de Dieu tout entier ?
— Parce que le peuple de Dieu tout entier n’est pas encore prêt à accepter tant de secrets, et il est souvent arrivé que les dépositaires de cette science aient été pris pour des magiciens liés par un pacte au démon, payant ainsi de leur vie le désir qu’ils avaient eu de faire part aux autres des trésors de leurs connaissances.
— Étranges. Disons, celle d’un moine qui, à la faveur de la nuit, a voulu s’aventurer dans la bibliothèque pour y chercher quelque chose que Malachie n’avait pas voulu lui donner, et il a vu des serpents, des hommes sans tête, et des hommes avec deux têtes. Peu s’en fallut qu’il ne sortit fou du labyrinthe...
— Pourquoi parles-tu de magie et non d’apparitions diaboliques ?
— Parce que si je suis un pauvre maître verrier, je ne suis pas à ce point là ingénu. Le diable (Dieu nous en garde !) Ne tente pas un moine avec des serpents et des hommes bicéphales. Mais plutôt avec des visions lascives, comme pour les pères du désert. Et puis, s’il est mal de mettre la main sur certains livres, pourquoi le diable devrait-il détourner un moine de la tentation du mal ?
— La bibliothèque est témoignage de la vérité et de l’erreur », dit alors une voix dans notre dos. C’était Jorge.
— C’étaient des païens, répliqua Jorge. La Règle dit : « Scurrilitates vero vel verba otiosa et risum moventia aeterna clausura in omnibus locis damnamus, et ad talia eloquia discipulum aperire os non permittimus. »
La science utilisée pour occulter au lieu d’éclairer. Je n’aime pas cela du tout. Un esprit pervers préside à la sainte défense de la bibliothèque.
— Réponse pénétrante, Adso. J’ai en effet élaboré cette proposition, qu’à épaisseur égale doit correspondre une égale puissance de vision. Je l’ai émise parce que d’autres fois j’ai eu des intuitions individuelles du même type. Il est certes connu à qui expérimente la propriété curative des herbes, que tous les individus herbacés de la même nature ont chez le patient, pareillement disposé, des effets de même nature, et donc l’expérimentateur formule la proposition que chaque herbe de tel type est bonne pour le fébricitant, ou que chaque verre de tel type magnifie pareillement la vision de l’œil. La science dont parlait Bacon roule indubitablement sur ces propositions. Attention, je parle de propositions sur les choses, non pas de choses. La science a affaire avec les propositions et ses termes, et les termes désignent des choses singulières.
— Pourquoi donc ? Pour savoir ce que dit un livre vous devez en lire d’autres ?
— Parfois, oui. Souvent les livres parlent d’autres livres. Souvent un livre inoffensif est comme une graine, qui fleurira dans un livre dangereux, ou inversement, c’est le fruit doux d’une racine amère. Ne pourrais-tu pas, en lisant Albert, savoir ce qu’aurait pu dire Thomas ? Ou en lisant Thomas, savoir ce qu’avait dit Averroès ?
— Les livres ne sont pas faits pour être crus, mais pour être soumis à examen. Devant un livre, nous ne devons pas nous demander ce qu’il dit mais ce qu’il veut dire, idée fort claire pour les vieux commentateurs des livres saints. L’unicorne tel qu’en parlent ces livres masque une vérité morale, ou allégorique, ou analogique, qui demeure vraie, comme demeure vraie l’idée que la chasteté est une noble vertu. Mais quant à la vérité littérale qui soutient les trois autres, reste à voir à partir de quelle donnée d’expérience originaire est née la lettre. La lettre doit être discutée, même si le sens latent garde toute sa justesse. Il est écrit dans un livre que le diamant ne se taille qu’avec du sang de bouc. Mon grand maître Roger Bacon dit que ce n’était pas vrai, simplement parce que lui s’y était essayé, et sans résultat. Mais si le rapport entre diamant et sang de bouc avait eu un sens plus profond, cette affirmation ne perdrait rien de sa valeur.
Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité.
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