Le temps retrouvé –
Marcel Proust
Cette disposition-là, les
pages de Goncourt que je lus me la firent regretter. Car peut-être j’aurais pu
conclure d’elles que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous
montre que ce que l’écrivain nous vante ne valait pas grand’chose ; mais
je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture, au contraire, nous
apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n’avons pas su apprécier
et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était
grande.
La poésie d’un élégant
foyer et des belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt,
pour la postérité, dans le salon de l’éditeur Charpentier par Renoir que dans
le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de la Rochefoucauld par
Cotte ou Chaplin ? Les artistes qui nous ont donné les plus grandes
visions d’élégance en ont recueilli les éléments chez des gens qui étaient
rarement les grands élégants de leur époque, lesquels se font rarement peindre
par l’inconnu porteur d’une beauté qu’ils ne peuvent pas distinguer sur ses
toiles, dissimulée qu’elle est par l’interposition d’un poncif de grâce
surannée qui flotte dans l’œil du public comme ces visions subjectives que le
malade croit effectivement posées devant lui.
Ces idées, tendant, les
unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour
la littérature, ne se présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années
que je passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où,
d’ailleurs, j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire, jusqu’à ce que
celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916.
Les choses étaient
tellement les mêmes, tout en paraissant différentes, qu’on retrouvait tout
naturellement les mots d’autrefois : « bien pensants, mal
pensants ».
par exemple le contraste
de lumière et d’ombre qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de
lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même en
plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige qu’aucun travailleur ne
déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des
Alpes.
Mais, par un raffinement
d’une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces
ombres d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non
pas verte mais d’un blanc
si éclatant, à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on
aurait dit que cette prairie était tissée seulement avec des pétales de
poiriers en fleurs.
Maintenant je sais bien
qu’il y a tant de choses qu’on annonce à tort, qu’on dément, et puis qui plus
tard deviennent vraies. »
Mais j’étais tellement
habitué, depuis que je les avais vus pour la première fois, à considérer la
femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond
Schopenhauer et ayant accès, en somme, dans un milieu intellectuel qui était
fermé à son grossier époux, que je fus d’abord étonné d’entendre Saint-Loup
répondre : « Sa femme est idiote, je te l’abandonne.
Il y a chez les
travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux
qui mettent en littérature ce qu’ils font, le font valoir.
« La guerre,
disait-il, n’échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de
perpétuel devenir. »
« mon petit m’écrivait
Robert, je ne reconnais que les mots comme « passeront pas » ou « on
les aura » ne sont pas agréables ; ils m’ont fait longtemps aussi mal
aux dents que « poilu » et le reste et sans doute c’est ennuyeux de
construire une épopée sur des termes qui sont pis qu’une faute de grammaire ou
une faute de goût , qui sont cette chose contradictoire et atroce, une
affectation, une prétention vulgaires que nous détestons tellement comme par
exemple les gens qui croient spirituel de dire « de la coco » pour d »de
la cocaïne ».
L’épopée est tellement
belle que tu trouverais comme moi que les mots ne font plus rien. Rodin ou
Maillol pourraient faire un chef d’œuvre avec une matière affreuse qu’on ne
reconnaitrait pas. Au contact d’une telle grandeur « poilu » est
devenu pour moi quelque chose dont je ne sens même pas plus s’il a pu contenir
d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans »
par exemple.
Mais dans tous les arts,
ce qui a été beau reste toujours beau et comme en toutes choses humaines les
vieux trucs prennent toujours.
car le changement d’heure
avait été fait un peu trop tôt, quand la nuit venait encore assez vite, mais
stabilisé pour toute la belle saison (comme les calorifères sont allumés et
éteints à partir d’une certaine date), et au-dessus de la ville nocturnement
éclairée, dans toute une partie du ciel — du ciel ignorant de l’heure d’été et
de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir que 8 h. ½ était devenu 9 h.
½ — dans toute une partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour.
Dans ces querelles
d’individus, pour être convaincu du bon droit de n’importe laquelle des
parties, le plus sûr est d’être cette partie-là, un spectateur ne l’approuvera
jamais aussi complètement. Or, dans les nations, l’individu, s’il fait vraiment
partie de la nation, n’est qu’une cellule de l’individu : nation. Le
bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eût-on dit aux Français qu’ils
allaient être battus qu’aucun Français ne se fût moins désespéré que si on lui
avait dit qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne
on se le fait à soi-même par l’espérance qui est un genre de l’instinct de
conservation d’une nation si l’on est vraiment membre vivant de cette nation.
Pour rester aveugle sur ce qu’a d’injuste la cause de l’individu Allemagne,
pour reconnaître à tout instant ce qu’a de juste la cause de l’individu France,
le plus sûr n’était pas pour un Allemand de n’avoir pas de jugement, pour un
Français d’en avoir, le plus sûr pour l’un ou pour l’autre c’était d’avoir du
patriotisme. M. de Charlus, qui avait de rares qualités morales, qui était
accessible à la pitié, généreux, capable d’affection, de dévouement, en
revanche, pour des raisons diverses — parmi lesquelles celle d’avoir eu une
mère duchesse de Bavière pouvait jouer un rôle — n’avait pas de patriotisme.
La vérité c’est que les
gens voient tout par leur journal, et comment pourraient-ils faire autrement
puisqu’ils ne connaissent pas personnellement les gens ni les événements dont
il s’agit ?
La
banalité de ces conversations ne me donnait pas grande envie d’en entendre
davantage, et j’allais entrer ou redescendre quand je fus tiré de mon
indifférence en entendant ces phrases qui me firent frémir
Cette
raison peut être que l’amoureux, trop impatient par l’excès même de son amour,
ne sait pas attendre avec une feinte suffisante d’indifférence le moment où il
obtiendra ce qu’il désire. Tout le temps il revient à la charge,
il ne cesse d’écrire à celle qu’il aime, il cherche tout le temps à la voir, elle
le lui refuse, il est désespéré.
D’ailleurs,
pendant tout le temps qui a précédé ce traité, l’amoureux tout le temps
anxieux, sans cesse à l’affût d’une lettre, d’un regard, a cessé de penser à la
possession physique dont le désir l’avait tourmenté d’abord mais qui s’est usé
dans l’attente et a fait place à des besoins d’un autre ordre, plus douloureux
d’ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits. Alors le plaisir qu’on avait le
premier jour espéré des caresses, on le reçoit plus tard tout dénaturé sous la
forme de paroles amicales, de promesses de présence qui, après les effets de
l’incertitude, quelquefois simplement après un regard embrumé de tous les
brouillards de la froideur et qui recule si loin la personne qu’on croit qu’on
ne la reverra jamais, amènent de délicieuses détentes.
La
femme est trop heureuse que, sans rien donner, elle reçoive beaucoup plus
qu’elle n’a d’habitude quand elle se donne.
Tout
en me rapprochant de ma demeure, je songeais combien la conscience cesse vite
de collaborer à nos habitudes, qu’elle laisse à leur développement sans plus
s’occuper d’elles, et combien dès lors nous pouvons être étonnés si nous
constatons simplement du dehors, et en supposant qu’elles engagent tout
l’individu, les actions d’hommes dont la valeur morale ou intellectuelle peut
se développer indépendamment dans un sens tout différent.
La pensée de mon absence
de dons littéraires, que j’avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que
j’avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes
avec Gilberte, avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville,
et qu’à la veille de quitter cette propriété j’avais à peu près identifiée, en
lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la
littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si
je lui donnais comme objet non ma propre infirmité à moi particulière, mais
l’inexistence de l’idéal auquel j’avais cru, cette pensée qui ne m’était pas
depuis bien longtemps revenue à l’esprit me frappa de nouveau et avec une force
plus lamentable que jamais.
Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c’est avec froideur,
avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux de
votre tronc d’ombre. Si jamais j’ai pu me croire poète, je sais maintenant que
je ne le suis pas.
Si j’avais vraiment une
âme d’artiste, quel plaisir n’éprouverais-je pas devant ce rideau d’arbres
éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussaient
presque jusqu’au marchepied du wagon, dont je pouvais compter les pétales et
dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons
lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a pas
ressenti ?
Oui, si le souvenir,
grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et
la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses
distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet ;
il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est
un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement
essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette
sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les
vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.
Cela expliquait que mes
inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu,
inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-là l’être
que j’avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des
vicissitudes de l’avenir. Cet être-là n’était jamais venu à moi, ne s’était
jamais manifesté qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate,
chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent.
Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps
Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient
toujours.
Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce que,
au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour
jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi
inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici
que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par
un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation —
bruit de la fourchette et du marteau, même inégalité de pavés — à la fois dans
le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent
où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajouté aux
rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée
d’existence et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir,
d’isoler, d’immobiliser — la durée d’un éclair — ce qu’il n’appréhende jamais :
un peu de temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quand, avec un tel
frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller
qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour
les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet
être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve
sa subsistance, ses délices.
Mais qu’un bruit déjà
entendu, qu’une odeur respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le
présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits,
aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve
libérée et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne
l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui
lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous
pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là on comprend
qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne
semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le
mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du
temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ?
Le signe de l’irréalité des autres ne se montre-t-il pas assez, soit
dans leur impossibilité à nous satisfaire, comme, par exemple, les plaisirs
mondains qui causent tout au plus le malaise provoqué par l’ingestion d’une
nourriture abjecte, ou celui de l’amitié qui est une simulation puisque, pour
quelques raisons morales qu’il le fasse, l’artiste qui renonce à une heure de
travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité
pour quelque chose qui n’existe pas (les amis n’étant des amis que dans cette
douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons,
mais que du fond de notre intelligence nous savons l’erreur d’un fou qui
croirait que les meubles vivent et causerait avec eux), soit dans la tristesse
qui suit leur satisfaction, comme celle que j’avais eue, le jour où j’avais été
présenté à Albertine, de m’être donné un mal
pourtant bien petit afin d’obtenir une chose — connaître cette jeune fille —
qui ne me semblait petite que parce que je l’avais obtenue.
Aussi, cette
contemplation de l’essence des choses, j’étais maintenant décidé à m’attacher à
elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ?
Mais je ne m’arrêtai pas
un instant à cette pensée ; non seulement je savais que les pays n’étaient
pas tels que leur nom me les peignait, et qui avait été le leur quand je me
les représentais.
J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité
ce qui était au fond de moi-même.
Et
si je faisais la
récapitulation des déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient
croire que sa réalité devait résider ailleurs qu’en l’action et ne rapprochait
pas d’une manière purement fortuite, et en suivant les vicissitudes de mon
existence, des désappointements différents, je sentais bien que la déception du
voyage, la déception de l’amour n’étaient pas des déceptions différentes, mais
l’aspect varié que prend, selon le fait auquel il s’applique, l’impuissance que
nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l’action
effective.
il
fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois
et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre
ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen
qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre
d’art ? Et déjà les conséquences se pressaient dans mon esprit ; car
qu’il s’agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette ou du
goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l’aide de figures dont
j’essayais de chercher le sens dans ma tête, où, clochers, herbes folles, elles
composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que
je n’étais pas libre de les choisir, qu’elles m’étaient données telles quelles.
Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. Je n’avais pas
été chercher les deux pavés de la cour où j’avais buté. Mais justement la façon
fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée contrôlait la
vérité d’un passé qu’elle ressuscitait, des images qu’elle déclenchait, puisque
nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie
du réel retrouvé. Elle est le contrôle de la vérité de tout le tableau fait
d’impressions contemporaines, qu’elle ramène à sa suite avec cette infaillible
proportion de lumière et d’ombre, de relief et d’omission, de souvenir et
d’oubli, que la mémoire ou l’observation conscientes ignoreront toujours.
Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief,
semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher,
heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture personne
ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de
création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi
combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter
celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre,
avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce
livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité
morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce
n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie,
c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence
fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point
dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit
écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la
plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus
pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité,
le seul dont « l’impression » ait
été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la
vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a
faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par
l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur
élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous,
est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être
justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule
l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace,
est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée
par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de
l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie.
L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant,
avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède
et chez l’écrivain vient après. Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à
éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas
à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en
nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement
la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une
atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que
nous avons traversée.
Ainsi
j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres
devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que,
préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et
cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais
cette découverte que l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas, au fond,
celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste
d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons
sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes emplis
d’un tel bonheur quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable. Je m’en
assurais par la fausseté même de l’art prétendu réaliste et qui ne serait pas
si mensonger si nous n’avions pris dans la vie l’habitude de donner à ce que
nous sentons une expression qui en diffère tellement, et que nous prenons, au
bout de peu de temps, pour la réalité même. Je sentais que je n’aurais pas à
m’embarrasser des diverses théories littéraires qui m’avaient un moment troublé
— notamment celles que la critique avait développées au moment de l’affaire
Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire
sortir l’artiste de sa tour d’ivoire », à traiter de sujets
non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers, et à
défaut de foules, à tout le moins non plus d’insignifiants oisifs —
« J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez », disait
Bloch — mais de nobles intellectuels ou des héros.
L’art
véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le
silence. D’ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions
toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d’imbéciles qu’ils
flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu’au genre
d’esthétique qu’on peut juger du degré auquel a été porté le travail
intellectuel et moral. Mais, inversement, cette qualité du langage (et même,
pour étudier les lois du caractère, on le peut aussi bien en prenant un sujet
sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de
l’anatomie sur le corps d’un imbécile que sur celui d’un homme de talent :
les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de
l’élimination rénale, diffèrent peu selon la valeur intellectuelle des
individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent
les théoriciens croient facilement qu’elle ne prouve pas une grande valeur
intellectuelle, valeur qu’ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimer
directement et qu’ils n’induisent pas de la beauté d’une image. D’où la grossière tentation pour l’écrivain d’écrire des
œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des
théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix.
Encore cette dernière ne fait-elle qu’exprimer une valeur qu’au contraire en
littérature le raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on
vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer
une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à
l’expression de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais
maintenant, non dans l’apparence du sujet, mais dans le degré de pénétration de
cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le
symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la
serviette, qui m’avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel
que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus
de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie.
Justement, comme, en
entrant dans cette bibliothèque, je m’étais souvenu de ce que les Goncourt
disent des belles éditions originales qu’elle contient, je m’étais promis de
les regarder tant que j’étais enfermé ici.
François le Champi
de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque
impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu’au moment où,
avec une émotion qui alla jusqu’à me faire pleurer, je reconnus combien cette
impression était d’accord avec elles.
Tel
nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et
le soleil brillant qu’il faisait quand nous le lisions.
De
sorte que la littérature qui se contente de « décrire les choses »,
d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle
qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui
nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute
communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient
l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter de nouveau. C’est
elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y échoue, on peut encore
tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu’on n’en tire aucun
des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective
et incommunicable.
Je dis chaque chose que
nous revoyons, car les livres se comportant en cela comme ces choses, la
manière dont leur dos s’ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en lui un
souvenir aussi vif de la façon dont j’imaginais alors Venise et du désir que
j’avais d’y aller que les phrases mêmes des livres.
La première édition d’un
ouvrage m’eût été plus précieuse que les autres, mais j’aurais entendu par elle
l’édition où je le lus pour la première fois. Je rechercherais les éditions
originales, je veux dire celles où j’eus de ce livre une impression originale.
Car les impressions suivantes ne le sont plus. Je collectionnerais pour les
romans les reliures d’autrefois, celles du temps où je lus mes premiers romans et
qui entendaient tant de fois papa me dire
La bibliothèque que je
composerais ainsi serait même d’une valeur plus grande encore, car les livres
que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de
vastes enluminures représentant l’église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au
pied de Saint-Georges le Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants
saphirs, seraient devenus dignes de ces « livres à images », bibles
historiées, que l’amateur n’ouvre jamais pour lire le texte mais pour
s’enchanter une fois de plus des couleurs qu’y a ajoutées quelque émule de
Fouquet et qui font tout le prix de l’ouvrage.
L’idée
d’un art populaire comme d’un art patriotique, si même elle n’avait pas été
dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au
peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme « bons pour des
oisifs » ; or, j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir
que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À
cet égard, un art, populaire par la forme, eût été destiné plutôt aux membres
du Jockey qu’à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux
sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les
enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en
lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des
ouvriers. Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l’artiste (en
l’espèce le Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut
la servir qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il
étudie les lois de l’Art, institue ses expériences et fait ses découvertes,
aussi délicates que celles de la Science, de ne pas penser à autre chose —
fût-ce à la patrie — qu’à la vérité qui est devant lui. N’imitons pas
les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s’ils ne les
détruisaient pas, les œuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honoraient
davantage la France que tous ceux de la Révolution. L’anatomie n’est peut-être
pas ce que choisirait un cœur tendre, si l’on avait le choix. Ce n’est pas la
bonté de son cœur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à
Choderlos de Laclos les Liaisons Dangereuses, ni son goût pour la
bourgeoisie, petite ou grande, qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux
de Madame Bovary et de l’Éducation Sentimentale. Certains
disaient que l’art d’une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient
avant la guerre qu’elle serait courte. Le chemin de fer devait aussi tuer la
contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais
l’automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les
églises abandonnées.
Une image
offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations
multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d’un livre déjà
lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d’une lointaine
nuit d’été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance
d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol
de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit
à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas
qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de
climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces
sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément — rapport que
supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là
d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui — rapport unique que
l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux
termes différents.
La littérature qui se
contente de « décrire les choses », de donner un misérable relevé de
leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus
éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne
parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute
communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent
l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter encore. Mais il y
avait plus. Si la réalité était cette espèce de déchet de l’expérience, à peu
près identique pour chacun, parce que, quand nous disons : un mauvais
temps, une guerre, une station de voitures, un restaurant éclairé, un jardin en
fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la réalité était
cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces
choses suffirait et le « style », la « littérature » qui
s’écarteraient de leur simple donnée seraient un hors-d’œuvre artificiel. Mais
était-ce bien cela la réalité ?
« Ce sont tout de même des êtres exquis avec
qui il serait doux de passer la vie », je m’apercevais que, pour exprimer
ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand
écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun
de nous, mais à le traduire. Le devoir
et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur.
Toutes nos feintes
indifférences, toute notre indignation contre ses mensonges si naturels, si
semblables à ceux que nous pratiquons
nous-mêmes, en un mot tout ce que nous n’avons cessé, chaque fois que nous
étions malheureux ou trahis, non seulement de dire à l’être aimé, mais même, en
attendant de le voir, de nous dire sans fin à nous-mêmes, quelquefois à haute
voix, dans le silence de notre chambre troublé par quelques
Même dans les joies
artistiques, qu’on recherche pourtant en vue de l’impression qu’elles donnent,
nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable
ce qui est précisément cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous
permet d’en éprouver le plaisir sans le connaître, jusqu’au fond et de croire
le communiquer à d’autres amateurs avec qui la conversation sera possible,
parce que nous leur parlerons d’une chose qui est la même pour eux et pour
nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée.
dans cette fuite loin de
notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder, et qui s’appelle
l’érudition
Puis viennent des œuvres
autres, même opposées, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique.
Car la faculté de lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les
assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui
produisent, que le véritable goût, mais prend une extension plus considérable
depuis que les revues, les journaux littéraires se sont multipliés (et avec eux
les vocations factices d’écrivains et d’artistes). Ainsi la meilleure partie de
la jeunesse, la plus intelligente, la plus intéressée, n’aimait-elle plus que
les œuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse
Alors que la réalité du
talent est un bien, une acquisition universelle, dont on doit avant tout
constater la présence sous les modes apparentes de la pensée et du style, c’est
sur ces dernières que la critique s’arrête pour classer les auteurs.
Car il y a plus
d’analogie entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand écrivain,
qui n’est qu’un instinct religieusement écouté au milieu du silence, imposé à
tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu’avec le verbiage
superficiel et les critères changeants des juges attitrés. Leur logomachie se
renouvelle de dix ans en dix ans
Qu’un
homme ait tout fait pour être aimé d’une femme qui n’eût pu que le rendre
malheureux, mais n’ait même pas réussi, malgré ses efforts redoublés pendant
des années, à obtenir un rendez-vous de cette femme, au lieu de chercher à
exprimer ses souffrances et le péril auquel il a échappé, il relit sans cesse,
en mettant sous elle « un million de mots » et les souvenirs les plus
émouvants de sa propre vie, cette pensée de La Bruyère : « Les hommes
souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite
sans pouvoir la rencontrer, et, si j’ose ainsi parler, ils sont contraints de
demeurer libres. » Que ce soit ce sens ou non qu’ait eu cette pensée pour
celui qui l’écrivit (pour qu’elle l’eût, et ce serait plus beau, il faudrait
« être aimés » au lieu d’« aimer » ), il est certain qu’en
lui ce lettré sensible la vivifie, la gonfle de signification jusqu’à la faire
éclater, il ne peut la redire qu’en débordant de joie tant il la trouve vraie
et belle, mais il n’y a malgré tout rien ajouté, et il reste seulement la
pensée de La Bruyère.
De concerts en concerts passe sa vie ce stérile amateur, aigri et
inassouvi quand il grisonne, sans vieillesse féconde, en quelque sorte le
célibataire de l’Art. Mais cette gent fort haïssable, qui pue son mérite et n’a
point reçu sa part de contentement, est touchante parce qu’elle est le premier
essai informe du besoin de passer de l’objet variable du plaisir intellectuel à
son organe permanent. Il en est de même pour le plaisir de l’amour (et sans
doute tâcher d’enchaîner ici ce que je dis : que j’ai aimé Albertine,
Gilberte, etc., mais que c’était toujours le même sentiment, et peut-être
enchaîner à cela les poses de modèles pour l’amour, ect.)
Comment la littérature de
notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites
choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans
le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le
passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification
par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?
et qui est tout
simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule
vie, par conséquent, réellement vécue, c’est la littérature. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent
pas à l’éclaircir.
Et ainsi leur passé est
encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence
ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la
vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le
peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la
révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la
différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde,
différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de
chacun. Par
l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de
cet univers qui n’est
pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi
inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de
voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a
d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus
différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien
des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât
Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.
Ce travail de l’artiste,
de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des
mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui
que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre,
la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand
elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher
maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement
la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant.
j’avais du plaisir
à l’embrasser ». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour,
tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est
pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas
mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne
sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors
seulement quand elle l’a éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue,
et avec quelle peine, la figure de ce qu’on a senti. Mais je me rendais compte
aussi que cette souffrance, que j’avais connue d’abord avec Gilberte, que notre
amour n’appartienne pas à l’être qui l’inspire, est salutaire accessoirement
comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n’est que pendant que
nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements
perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d’où
nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle,
postés à une fenêtre mal placée, nous n’avons pas vue, car le calme du bonheur
la laisse unie et à un niveau trop bas ; peut-être seulement pour quelques
grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu’il y ait besoin pour
eux des agitations de la douleur
et donner cet amour, la
compréhension de cet amour, à tous, à l’esprit universel et non à telle puis à
telle, en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement
voudraient se fondre.
la phrase parlée d’un
Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand
jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. Et comme l’art recompose exactement la vie,
autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une
atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la
pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme
par un altimètre, de la profondeur d’une œuvre.
(Car cette profondeur
n’est pas inhérente à certains sujets, comme le croient des romanciers
matérialistement spiritualistes puisqu’ils ne peuvent pas descendre au delà du
monde des apparences et dont toutes les nobles intentions, pareilles à ces
vertueuses tirades habituelles chez certaines personnes incapables du
plus petit effort de bonté, ne doivent pas nous empêcher de remarquer qu’ils
n’ont même pas eu la force d’esprit de se débarrasser de toutes les banalités
de forme acquises par l’imitation.)
Quant aux vérités que
l’intelligence — même des plus hauts esprits — cueille à claire-voie, devant
elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles
ont des contours plus secs et sont planes, n’ont pas de profondeur parce qu’il
n’y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu’elles n’ont
pas été recréées. Souvent des écrivains au fond de qui n’apparaissent plus ces
vérités mystérieuses n’écrivent plus, à partir d’un certain âge, qu’avec leur
intelligence qui a pris de plus en plus de force ; les livres de leur âge
mûr ont, à cause de cela, plus de force que ceux de leur jeunesse, mais ils
n’ont plus le même velours.
Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous
à une divinité dont elle n’est qu’un reflet fragmentaire et le dernier degré,
divinité dont la contemplation en tant qu’idée nous donne aussitôt de la joie
au lieu de la peine que nous avions. Tout l’art de vivre, c’est de ne nous
servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant
d’accéder à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre vie de
divinités.
Et
je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie
passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs
frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par
moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la
graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la
graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me
trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût
devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et
pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de
sujet. Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être
résumée sous ce titre : Une vocation. Elle ne l’aurait pas pu en ce sens
que la littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie. Elle l’aurait pu en ce
que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une
réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans
lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps
où on ignore encore que l’embryon d’une plante se développe, lequel est
pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très
actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation.
Et ceux qui se nourriraient ensuite d’elle ignoreraient ce qui aurait été fait
pour leur nourriture, comme ignorent ceux qui mangent les graines alimentaires
que les riches substances qu’elles contiennent ont d’abord nourri la graine et
permis sa maturation. En cette matière,
les mêmes comparaisons, qui sont fausses si on part d’elles, peuvent être
vraies si on y aboutit. Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre
des croquis, des notes, il est perdu s’il le fait. Mais quand il écrit, il
n’est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n’ait été apporté
à son inspiration par sa mémoire ; il n’est pas un nom de personnage
inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont
l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le monocle, tel pour la colère, tel
pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l’écrivain se rend compte
que si son rêve d’être un peintre n’était pas réalisable d’une manière
consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé et que
l’écrivain lui aussi a fait son carnet de croquis sans le savoir…
Les
êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments
involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais
que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire
croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste
voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne
observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez
fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des
ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant quand il
s’agit de ses propres passions ; tout en en connaissant aussi bien la
généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles
qu’elles causent.
Quand j’aimais Albertine, je m’étais bien rendu compte qu’elle ne
m’aimait pas et j’avais été obligé de me résigner à ce qu’elle me fît seulement
connaître ce que c’est qu’éprouver de la souffrance, de l’amour, et même, au
commencement, du bonheur.
Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à
en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore
que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale,
qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont
l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la
sueur et le bain.
Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car, s’il n’est
pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une
souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte.
L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue.
Parfois,
quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche, une
nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent
de le finir, de l’étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas
encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre
bien longtemps. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne
durent pas très longtemps ; c’est qu’on se console, ou bien, quand ils
sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. En amour, notre
rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui
n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une
valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions
pas de rivaux le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions
pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils
existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que
donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie. Le bonheur est
salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin qui développe les forces de
l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il
n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la
vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les
mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de
l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le
bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine
trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité
mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se
font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de
qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et
les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les
forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque
l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut
photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus
d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau
chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance
spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps,
puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse
et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués
n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les
émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des
succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils
perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier
instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés
dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément
premier ce soit l’idée, et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines
idées entrent d’abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe
des idées, certaines sont tout de suite des joies.
La
valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de
faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions,
c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous.
Une femme dont nous avons besoin nous fait souffrir, tire de nous des séries de
sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui
nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous
trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu
de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la
femme, heureuse d’avoir fait souffrir, n’aurait guère pu comprendre. En tout
cas, ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à
un long travail.
Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos
d’intervalle qui les écrit. Quand
l’inspiration renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui
posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il
faut continuer à la peindre d’après une autre, et si c’est une trahison pour
l’autre, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments qui fait
qu’une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la péripétie de
nos amours nouvelles, il n’y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C’est une des causes de la vanité des études où on essaye
de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre,
même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs
épisodes de la vie de l’auteur, ceux antérieurs qui l’ont inspirée, ceux
postérieurs qui ne lui ressemblent pas moins, des amours suivantes les particularités
étant calquées sur les précédentes. Car à l’être que nous avons le plus aimé
nous ne sommes pas si fidèles qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard
pour pouvoir — puisque c’est un des traits de nous-même — recommencer d’aimer.
D’ailleurs
même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant la matière de notre œuvre,
elle nous est utile en nous y incitant. L’imagination, la pensée peuvent être
des machines admirables en soi mais elles peuvent être inertes. La souffrance
alors les met en marche. Et les être qui posent pour nous la douleur nous
accordent des séances si fréquentes, dans cet atelier où nous n’allons que dans
ces périodes-là et qui est à l’intérieur de nous-mêmes.
Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que
l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance,
à la mort.
Le cas de Werther, si
noble, n’était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine
j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit
ma santé pour elle.
Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels
on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces,
impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la
vérité et à la mort.
L’écrivain ne doit pas
s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin.
L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage
insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En
réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même.
L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au
lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût
peut-être pas vu en soi-même.
Je m’étais rendu compte
que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand
tout est dans l’esprit ; j’avais perdu ma grand’mère en réalité bien des
mois après l’avoir perdue en fait, j’avais vu les personnes varier d’aspect
selon l’idée que moi ou d’autres s’en faisaient, une seule être plusieurs selon
les personnes qui la voyaient
Le rêve était encore un
de ces faits de ma vie qui m’avait toujours le plus frappé, qui avait dû le
plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont
je ne dédaignerais pas l’aide dans la composition de mon œuvre. Quand je
vivais, d’une façon un peu moins désintéressée, pour un amour, un rêve venait
rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir de grandes distances de
temps perdu, ma grand’mère, Albertine que j’avais recommencé à aimer parce
qu’elle m’avait fourni, dans mon sommeil, une version, d’ailleurs atténuée, de
l’histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu’ils viendraient quelquefois
rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou
même les rencontres de la nature ne me présentaient pas ; qu’ils
réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce
qui est la condition pour travailler, pour s’abstraire de l’habitude, pour
se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse
nocturne qui suppléerait parfois à l’autre.
J’avais vu les nobles
devenir vulgaires quand leur esprit (comme celui du duc de Guermantes, par
exemple) était vulgaire : « Vous n’êtes pas gêné », disait-il,
comme eût pu dire Cottard. J’avais vu dans la médecine, dans l’affaire Dreyfus,
pendant la guerre, croire que la vérité c’est un certain fait, que les
ministres, le médecin possèdent, un oui ou non qui n’a pas besoin
d’interprétation, qui font qu’un cliché radiographique indiquerait sans
interprétation ce qu’a le malade, que les gens au pouvoir savaient si Dreyfus
était coupable, savaient (sans avoir besoin d’envoyer pour cela Roques enquêter
sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les
Russes.
Et maintenant je
comprenais ce qu’était la vieillesse — la vieillesse qui, de toutes les
réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie
une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres,
voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par
peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons
une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt,
Car si les noms avaient perdu pour moi de leur individualité,
les mots me découvraient tout leur sens. La beauté des images est logée à
l’arrière des choses, celle des idées à l’avant. De sorte que la première cesse
de nous émerveiller quand on les a atteintes, mais qu’on ne comprend la seconde
que quand on les a dépassées.
Or, à toutes ces idées, la cruelle découverte que je venais
de faire relativement au Temps qui s’était écoulé ne pourrait que s’ajouter et
me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j’avais
décidé qu’elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions
véritablement pleines, celles qui sont en dehors du Temps, parmi les vérités
avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au Temps, au
Temps dans lequel baignent et s’altèrent les hommes, les sociétés, les nations,
tiendraient une place importante.
les choses même les plus simples recommencent à nous donner des
sensations dont l’habitude fait faire l’économie à notre système nerveux. Que
ce fût justement et uniquement ce genre de sensations qui dût conduire à
l’œuvre d’art, j’allais essayer d’en trouver la raison objective, en continuant
les pensées que je n’avais cessé
d’enchaîner dans la bibliothèque, car je sentais que le déchaînement de la vie
spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi
bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ;
il me semblait qu’à ce point de vue même, au milieu de cette assistance si
nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de
grands événements n’influent pas du dehors sur nos puissances d’esprit, et
qu’un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi
médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c’étaient les
dispositions mondaines qu’on y apporte.
Alors moi qui, depuis mon
enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres
une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les
métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait
passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi
pour moi.
Mais une raison plus
grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du
Temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires,
d’intellectualiser dans une œuvre d’art, des réalités extra-temporelles.
D’autres hommes, d’autres
femmes ne semblaient pas non plus avoir vieilli ; leur tournure était
aussi svelte, leur visage aussi jeune. Mais si pour leur parler on se mettait
tout près de leur figure lisse de peau et fine de contours, alors elle
apparaissait tout autre, comme il arrive pour une surface végétale, une goutte
d’eau, de sang, si on la place sous le microscope.
Chose curieuse, le
phénomène de la vieillesse semblait, dans ses modalités, tenir compte de
quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui avaient
toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille
que les petits bourgeois n’auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la
même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient
vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni,
s’était foncée comme un livre.
Ces erreurs qui scindent
une vie et en isolant le présent font de l’homme dont on parle un autre homme,
un homme différent, une création de la veille, un homme qui n’est que la
condensation de ses habitudes actuelles
Et combien de fois ces
personnes étaient revenues devant moi, au cours de leur vie dont les diverses
circonstances semblaient présenter les mêmes êtres, mais sous des formes et
pour des fins variées ; et la diversité des points de ma vie par où avait
passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux
qui semblaient le plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu’un nombre
limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents.
À plus forte raison est-il compréhensible que
pour des gens qu’on connaît peu on se rappelle à peine qui ils sont, ou on s’en
rappelle autre chose, mais de plus ancien, que ce qu’on en pensait autrefois,
quelque chose qui est suggéré par les gens au milieu de qui on les retrouve,
qui ne les connaissent que depuis peu, parés de qualités et d’une situation
qu’ils n’avaient pas autrefois mais que l’oublieux accepte d’emblée.
Sans doute
la vie, en mettant à plusieurs reprises ces personnes sur mon chemin, me les
avait présentées dans des circonstances particulières qui, en les entourant de
toutes parts, m’avaient rétréci la vue que j’avais eue d’elles, et m’avait
empêché de connaître leur
essence. Ces Guermantes mêmes, qui avaient été pour moi l’objet d’un si
grand rêve, quand je m’étais approché d’abord de l’un d’eux, m’étaient apparus
sous l’aspect, l’une d’une vieille amie de grand’mère, l’autre d’un monsieur
qui m’avait regardé d’un air si désagréable à midi dans les jardins du casino.
À quoi eût servi que, pendant des années encore, j’eusse perdu des
soirées à faire glisser sur l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout
aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut
toute pénétration ?
Et
bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme
il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces
d’exaltation qui se dépensent dans l’amitié sont une sorte de porte-à-faux
visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournent d’une vérité
vers laquelle elles étaient capables de nous conduire.
Mais enfin, quand des
intervalles de repos et de société me seraient nécessaires, je sentais que,
plutôt que les conversations intellectuelles que les gens du monde croient
utiles aux écrivains, de légères amours avec des jeunes filles en fleurs
seraient un aliment choisi que je pourrais à la rigueur permettre à mon
imagination semblable au cheval fameux qu’on ne nourrissait que de roses !
Je
souffrais d’être obligé de moi-même
à atteindre celles-là, car le temps qui change les êtres ne modifie pas l’image
que nous avons gardée d’eux. Rien n’est plus douloureux que cette opposition
entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons
que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir
dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous
paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant
si individuel, de le revoir. Ce violent désir que la mémoire excitait en moi
pour ces jeunes filles vues jadis, je sentais que je ne pourrais espérer
l’assouvir qu’à condition de le chercher dans un être du même âge, c’est-à-dire
dans un autre être.
Je me rendais compte que
le temps qui passe n’amène pas forcément le progrès dans les arts. Et de même
que tel auteur du xviie siècle,
qui n’a connu ni la Révolution française, ni les découvertes scientifiques, ni
la guerre, peut être supérieur à tel écrivain d’aujourd’hui, et que peut-être
même Fagon était un aussi grand médecin que du Boulbon (la supériorité du génie
compensant ici l’infériorité du savoir), de même la Berma était, comme on dit,
à cent pics au-dessus de Rachel, et le temps, en la mettant en vedette en même
temps qu’Elstir, avait consacré son génie.
Combien peu de personnes,
d’ailleurs, s’en apercevaient, la continuité du procédé leur faisant croire à
la survivance de l’esprit, comme il arrive à ces gens qui, superstitieusement
attachés à une marque de pâtisserie, continuent à faire venir leurs petits
fours d’une même maison sans s’apercevoir qu’ils sont devenus détestables.
Déjà, pendant la guerre, la duchesse avait donné des marques de cet
affaiblissement. Si quelqu’un disait le mot culture, elle l’arrêtait, souriait,
allumait son beau regard, et lançait : « la KKKKultur », ce qui
faisait rire les amis, qui croyaient retrouver là l’esprit des Guermantes.
Une femme qui est notre
genre est rarement dangereuse, car ou elle ne veut pas de nous, ou nous
contente et nous quitte vite, ne s’installe pas dans notre vie, et ce qui est
dangereux et procréateur de souffrances dans l’amour, ce n’est pas la femme
elle-même, c’est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu’elle fait
à tous moments ; ce n’est pas la femme, c’est l’habitude.
Le temps incolore et
insaisissable s’était, afin que, pour ainsi dire, je puisse le voir et le
toucher, matérialisé en elle et l’avait pétrie comme un chef-d’œuvre, tandis
que parallèlement sur moi, hélas !
Enfin cette idée de temps
avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu’il
était temps de commencer si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois
senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans
mes promenades en voiture avec Mme
de Villeparisis et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue.
Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir
être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres ; ramenée au vrai de ce
qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre.
Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ;
quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus
élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ;
car cet écrivain, qui, d’ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire
apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme
celui d’un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels
regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une
fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre
comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié,
le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté
ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes
et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans
l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps
que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de
l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées.
Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le
préserve, mais ensuite c’est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la
protège contre les rumeurs et quelque peu contre l’oubli. Mais, pour en revenir à moi-même, je pensais plus
modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à
ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes
lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte
de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de
Combray, mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en
eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me
dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils
lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits
je bâtirais mon livre, je
n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme
une robe.
Oui, à cette œuvre, cette idée du temps, que je
venais de former, disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps,
cela justifiait l’anxiété qui s’était emparée de moi dès mon entrée dans le
salon, quand les visages grimés m’avaient donné la notion du temps perdu ;
mais était-il temps encore ? L’esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est
laissée qu’un temps. J’avais vécu comme un peintre montant un chemin qui
surplombe un lac dont un rideau de rochers et d’arbres lui cache la vue. Par
une brèche il l’aperçoit, il l’a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux.
Mais déjà vient la nuit, où l’on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour
ne se relèvera plus !
Une condition de mon œuvre telle que je l’avais
conçue tout à l’heure dans la bibliothèque était l’approfondissement
d’impressions qu’il fallait d’abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était
usée. Puis, du moment que rien n’était commencé, je pouvais être inquiet, même
si je croyais avoir encore devant moi, à cause de mon âge, quelques années, car
mon heure pouvait sonner dans quelques minutes.
La crainte de n’être plus moi m’avait fait jadis horreur et à chaque
nouvel amour que j’éprouvais — pour Gilberte, pour Albertine — parce que je ne
pouvais supporter l’idée qu’un jour l’être qui les aimait n’existerait plus, ce
qui serait comme une espèce de mort. Mais à force de se renouveler cette
crainte s’était naturellement changée en un calme confiant.
Si l’idée de la mort,
dans ce temps-là, m’avait ainsi assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir
de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir
n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance
j’étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne,
n’avais-je pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie ? Pouvais-je alors
concevoir ma personne sans qu’y continuât mon amour pour elle ? Or je ne
l’aimais plus, j’étais, non plus l’être qui l’aimait, mais un être différent
qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un autre.
L’accident cérébral
n’était même pas nécessaire. Des symptômes, sensibles pour moi par un certain
vide dans la tête, et par un oubli de toutes choses que je ne retrouvais plus
que par hasard, comme quand, en rangeant des affaires, on en trouve une qu’on
avait oubliée, qu’on n’avait même pas pensé à chercher, faisaient de moi un
thésauriseur dont le coffre-fort crevé eût laissé fuir au fur et à mesure ses
richesses.
Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et
que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse
l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres
fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de
ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».
Cette idée de la mort
s’installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j’aimasse la
mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps,
comme à une femme qu’on n’aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la
plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m’occuper
d’une chose
Or la recréation par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite
approfondir, éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’était-elle
pas une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle que je
l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j’avais
encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que j’avais alors
évoquée en apercevant François le Champi ?
Certes, il est bien
d’autres erreurs de nos sens — on a vu que divers épisodes de ce récit me
l’avaient prouvé — qui faussent pour nous l’aspect réel de ce monde. Mais
enfin, je pourrais, à la rigueur, dans la transcription plus exacte que je
m’efforcerais de donner, ne pas changer la place des sons, m’abstenir de les
détacher de leur cause, à côté de laquelle l’intelligence les situe après coup,
bien que faire chanter la pluie au milieu de la chambre et tomber en déluge
dans la cour l’ébullition de notre tisane ne doit pas être, en somme, plus
déconcertant que ce qu’ont fait si souvent les peintres quand ils peignent,
très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective,
l’intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font
apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement déplacera ensuite de
distances quelquefois énormes.
D’ailleurs, que nous
occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et
cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c’est la vérité, la vérité
soupçonnée par chacun, que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le
monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais, cette place, le
plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous
occupons dans l’espace. Sans doute, on se trompe souvent dans
cette évaluation, mais qu’on ait cru pouvoir la faire signifie qu’on concevait
l’âge comme quelque chose de mesurable.
Car après la mort le
Temps se retire du corps et les souvenirs — si indifférents, si pâlis — sont
effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent
encore, eux qui finiront
par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus.
Si du moins il m’était laissé
assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas
de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de
force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire
ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place
autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans
l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent
simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues
par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer —
dans le Temps.
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