Du côté de Guermantes –
Marcel Proust
À l’âge où les Noms, nous offrant l’image de
l’inconnaissable que nous avons versé en eux, dans le même moment où ils
désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l’un à
l’autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu’elle ne
peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom, ce
n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils donnent une individualité,
comme le font les peintures allégoriques, ce n’est pas seulement l’univers
physique qu’ils diaprent de différences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est
aussi l’univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais
fameux a sa dame, ou sa fée, comme les forêts leurs génies et leurs divinités
les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la
vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est ainsi que l’atmosphère où Mme
de Guermantes existait en moi, après n’avoir été pendant des années que le
reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait à
éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l’imprégnèrent de l’écumeuse
humidité des torrents.
Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons
de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le
nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la
fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons
auprès d’elle, la fée meurt définitivement et avec elle le nom, comme cette
famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour où disparaîtrait la fée
Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions
finir par retrouver à l’origine le beau portrait d’une étrangère que nous n’aurons
jamais connue, n’est plus que la simple carte photographique d’identité à
laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou
non saluer une personne qui passe.
Et le nom de Guermantes d’alors est aussi comme
un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l’oxygène ou un autre
gaz : quand j’arrive à le crever, à en faire sortir ce qu’il contient, je
respire l’air de Combray de cette année-là, de ce jour-là, mêlé d’une odeur
d’aubépines agitée par le vent du coin de la place, précurseur de la pluie, qui
tour à tour faisait envoler le soleil, le laissait s’étendre sur le tapis de
laine rouge de la sacristie et le revêtir d’une carnation brillante, presque
rose, de géranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnérienne, dans
l’allégresse, qui conserve tant de noblesse à la festivité.
Ces années de ma première
enfance ne sont plus en moi, elles me sont extérieures, je n’en peux rien
apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance, par les
récits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans la durée en moi
de ce même nom sept ou huit figures différentes ; les premières étaient
les plus belles : peu à peu mon rêve, forcé par la réalité d’abandonner
une position intenable, se retranchait à nouveau un peu en deçà jusqu’à ce
qu’il fût obligé de reculer encore. Et, en même temps que Mme
de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de ce nom que fécondait
d’année en année telle ou telle parole entendue qui modifiait mes rêveries,
cette demeure les reflétait dans ses pierres mêmes devenues réfléchissantes
comme la surface d’un nuage ou d’un lac. Un donjon sans épaisseur qui n’était
qu’une bande de lumière orangée et du haut duquel le seigneur et sa dame
décidaient de la vie et de la mort de leurs vassaux avait fait place
Alors au fond de ce nom
s’était effacé le château reflété dans son lac, et ce qui m’était apparu autour
de Mme de Guermantes comme
sa demeure, ç’avait été son hôtel de Paris, l’hôtel de Guermantes, limpide
comme son nom, car aucun élément matériel et opaque n’en venait interrompre et
aveugler la transparence.
L’ennui de Françoise
avait été vite guéri par Jupien précisément, car il lui procura tout de suite
un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu’elle aurait eu si nous nous
étions décidés à avoir une voiture.
La richesse était pour elle comme une condition nécessaire de la
vertu, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans charme. Elle
les séparait si peu qu’elle avait fini par prêter à chacune les qualités de
l’autre, à exiger quelque confortable dans la vertu, à reconnaître quelque
chose d’édifiant dans la richesse.
Car depuis qu’Eulalie
était morte, Françoise avait complètement oublié qu’elle l’avait peu aimée
durant sa vie comme elle aimait peu toute personne qui n’avait rien à manger
chez soi, qui « crevait la faim », et venait ensuite, comme une
propre à rien, grâce à la bonté des riches, « faire des manières ».
Elle ne souffrait plus de ce qu’Eulalie eût si bien su se faire chaque semaine
« donner la pièce » par ma tante. Quant à celle-ci, Françoise ne
cessait de chanter ses louanges.
Mais comme Elstir, quand
la baie de Balbec ayant perdu son mystère, étant devenue pour moi une partie
quelconque interchangeable avec toute autre des quantités d’eau salée qu’il y a
sur le globe, lui avait tout d’un coup rendu une individualité en me disant que
c’était le golfe d’opale de Whistler dans ses harmonies bleu argent, ainsi le
nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure
issue de lui, quand un vieil ami de mon père nous dit un jour en parlant de la
duchesse : « Elle a la plus grande situation dans le faubourg
Saint-Germain, elle a la première maison du faubourg Saint-Germain. »
Ainsi Mme
de Guermantes montrait dans ses robes le même souci de suivre la mode que si,
se croyant devenue une femme comme les autres, elle avait aspiré à cette
élégance de la toilette dans laquelle des femmes quelconques pouvaient
l’égaler, la surpasser peut-être ; je l’avais vue dans la rue regarder
avec admiration une actrice bien habillée ; et le matin, au moment où elle
allait sortir à pied, comme si l’opinion des passants dont elle faisait
ressortir la vulgarité en promenant familièrement au milieu d’eux sa vie
inaccessible, pouvait être un tribunal pour elle, je pouvais l’apercevoir
devant sa glace, jouant avec une conviction exempte de dédoublement et
d’ironie, avec passion, avec mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une
reine qui a accepté de représenter une soubrette dans une comédie de cour, ce
rôle, si inférieur à elle, de femme élégante ; et dans l’oubli
mythologique de sa grandeur native, elle regardait si sa voilette était bien
tirée, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait
tous les mouvements de son espèce animale, garde ses yeux peints des deux côtés
de son bec sans y mettre de regards et se jette tout d’un coup sur un bouton ou
un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu’il est un Dieu.
sachant que j’avais eu
l’intention de faire de la littérature, avait ajouté que je rencontrerais chez
elle des écrivains. Mais mon père trouvait que j’étais encore bien jeune pour
aller dans le monde et, comme l’état de ma santé ne laissait pas de
l’inquiéter, il ne tenait pas à me fournir des occasions inutiles de sorties
nouvelles.
Et ce ne fut pas sans
mélancolie que je constatai mon indifférence à ce que jadis j’avais préféré à
la santé, au repos. Ce n’est pas que fût moins passionné qu’alors mon désir de
pouvoir contempler de près les parcelles précieuses de réalité qu’entrevoyait
mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction
d’une grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c’est sur certaines
tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j’avais reporté la foi intérieure
que j’avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi,
mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux attitudes de la Berma un
culte incessant, le « double » que je possédais d’eux, dans mon cœur,
avait dépéri peu à peu comme ces autres « doubles » des trépassés de
l’ancienne Égypte qu’il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie.
Cet art était devenu mince et minable. Aucune âme profonde ne l’habitait plus.
mais je n’hésitai pas
cependant à situer l’inconnu dans la même classe sociale d’après la manière non seulement dont il était
habillé, mais encore dont il parlait au contrôleur et aux ouvreuses qui le
faisaient attendre.
Du moins, en disant cette
phrase au contrôleur, il embranchait sur une vulgaire soirée de ma vie
quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau ; le couloir qu’on
lui désigna
Et, bien qu’il fût seul,
cette idée extérieure à lui, impalpable, immense et saccadée comme une
projection, semblait le précéder et le conduire comme cette Divinité, invisible
pour le reste des hommes, qui se tient auprès du guerrier grec.
je n’essayai pas de les
compter, entre son déséquilibre et un vers classique il me semblait qu’il
n’existait aucune commune mesure.
les irréductibles
aspérités d’un monde inhumain s’anéantirent magiquement
beauté qui mettait
celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre n’était pas
tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans sa nuque, dans ses
épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne délicieuse et inachevée
de celle-ci était l’exact point de départ, l’amorce inévitable de lignes
invisibles en lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les prolonger,
merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d’une figure
idéale projetée sur les ténèbres.
Mais comme la vie me
paraissait agréable ! l’insignifiance de celle que je menais n’avait
aucune importance, pas plus que les moments où on s’habille, où on se prépare
pour sortir, puisque au delà existait, d’une façon absolue, bonnes et
difficiles à approcher, impossibles à posséder tout entières, ces réalités plus
solides, Phèdre, la manière dont disait la Berma.
Et il était arrivé un
moment où malade, même si j’avais cru en mourir, il aurait fallu que j’allasse
entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite
d’azur et qui de près rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quitté le monde de l’absolu et n’était plus qu’une chose pareille
aux autres, dont je prenais connaissance parce que j’étais là, les artistes
étaient des gens de même essence que ceux que je connaissais, tâchant de dire
le mieux possible ces vers de Phèdre qui, eux, ne formaient plus une
essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers plus ou moins
réussis, prêts à rentrer dans l’immense matière de vers français où ils étaient
mêlés. J’en éprouvais un découragement d’autant plus profond que si l’objet de
mon désir têtu et agissant n’existait plus, en revanche les mêmes dispositions
à une rêverie fixe, qui changeait d’année en année, mais me conduisait à une
impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour où, malade, je
partais pour aller voir dans un château un tableau d’Elstir, une tapisserie
gothique, ressemblait tellement au jour où j’avais dû partir pour Venise, à
celui où j’étais allé entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d’avance je
sentais que l’objet présent de mon sacrifice me laisserait indifférent au bout
de peu de temps, que je pourrais alors passer très près de lui sans aller
regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j’eusse en ce moment
affronté tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses.
le talent de la Berma qui
m’avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l’essence, maintenant,
après ces années d’oubli, dans cette heure d’indifférence, s’imposait avec la
force de l’évidence à mon admiration. Autrefois, pour tâcher d’isoler ce
talent, je défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rôle lui-même,
le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que
j’avais étudié d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne
recueillir comme résidu que le talent de Mme
Berma. Mais ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du rôle, il ne
faisait qu’un avec lui. Tel pour un grand musicien (il paraît que c’était le
cas pour Vinteuil quand il jouait du piano), son jeu est d’un si grand pianiste
qu’on ne sait même plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que
(n’interposant pas tout cet appareil d’efforts musculaires, çà et là couronnés de brillants effets,
toute cette éclaboussure de notes où du moins l’auditeur qui ne sait où se
prendre croit trouver le talent dans sa réalité matérielle, tangible) ce jeu
est devenu si transparent, si rempli de ce qu’il interprète, que lui-même on ne
le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre qui donne sur un chef-d’œuvre.
L’impression que nous
cause une personne, une œuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées,
est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de
« beauté », « largeur de style », « pathétique »,
que nous pourrions à la rigueur avoir l’illusion de reconnaître dans la
banalité d’un talent, d’un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant
lui l’insistance d’une forme dont il ne possède pas l’équivalent intellectuel,
dont il lui faut dégager l’inconnu. Il entend un son aigu, une intonation
bizarrement interrogative. Il se demande : « Est-ce beau ? ce que
j’éprouve, est-ce de l’admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la
noblesse, la puissance ? » Et ce qui lui répond de nouveau, c’est une
voix aiguë, c’est un ton curieusement questionneur, c’est l’impression
despotique causée par un être qu’on ne connaît pas, toute matérielle, et dans
laquelle aucun espace vide n’est laissé pour la « largeur de
l’interprétation ».
C’était bien cela, la
noblesse, l’intelligence de la diction.
Nous sentons dans un
monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux
établir une concordance mais non combler l’intervalle.
Et la différence qu’il y
a entre une personne, une œuvre fortement individuelle et l’idée de beauté
existe aussi grande entre ce qu’elles nous font ressentir et les idées d’amour,
d’admiration.
Je comprenais maintenant
que c’était justement cela : admirer.
et plaça ses bras en
croix sur sa poitrine pour montrer qu’elle ne se mêlait pas aux
applaudissements des autres et rendre plus évidente une protestation qu’elle
jugeait sensationnelle, mais qui passa inaperçue.
. Je compris alors que
l’œuvre de l’écrivain n’était pour la tragédienne qu’une matière, à peu près
indifférente en soi-même, pour la création de son chef-d’œuvre
d’interprétation, comme le grand peintre que j’avais connu à Balbec, Elstir,
avait trouvé le motif de deux tableaux qui se valent, dans un bâtiment scolaire
sans caractère et dans une cathédrale qui est, par elle-même, un chef-d’œuvre.
Comme dans la pièce que
l’on était en train de représenter, pour comprendre ce que la Berma dégageait
de poésie personnelle, on n’avait qu’à confier le rôle qu’elle jouait, et
qu’elle seule pouvait jouer, à n’importe quelle autre actrice, le spectateur
qui eût levé les yeux vers le balcon eût vu, dans deux loges, un
« arrangement »
La toilette de ces deux
femmes me semblait comme une matérialisation neigeuse ou diaprée de leur
activité intérieure, et, comme les gestes que j’avais vu faire à la princesse
de Guermantes et que je n’avais pas douté correspondre à une idée cachée, les plumes
qui descendaient du front de la princesse et le corsage éblouissant et pailleté
de sa cousine semblaient avoir une signification, être pour chacune des deux
femmes un attribut qui n’était qu’à elle et dont j’aurais voulu connaître la
signification : l’oiseau de paradis me semblait inséparable de l’une,
comme le paon de Junon
Maintenant tous les
matins, bien avant l’heure où elle sortait, j’allais par un long détour me
poster à l’angle de la rue qu’elle descendait d’habitude, et, quand le moment
de son passage me semblait proche, je remontais d’un air distrait, regardant
dans une direction opposée et levant les yeux vers elle dès que j’arrivais à sa
hauteur, mais comme si je ne m’étais nullement attendu à la voir.
Mes parents, il est vrai,
auraient pu affecter à mon service quelqu’un d’autre que Françoise, je n’y
aurais pas gagné. Françoise en un sens était moins domestique que les autres.
Dans sa manière de sentir, d’être bonne et pitoyable, d’être dure et hautaine,
d’être fine et bornée, d’avoir la peau blanche et les mains rouges, elle était
la demoiselle de village dont les parents « étaient bien de chez
eux » mais, ruinés, avaient été obligés de la mettre en condition. Sa
présence dans notre maison, c’était l’air de la campagne et la vie sociale dans
une ferme, il y a cinquante ans, transportés chez nous, grâce à une sorte de
voyage inverse où c’est la villégiature qui vient vers le voyageur.
J’aurais peut-être pu
m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des
choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de
confidences involontaires de mon corps et de mes actes
Or le mensonge et la
fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si
immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que
mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans
l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les
apercevoir.
Et ainsi ce fut elle qui
la première me donna l’idée qu’une personne n’est pas, comme j’avais cru,
claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses
intentions à notre égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses
plates-bandes, à travers une grille) mais est une ombre où nous ne pouvons
jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au
sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et
même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des
renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires, une ombre où nous
pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la
haine et l’amour.
Saint-Loup employait à
tout propos ce mot de « faire » pour « avoir l’air », parce
que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en temps le
besoin de ces altérations du sens des mots, de ces raffinements d’expression.
Et de même que souvent les journalistes ignorent de quelle école littéraire
proviennent les « élégances » dont ils usent, de même le vocabulaire,
la diction même de Saint-Loup étaient faits de l’imitation de trois esthètes
différents dont il ne connaissait aucun, mais dont ces modes de langage lui
avaient été indirectement inculqués. « D’ailleurs, conclut-il, cet hôtel
est assez adapté à votre hyperesthésie auditive. Vous n’aurez pas de voisins.
Alors
que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles
étaient feuilletées par un dieu.
Et à ce propos on peut se
demander si pour l’Amour (ajoutons même à l’Amour l’amour de la vie, l’amour de
la gloire, puisqu’il y a, paraît-il, des gens qui connaissent ces deux derniers
sentiments) on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d’implorer
qu’il cesse, se bouchent les oreilles ; et, à leur imitation, reporter
notre attention, notre défensive, en nous-même, leur donner comme objet à
réduire, non pas l’être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de
souffrir par lui.
Remarquez que si je parle
de la médiocrité de mes camarades, ce n’est pas que tout ce qui est militaire
manque d’intellectualité.
Il suffit d’une modification dans nos habitudes pour le rendre
poétique, il suffit qu’en nous déshabillant nous nous soyons endormi sans le
vouloir sur notre lit, pour que les dimensions du sommeil soient changées et sa
beauté sentie.
Malgré tout, le monde
dans lequel on vit pendant le sommeil est tellement différent, que ceux qui ont
de la peine à s’endormir cherchent avant tout à sortir du nôtre.
Non loin de là est le
jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si
différents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des
multiples extraits de l’éther, sommeil de la belladone, de l’opium, de la
valériane, fleurs qui restent closes jusqu’au jour où l’inconnu prédestiné
viendra les toucher, les épanouir, et pour de longues heures dégager l’arôme de
leurs rêves particuliers en un être émerveillé et surpris.
Au delà encore sont les
cauchemars dont les médecins prétendent stupidement qu’ils fatiguent plus que
l’insomnie, alors qu’ils permettent au contraire au penseur de s’évader de
l’attention ; les cauchemars avec leurs albums fantaisistes, où nos
parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n’exclut pas une
guérison prochaine.
On appelle cela un
sommeil de plomb ; il semble qu’on soit devenu soi-même, pendant quelques
instants après qu’un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme de plomb. On n’est
plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on
cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout
autre ?
La résurrection au réveil
— après ce bienfaisant accès d’aliénation mentale qu’est le sommeil — doit
ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un
refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l’âme après la mort est-elle
concevable comme un phénomène de mémoire.
Certains jours, j’étais
agité par l’envie de revoir ma grand’mère ou par la peur qu’elle ne fût
souffrante ; ou bien c’était le souvenir de quelque affaire laissée en
train à Paris, et qui ne marchait pas : parfois aussi quelque difficulté
dans laquelle, même ici, j’avais trouvé le moyen de me jeter. L’un ou l’autre de
ces soucis m’avait empêché de dormir, et j’étais sans force contre ma
tristesse, qui en un instant remplissait pour moi toute l’existence.
Les poètes prétendent que
nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis été en rentrant dans telle
maison, dans un tel jardin où nous avons vécu jeunes.
Mais un souvenir, un
chagrin, sont mobiles. Il y a des jours où ils s’en vont si loin que nous les
apercevons à peine, nous les croyons partis. Alors nous faisons attention à
d’autres choses. Et les rues de cette ville n’étaient pas encore pour moi,
comme là où nous avons l’habitude de vivre, de simples moyens d’aller d’un
endroit à un autre. La vie que menaient les habitants de ce monde inconnu me
semblait devoir être merveilleuse, et souvent les vitres éclairées de quelque
demeure me retenaient longtemps immobile dans la nuit en mettant sous mes yeux
les scènes véridiques et mystérieuses d’existences où je ne pénétrais pas.
On est l’homme de son
idée ; il y a beaucoup moins d’idées que d’hommes, ainsi tous les hommes
d’une même idée sont pareils. Comme une idée n’a rien de matériel, les hommes
qui ne sont que matériellement autour de l’homme d’une idée ne la modifient en
rien.
L’étude de l’action
diplomatique toujours en perpétuel état d’action ou de réaction sur l’action
militaire ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en apparence
insignifiants, mal compris à l’époque, t’expliqueront que l’ennemi, comptant
sur une aide dont ces incidents trahissent qu’il a été privé, n’a exécuté en
réalité qu’une partie de son action stratégique. De sorte que, si tu sais lire
l’histoire militaire, ce qui est récit confus pour le commun des lecteurs est
pour toi un enchaînement aussi rationnel qu’un tableau pour l’amateur qui sait
regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que
le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues
couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne suffit pas de remarquer
que le personnage tient un calice, mais où il faut savoir pourquoi le peintre
lui a mis dans les mains un calice, ce qu’il symbolise par là, ces opérations
militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans
l’esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus
anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme
l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles nouvelles.
Remarque que je ne parle pas en ce moment de l’identité locale, comment
dirais-je, spatiale des batailles.
Au cours d’une campagne,
si elle est un peu longue, on voit l’un des belligérants profiter des leçons
que lui donnent les succès et les fautes de l’adversaire, perfectionner les
méthodes de celui-ci qui, à son tour, enchérit. Mais cela c’est du passé.
On a dit que le silence
était une force ; dans un tout autre sens, il en est une terrible à la
disposition de ceux qui sont aimés. Elle accroît l’anxiété de qui attend. Rien
n’invite tant à s’approcher d’un être que ce qui en sépare, et quelle plus
infranchissable barrière que le silence ? On a dit aussi que le silence
était un supplice, et capable de rendre fou celui qui y était astreint dans les
prisons. Mais quel supplice — plus grand que de garder le silence — de l’endurer
de ce qu’on aime !
Nous ne voyons jamais les
êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre
incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente
leur visage arriver jusqu’à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette
sur l’idée que nous nous faisons d’eux depuis toujours, les fait adhérer à
elle, coïncider avec elle.
Mais qu’au lieu de notre
œil ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait
regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l’Institut, au
lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa
titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa
chute,
Un de mes rêves était la
synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter,
pendant la veille, d’un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans
mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d’une mer aux flots
immobilisés comme sur un vitrail.
Ce rêve où la nature
avait appris l’art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais,
où je croyais aborder à l’impossible, il me semblait l’avoir déjà fait souvent.
Si, au moins, j’avais pu
commencer à écrire ! Mais quelles que fussent les conditions dans
lesquelles j’abordasse ce projet (de même, hélas ! que celui de ne plus
prendre d’alcool, de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter),
que ce fût avec emportement, avec méthode, avec plaisir, en me privant d’une
promenade, en l’ajournant et en la réservant comme récompense, en profitant
d’une heure de bonne santé, en utilisant l’inaction forcée d’un jour de
maladie, ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, c’était une page
blanche, vierge de toute écriture, inéluctable comme cette carte forcée que
dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelque façon qu’on eût
préalablement brouillé le jeu. Je n’étais que l’instrument d’habitudes de ne
pas travailler, de ne pas me coucher, de ne pas dormir, qui devaient se réaliser
coûte que coûte ; si je ne leur résistais pas, si je me contentais du
prétexte qu’elles tiraient de la première circonstance venue que leur offrait
ce jour-là pour les laisser agir à leur guise, je m’en tirais sans trop de
dommage, je reposais quelques heures tout de même, à la fin de la nuit, je
lisais un peu, je ne faisais pas trop d’excès ; mais si je voulais les
contrarier, si je prétendais entrer tôt dans mon lit, ne boire que de l’eau,
travailler, elles s’irritaient, elles avaient recours aux grands moyens, elles
me rendaient tout à fait malade, j’étais obligé de doubler la dose d’alcool, je
ne me mettais pas au lit de deux jours, je ne pouvais même plus lire, et je me
promettais une autre fois d’être plus raisonnable, c’est-à-dire moins sage,
comme une victime qui se laisse voler de peur, si elle résiste, d’être
assassinée.
On pardonne les crimes
individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu’elle le sut
antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siècles. Ce qui explique qu’à une pareille
distance dans le temps et dans l’espace, son salut ait paru imperceptible à mon
père et qu’elle n’eût pas songé à une poignée de main et à des paroles
lesquelles n’eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.
Incapable de surmonter sa
déception, de se passer de cette femme, il la relance, elle le fuit, si bien
qu’un sourire qu’il n’osait plus espérer est payé mille fois ce qu’eussent dû
l’être les dernières faveurs.
La joie de l’ivresse
était plus forte que le dégoût ; par gaîté ou bravade, je lui souris et en
même temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l’empire éphémère et
puissant de la minute où les sensations sont si fortes que je ne sais si ma
seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je venais
d’apercevoir, c’était peut-être son dernier jour et que je ne rencontrerais
plus jamais cet étranger dans le cours de ma vie.
Il n’est pas, d’une façon
plus générale, jusqu’à la nullité des propos tenus par les personnes au milieu
desquelles nous vivons qui ne nous donne l’impression du surnaturel, dans notre
pauvre monde de tous les jours où même un homme de génie de qui nous attendons,
rassemblés comme autour d’une table tournante, le secret de l’infini, prononce
seulement ces paroles, les mêmes qui venaient de sortir des lèvres de
Bloch : « Qu’on fasse attention à mon chapeau haut de forme. »
Celle-ci cherchant, en
faisant le moins de mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette
ligne de déesse de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la
jeunesse élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans
des bouts rimés — ayant pris d’ailleurs l’habitude de la raideur hautaine et
compensatrice, commune à toutes les personnes qu’une disgrâce particulière
oblige à faire perpétuellement des avances — abaissa légèrement la tête avec
une majesté glaciale et la tournant d’un autre côté ne s’occupa pas plus de moi
que si je n’eusse pas existé.
Du reste tout le monde
assurait que c’était une femme très intelligente, d’une conversation
spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus intéressantes :
paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand ils disaient coterie
intelligente, conversation spirituelle, ce n’est nullement l’intelligence telle
que je la connaissais que j’imaginais, fût-ce celle des plus grands esprits, ce
n’était nullement de gens comme Bergotte que je composais cette coterie. Non,
par intelligence, j’entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d’une
fraîcheur sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le
sens où je prenais le mot « intelligent » quand il s’agissait d’un
philosophe ou d’un critique), Mme
de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore mon attente d’une faculté si
particulière, que si, dans une conversation insignifiante, elle s’était
contentée de parler de recettes de cuisine ou de mobilier de château, de citer
des noms de voisines ou de parents à elle, qui m’eussent évoqué sa vie.
Je sais que n’importe qui
peut aimer n’importe quoi. Et, ajouta-t-elle — car si elle se moquait encore de
la littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des journaux
ou à travers certaines conversations, s’était un peu infiltrée en elle — c’est
même ce qu’il y a de beau dans l’amour, parce que c’est justement ce qui le
rend « mystérieux ».
— Mais si, c’est
très mystérieux, l’amour, reprit la duchesse avec un doux sourire de femme du
monde aimable, mais aussi avec l’intransigeante conviction d’une wagnérienne
qui affirme à un homme du cercle qu’il n’y a pas que du bruit dans la Walkyrie.
Du reste, au fond, on ne sait pas pourquoi une personne en aime une
autre ; ce n’est peut-être pas du tout pour ce que nous croyons,
ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi tout d’un coup par son
interprétation l’idée qu’elle venait d’émettre. Du reste, au fond on ne sait
jamais rien, conclut-elle d’un air sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous,
c’est plus « intelligent » ; il ne faut jamais discuter le choix
des amants.
Je sais bien qu’on
m’objectera cette vieille rengaine d’Augier : « Qu’importe le flacon
pourvu qu’on ait l’ivresse ! » Eh bien, Robert a peut-être l’ivresse,
mais il n’a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du flacon !
D’abord, imaginez-vous qu’elle avait la prétention que je fisse dresser un
escalier au beau milieu de mon salon.
Chacune de nos actions,
de nos paroles, de nos attitudes est séparée du « monde », des gens
qui ne l’ont pas directement perçue, par un milieu dont la perméabilité varie à
l’infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l’expérience que tel
propos important que nous avions souhaité vivement être propagé (tels ceux si
enthousiastes que je tenais autrefois à tout le monde et en toute occasion sur Mme
Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines répandues il s’en trouverait
bien une qui lèverait) s’est trouvé, souvent à cause de notre désir même,
immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous
éloigné de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire
jamais prononcée par nous et formée en route par l’imparfaite réfraction d’une
parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s’arrêtât, à
des distances infinies — en l’espèce jusque chez la princesse de Guermantes —
et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons
de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous
en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer
l’hilarité jusque dans une autre planète, et l’image que les autres se font de
nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons
nous-même qu’à un dessin quelque décalque raté, où tantôt au trait noir
correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable.
Robert ignorait presque
toutes les infidélités de sa maîtresse et faisait travailler son esprit sur ce
qui n’était que des riens insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie
qui ne commençait chaque jour que lorsqu’il venait de la quitter. Il ignorait
presque toutes ces infidélités. On aurait pu les lui apprendre sans ébranler sa confiance en Rachel. Car c’est une charmante loi
de nature, qui se manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu’on vive
dans l’ignorance parfaite de ce qu’on aime. D’un côté du miroir, l’amoureux se
dit : « C’est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n’ai plus
qu’à mourir, et pourtant elle m’aime ; elle m’aime tant que peut-être…
mais non ce ne sera pas possible. »
II
Les gens de goût nous
disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du xviiie siècle.
Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein xixe, pour que Renoir
fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre
original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes
Les niais s’imaginent que
les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de
pénétrer plus avant dans l’âme humaine ; ils devraient au contraire
comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité qu’ils
auraient chance de comprendre ces phénomènes.
Chapitre deuxième
La jalousie, qui prolonge
l’amour, ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de
l’imagination.
Tout
d’un coup, sans que j’eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte,
introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète, contenant
dans la plénitude de son corps, préparés pour que je continuasse à les vivre,
venus vers moi, les jours passés dans ce Balbec où je n’étais jamais retourné.
Sans doute, chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports
— si insignifiants soient-ils — se trouvent changés, c’est comme une
confrontation de deux époques.
Vivez tout à fait avec la
femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l’a fait aimer ; certes
les deux éléments désunis, la jalousie peut à nouveau les rejoindre. Si après
un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine
qu’une femme ordinaire, quelque intrigue d’elle avec un être qu’elle eût aimé à
Balbec eût peut-être suffi pour réincorporer en elle et amalgamer la plage et
le déferlement du flot.
Mais surtout, comme les
écrivains arrivent souvent à une puissance de concentration dont les eût
dispensés le régime de la liberté politique ou de l’anarchie littéraire, quand
ils sont ligotés par la tyrannie d’un monarque ou d’une poétique, par les sévérités
des règles prosodiques ou d’une religion d’État, ainsi Françoise, ne pouvant
nous répondre d’une façon explicite, parlait comme Tirésias et eût écrit comme
Tacite.
Je n’obéis pas tout de
suite à cette invitation, un autre l’eût même pu trouver superflue, car
Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que, rien qu’en vous
parlant, elle semblait vous embrasser. Une parole d’elle était une faveur, et
sa conversation vous couvrait de baisers.
C’est pour cela que les
femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait
même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules
intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire
varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de
relativisme dans l’appréciation, belle à réapercevoir quand elle a repris sa
minceur de silhouette dans le décor de la vie.
t puisque les cercles que
nous pouvons faire traverser aux choses et aux êtres, pendant le cours de notre
existence, ne sont pas bien nombreux, peut-être pourrai-je considérer la mienne
comme en quelque manière accomplie, quand, ayant fait sortir de son cadre
lointain le visage fleuri que j’avais choisi entre tous, je l’aurai amené dans
ce plan nouveau, où j’aurai enfin de lui la connaissance par les lèvres. »
j’avais voulu les faire
tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène
qui diversifie l’individualité d’un être et tirer les unes des autres, comme
d’un étui, toutes les possibilités qu’il enferme — dans ce court trajet de mes
lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune
fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j’avais vue en
dernier, si je tentais de m’approcher d’elle, faisait place une autre. Du moins
tant que je ne l’avais pas touchée, cette tête, je la voyais, un léger parfum
venait d’elle jusqu’à moi. Mais hélas ! — car pour le baiser, nos narines
et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites — tout d’un coup,
mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître
pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris à ces détestables signes,
qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine.
Et
en somme, s’il est vrai qu’en général la difficulté d’atteindre l’objet d’un
désir l’accroît (la difficulté, non l’impossibilité, car cette dernière le
supprime), pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu’il sera
réalisé à un moment prochain et déterminé n’est guère moins exaltante que
l’incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l’absence de doute
rend intolérable l’attente du plaisir infaillible parce qu’elle fait de cette
attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des représentations
anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l’angoisse.
Mais à force de la
laisser échapper, on finit par remarquer qu’à travers toutes ces vaines
tentatives où on a trouvé le néant, quelque chose de solide subsiste, c’est ce
qu’on cherchait.
Mais notre intimité, même
quand nous ne la jugeons pas alors assez étroite, avec une femme dont nous
sommes épris crée entre elle et nous, malgré les insuffisances qui nous font
souffrir alors, des liens sociaux qui survivent à notre amour et même au
souvenir de notre amour.
Maintenant ma déception, ma colère, mon désir
désespéré de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
sensibilité de la partie, fixer l’amour possible que jusque-là mon imagination
seule m’avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien
plus dans notre oubli, de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes,
tous différents, et auxquels nous n’avons ajouté du charme et un furieux désir
de les revoir que parce qu’ils s’étaient au dernier moment dérobés ?
Les idées qui m’étaient
apparues s’enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent quelquefois se rendre
visibles à un mortel solitaire, au détour d’un chemin, même dans sa chambre
pendant qu’il dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui
apportent leur annonciation. Mais dès qu’on est deux elles disparaissent, les
hommes en société ne les aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans
l’amitié.
Cet éloignement
imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui permettront de comprendre
que même de grands écrivains aient trouvé une beauté géniale aux œuvres de
médiocres mystificateurs comme Ossian.
Seulement une fois en
tête à tête avec les Elstir, j’oubliai tout à fait l’heure du dîner ; de
nouveau comme à Balbec j’avais devant moi les fragments de ce monde aux
couleurs inconnues qui n’était que la projection, la manière de voir
particulière à ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles.
Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient les plus ridicules aux gens du monde
m’intéressaient plus que les autres en ce qu’ils recréaient ces illusions
d’optique qui nous prouvent que nous n’identifierions pas les objets si nous ne
faisions pas intervenir le raisonnement.
Pourtant les plus vieux
auraient pu se dire qu’au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et à mesure
que les années les en éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu’ils
jugeaient un chef-d’œuvre d’Ingres et ce qu’ils croyaient devoir rester à
jamais une horreur (par exemple l’Olympia de Manet) diminuer jusqu’à ce
que les deux toiles eussent l’air jumelles.
Comme gâtées par la
nullité de la vie mondaine, l’intelligence et la sensibilité de Mme
de Guermantes étaient trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez
vite chez elle à l’engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le
genre d’esprit qu’elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le
charme qu’elle avait trouvé à un homme de cœur ne se changeât pas, s’il la
fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu’elle était incapable
de lui donner, en un agacement qu’elle croyait produit par son admirateur et
qui ne l’était que par l’impuissance où on est de trouver du plaisir quand on
se contente de le chercher.
Parmi les éléments qui,
absents des deux ou trois autres salons à peu près équivalents qui étaient à la
tête du faubourg Saint-Germain, différenciaient d’eux le salon de la duchesse
de Guermantes, comme Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout
l’univers y ajoute quelque chose de particulier, un des moins sympathiques
était habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n’avaient de
titre à être là que leur beauté, l’usage qu’avait fait d’elles M. de
Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans d’autres
salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari était un ardent
appréciateur des grâces féminines. Elles se ressemblaient toutes un peu ;
car le duc avait le goût des femmes grandes, à la fois majestueuses et
désinvoltes, d’un genre intermédiaire entre la Vénus de Milo et la Victoire
de Samothrace ; souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses,
comme la plus récente, laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d’Arpajon
qu’il avait tant aimée qu’il la força longtemps à lui envoyer jusqu’à dix
télégrammes par jour
Je lui dis qu’il y avait
sans doute admiré la Vue de Delft de Vermeer. Mais le duc était
moins instruit qu’orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me répondre d’un air
de suffisance, comme chaque fois qu’on lui parlait d’une œuvre d’un musée, ou
bien du Salon, et qu’il ne se rappelait pas : « Si c’est à voir, je
l’ai vu ! »
Nous sommes attirés par
toute vie qui nous représente quelque chose d’inconnu, par une dernière
illusion à détruire.
Nos existences sont en
réalité, par l’hérédité, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts
jetés, que s’il y avait vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine
durée de la vie pour l’humanité en général, il y en a une pour les familles en
particulier, c’est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se
ressemblent.)
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