Sur la lecture – Proust
Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement
vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons
passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour
les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir
divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus
intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever
les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous
avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y
toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans
le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne
pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout
cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que
l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux
(tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors
avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces
livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous
ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs
pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.
Pour moi, je ne me
sens vivre et penser que dans une chambre où tout est
la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d’un
goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon
imagination s’exalte en se sentant plongée au sein du non-moi
Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans
nous occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la
résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que « la lecture de
tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des
siècles passés qui en ont été les auteurs ». Ruskin n’a peut-être pas
connu cette pensée d’ailleurs un peu sèche du philosophe français, mais c’est
elle en réalité qu’on retrouve partout dans sa conférence, enveloppée seulement
dans un or apollinien où fondent des brumes anglaises, pareil à celui dont la
gloire illumine les paysages de son peintre préféré. « À supposer, dit-il,
que nous ayons et la volonté et l’intelligence de bien choisir nos amis, combien
peu d’entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée la sphère de nos choix.
Nous ne pouvons connaître qui nous voudrions… Nous pouvons par une bonne
fortune entrevoir un grand poète et entendre le son de sa voix, ou poser une
question à un homme de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons
usurper dix minutes d’entretien dans le cabinet d’un ministre, avoir une fois
dans notre vie le privilège d’arrêter le regard d’une reine.
J’ai
essayé de montrer dans les notes dont j’ai accompagné ce volume que la lecture
ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage
des hommes ; que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami,
ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on
communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour
chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en
restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle
qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en
continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit
sur lui-même.
Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à
soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui
nous laisse incurieux devant l’univers.
La lecture
est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire :
elle ne la constitue pas.
Il est cependant
certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression
spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et
être chargée, par des incitations répétées, de réintroduire perpétuellement un
esprit paresseux dans la vie de l’esprit. Les livres jouent alors auprès de lui
un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains
neurasthéniques.
La seule discipline qui puisse exercer une influence favorable sur
de tels esprits, c’est donc la lecture : ce qu’il fallait démontrer, comme
disent les géomètres. Mais, là encore, la lecture n’agit qu’à la façon d’une
incitation qui ne peut en rien se substituer à notre activité
personnelle ; elle se contente de nous en rendre l’usage, comme, dans les
affections nerveuses auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure, le
psychothérapeute ne fait que restituer au malade la volonté de se servir de son
estomac, de ses jambes, de son cerveau, restés intacts.
Tant que la lecture est pour nous l’incitatrice dont les clefs
magiques nous ouvrent au fond de nous-même la porte des demeures où nous
n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient
dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de
l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous
apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le
progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une
chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout
préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre
sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un
parfait repos de corps et d’esprit.
le goût des livres croît avec l’intelligence, ses dangers, nous
l’avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la lecture
à son activité personnelle. Elle n’est plus pour lui que la plus noble des
distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls, la lecture et le
savoir donnent les « belles manières » de l’esprit. La puissance de
notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu’en
nous-mêmes, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. Mais c’est dans ce
contact avec les autres esprits qu’est la lecture, que se fait l’éducation des
« façons » de l’esprit. Les lettrés restent, malgré tout, comme les
gens de qualité de l’intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité
de la science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie, une
marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse consistent dans
l’ordre de la pensée aussi, dans une sorte de franc-maçonnerie d’usages, et
dans un héritage de traditions 14.
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