Les plaisirs et les jours
– Proust
La mort de Baldassare
Ah ! j’espère qu’un jour la vue d’un souvenir, le
retour d’un anniversaire, la pente de vos pensées mènera votre mémoire aux
alentours de ma tendresse ; alors ce sera comme si je vous avais entendue,
aperçue, un enchantement aura tout fleuri pour votre venue. Pensez au mort.
Mais, hélas ! puis-je espérer que la mort et votre gravité accompliront ce
que la vie avec ses ardeurs, et nos larmes, et nos gaietés, et nos lèvres
n’avaient pu faire.
Violante
Les personnes
du monde sont si médiocres, que Violante n’eut qu’à daigner se mêler à elles
pour les éclipser presque toutes.
Mais il avait
compté sans une force qui, si elle est nourrie d’abord par la vanité, vainc le
dégoût, le mépris, l’ennui même : c’est l’habitude.
Fragments
La vie est
étrangement facile et douce avec certaines personnes d’une grande distinction
naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont capables de tous les
vices, encore qu’elles n’en exercent aucun publiquement et qu’on n’en puisse
affirmer d’elles un seul. Elles ont quelque chose de souple et de secret. Puis,
leur perversité donne du piquant aux occupations les plus innocentes, comme se
promener la nuit, dans des jardins.
Votre âme est
bien, comme parle Tolstoï, une forêt obscure.
Un milieu
élégant est celui où l’opinion de chacun est faite de l’opinion des autres.
Est-elle faite du contre-pied de l’opinion des autres ? c’est un milieu
littéraire.
Confessions d’une
jeune Fille
Comment toute
cette eau fraîche de souvenirs a-t-elle pu jaillir encore une fois et couler
dans mon âme impure d’aujourd’hui sans s’y souiller ?
Quand l’amour
finit, l’habitude avait pris sa place et il ne manquait pas de jeunes gens
immoraux pour l’exploiter.
Alors que je
commettais envers ma mère le plus grand des crimes, on me trouvait à cause de
mes façons tendrement respectueuses avec elle, le modèle des filles. Après le
suicide de ma pensée, on admirait mon intelligence, on raffolait de mon esprit.
Les Regrets, rêveries couleur du temps
Elle, malgré
les supplications, les menaces, l’épousa et mourut plusieurs années après sans
être parvenue à se faire reconnaître. La vie est comme la petite amie. Nous la
songeons, et nous l’aimons de la songer. Il ne faut pas essayer de la
vivre : on se jette, comme le petit garçon, dans la stupidité, pas tout
d’un coup, car tout, dans la vie, se dégrade par nuances insensibles. Au bout
de dix ans, on ne reconnaît plus ses songes, on les renie, on vit, comme un
bœuf, pour l’herbe à paître dans le moment. Et de nos noces avec la mort qui
sait si pourra naître notre consciente immortalité ?
Le retour des
romanciers ou de leurs héros sur leurs amours défuntes, si touchant pour le
lecteur, est malheureusement bien artificiel. Ce contraste entre l’immensité de
notre amour passé et l’absolu de notre indifférence présente, dont mille
détails matériels, – un nom rappelé dans la conversation, une lettre retrouvée
dans un tiroir, la rencontre même de la personne, ou, plus encore, sa
possession après coup pour ainsi dire, – nous font prendre conscience, ce
contraste, si affligeant, si plein de larmes contenues, dans une œuvre d’art,
nous le constatons froidement dans la vie, précisément parce que notre état
présent est l’indifférence et l’oubli, que notre aimée et notre amour ne nous
plaisent plus qu’esthétiquement tout au plus, et qu’avec l’amour, le trouble,
la faculté de souffrir ont disparu. La mélancolie poignante de ce contraste
n’est donc qu’une vérité morale. Elle deviendrait aussi une réalité
psychologique si un écrivain la plaçait au commencement de la passion qu’il
décrit et non après sa fin.
Soyons
reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur, elles sont les
charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. Mais soyons plus
reconnaissants aux femmes méchantes ou seulement indifférentes, aux amis cruels
qui nous ont causé du chagrin. Ils ont dévasté notre cœur, aujourd’hui jonché
de débris méconnaissables, ils ont déraciné les troncs et mutilé les plus
délicates branches, comme un vent désolé, mais qui sema quelques bons grains
pour une moisson incertaine.
Sphères
jumelles désormais indépendantes de leur âme, sphères d’amour, ardents
satellites d’un monde à jamais refroidi, elles continueront jusqu’à leur mort
de jeter un éclat insolite et décevant, faux prophètes, parjures aussi qui
promettent un amour que leur cœur ne tiendra pas.
Hélas !
l’amour a passé sur moi comme ce rêve, avec une puissance de transfiguration
aussi mystérieuse. Aussi vous qui connaissez celle que j’aime, et qui n’étiez
pas dans mon rêve, vous ne pouvez pas me comprendre, n’essayez pas de me
conseiller.
L’être qui
après nous avoir tant fait souffrir ne nous est plus rien, est-ce assez de
dire, suivant l’expression populaire, qu’il est « mort pour
nous » ? Les morts, nous les pleurons, nous les aimons encore, nous
subissons longtemps l’irrésistible attrait du charme qui leur survit et qui
nous ramène souvent près des tombes. L’être au contraire qui nous a fait tout
éprouver et de l’essence de qui nous sommes saturés ne peut plus maintenant
faire passer sur nous l’ombre même d’une peine ou d’une joie. Il est plus que
mort pour nous. Après l’avoir tenu pour la seule chose précieuse de ce monde,
après l’avoir maudit, après l’avoir méprisé, il nous est impossible de le
juger, à peine les traits de sa figure se précisent-ils encore devant les yeux
de notre souvenir, épuisés d’avoir été trop longtemps fixés sur eux.
L’amour s’est
éteint, j’ai peur au seuil de l’oubli ; mais apaisés, un peu pâles, tout
près de moi et pourtant lointains et déjà vagues, voici, comme à la lumière de
la lune, tous mes bonheurs passés et tous mes chagrins guéris qui me regardent
et qui se taisent. Leur silence m’attendrit cependant que leur éloignement et
leur pâleur indécise m’enivrent de tristesse et de poésie. Et je ne puis cesser
de regarder ce clair de lune intérieur.
Elle (la mer)
rafraîchit notre imagination parce qu’elle ne fait pas penser à la vie des
hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu’elle est, comme elle, aspiration
infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et
douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le
langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les
mouvements de notre âme. Notre cœur en s’élançant avec leurs vagues, en
retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans
une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa
destinée et celle des choses.
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