Lettre à un jeune artiste – Hermann Hesse
Cependant, il y a aussi cette phrase où tu te dis
hanté par l’idée qu’un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à
ta vie et tu souffres de n’avoir pas révélé ce sens ni rempli cette tâche.
Il te demandera en revanche : « As-tu été et es-tu
réellement le J. K. en vue duquel tu as hérité certaines dispositions ? »
Ainsi, comme on le voit dans beaucoup de contes de
fées, il y a souvent un personnage qui est l’idiot de la famille, le bon à rien,
et il se trouve que c’est à lui qu’incombe le rôle principal et c’est
précisément sa fidélité à sa propre nature qui fait paraître médiocres, par
comparaison, tous les individus mieux doués que lui et favorisés par le succès.
Bref, lorsque quelqu’un éprouve le besoin de
justifier sa vie, ce n’est pas le niveau général de son action, considérée d’un
point de vue objectif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre,
celle qui lui a été donnée, s’exprime aussi sincèrement que possible dans son
existence et dans ses activités.
on pourrait être quelqu’un de tout à fait différent
de celui que l’on est en réalité et l’on se met à imiter des modèles et à
poursuivre des idéaux qu’on ne peut et ne doit pas égaler ni atteindre.
l’imagination, pour ainsi dire en tâtonnant, prend
contact avec les possibilités du futur.
Néanmoins, on continue à souhaiter faire des choses
pour lesquelles on n’est pas fait et l’on se tracasse pour imposer à sa propre
nature des exigences qui la violentent. C’est ainsi que nous agissons tous.
Mais en même temps, dans nos moments de lucidité intérieure, nous sentons
toujours davantage qu’il n’existe pas de chemin qui nous conduirait hors de
nous-mêmes vers quelque chose d’autre, et qu’il nous faut traverser la vie avec
les aptitudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement
personnelles et il nous arrive alors parfois de faire quelque progrès, de
réussir quelque chose dont nous étions jusque-là incapables et, pour un
instant, sans hésiter, nous nous approuvons nous-mêmes et nous sommes contents
de nous. Bien sûr, ce contentement n’a rien de durable ; cependant, après cela,
la part la plus intime de notre moi ne tend à rien d’autre qu’à se sentir
croître et mûrir naturellement. C’est à cette seule condition que l’on peut
être en harmonie avec le monde et s’il nous est rarement accordé, à nous
autres, de connaître cet état, l’expérience qu’on en peut faire sera d’autant
plus profonde.
Il va de soi qu’un artiste, lorsqu’il fait de l’art
sa profession et sa raison d’être, doit commencer par apprendre tout ce qui
peut être appris dans le métier ; il ne doit pas croire qu’il devrait esquiver
cet apprentissage à seule fin de ménager son originalité et sa précieuse
personnalité.
J’éprouve quelque honte à écrire noir sur blanc de
pareilles évidences mais nous en sommes arrivés à ce point où personne ne
semble plus avoir l’instinct d’agir selon des règles naturelles et remplace cet
instinct par une culture primitive de l’extraordinaire et du saugrenu.
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