Les nourritures
terrestres – André Gide
Nathanaël,
que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une
disposition à l’accueil. Attends tout ce qui vient à toi ; mais ne désire que
ce qui vient à toi. Ne désire que ce que tu as. Comprends qu’à chaque instant
du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. Que ton désir soit de l’amour,
et que ta possession soit amoureuse. Car qu’est-ce qu’un désir qui n’est pas
efficace ?
RONDE POUR
ADORER CE QUE J’AI BRÛLÉ
Il y a des
livres qu’on lit, assis sur une petite planchette
Devant un
pupitre d’écolier.
Il y a des
livres qu’on lit en marche
(Et c’est
aussi à cause de leur format) ;
Tels sont
pour les forêts, tels pour d’autres campagnes,
Et nobiscum
rusticantut,
dit Cicéron.
Il y en a
que je lus en diligence ;
D’autres
couché au fond des greniers à foin.
Il y en a
pour faire croire qu’on a une âme ;
D’autres
pour la désespérer.
Il y en a où
l’on prouve l’existence de Dieu ;
D’autres où
l’on ne peut pas y arriver.
Il y en a
que l’on ne saurait admettre
Que dans les
bibliothèques privées.
Il y en a
qui ont reçu les éloges
De beaucoup
de critiques autorisés.
Il y en a où
il n’est question que d’apiculture
Et que
certains trouvent un peu spéciaux ;
D’autres où
il est tellement question de la nature,
Qu’après ce
n’est plus la peine de se promener.
Il y en a
que méprisent les sages hommes
Mais qui
excitent tes petits enfants.
Il y en a
qu’on appelle des anthologies
Et où l’on a
mis tout ce qu’on a dit de mieux sur n’importe quoi.
Il y en a
qui voudraient vous faire aimer la vie ;
D’autres
après lesquels l’auteur s’est suicidé.
Il y en a
qui sèment la haine
Et qui
récoltent ce qu’ils ont semé.
Il y en a
qui, lorsqu’on les lit, semblent luire,
Chargés
d’extase, délicieux d’humilité.
Il y en a
que l’on chérit comme des frères
Plus purs et
qui ont vécu mieux que nous.
Il y en a
dans d’extraordinaires écritures
Et qu’on ne
comprend pas, même quand on les a beaucoup étudiées.
Nathanaël,
quand aurons-nous brûlé tous les livres !
Il y en a
qui ne valent pas quatre sous,
D’autres qui
valent des prix considérables.
Il y en a
qui parlent de rois et de reines,
Et d’autres,
de très pauvres gens.
Il y en a
dont les paroles sont plus douces
Que le bruit
des feuilles à midi.
C’est un
livre que mangea Jean à Patmos,
Comme un rat
; mais moi j’aime mieux les framboises.
Ça lui a
rempli d’amertume les entrailles
Et après il
a eu beaucoup de visions.
Nathanaël !
quand aurons-nous brûlé tous les livres ! !
Il ne me
suffit pas de lire que les sables des
plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent... Toute connaissance
que n’a pas précédée une sensation m’est inutile.
Ne désire
jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé.
Nathanaël,
ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant
la nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son
lieu préparé te surprendra une joie autre.
Nathanaël,
le malheur de chacun vient de ce que c’est toujours chacun qui regarde et qu’il
subordonne à lui ce qu’il voit.
Ce n’est pas
pour nous, c’est pour elle que chaque chose est importante. Que ton œil soit la
chose regardée.
Mais
j’aimais jusqu’à cette fatigue que nous laissent ces fausses joies, et ce
vertige du réveil, par quoi nous les sentons fanées.
Je disais à
Myrtil, qui m’accompagnait dans les champs :
« Combien de
ce matin charmant, de cette brume et de cette lumière, de cette fraîcheur
aérée, de cette pulsation de ton être, la sensation te donnerait plus de
délices encore, si tu savais t’y donner tout entier. Tu crois y être, mais la
meilleure partie de ton être est cloîtrée ; ta femme et tes enfants, tes livres
et ton étude la détiennent et te la dérobent à Dieu.
« Crois-tu
pouvoir, en cet instant précis, goûter la sensation puissante, complète,
immédiate de la vie, – sans l’oubli de ce qui n’est pas elle ? L’habitude de ta
pensée te gêne ; tu vis dans le passé, dans le futur et tu ne perçois rien
spontanément. Nous ne sommes rien, Myrtil, que dans l’instantané de la vie ; tout
le passé s’y meurt avant que rien d’à venir y soit né. Instants ! Tu
comprendras, Myrtil, de quelle force est leur présence ! car chaque instant de
notre vie est essentiellement irremplaçable : sache parfois t’y concentrer
uniquement.
RONDE DE
TOUS MES DÉSIRS
Je ne sais
ce que j’avais pu rêver cette nuit.
À mon réveil
tous mes désirs avaient soif.
Il semblait
qu’en dormant, ils eussent traversé des déserts.
Entre le
désir et l’ennui
Notre
inquiétude balance.
Désirs !
Est-ce que vous ne vous lasserez pas ?
Oh ! oh ! oh
! oh ! cette petite volupté qui passe ! – et qui
sera bientôt
passée !
Hélas !
Hélas ! je sais comment prolonger ma souffrance ;
mais mon
plaisir je ne sais comment l’apprivoiser.
Entre le
désir et l’ennui, notre inquiétude balance.
Et
l’humanité tout entière m’
a paru comme
un malade qui
se retourne
dans son lit pour dormir – qui cherche le repos et
ne trouve
même pas le sommeil.
Nos désirs
ont déjà traversé bien des mondes ;
Ils ne se
sont jamais rassasiés.
Et la nature
entière se tourmente,
Entre soif
de repos et soif de volupté.
Nous avons
crié de détresse
Dans les
appartements déserts.
Nous sommes
montés sur des tours
D’où l’on ne
voyait que la nuit.
Chiennes,
nous avons hurlé de douleur
Le long des
berges desséchées ;
Lionnes,
nous avons rugi dans l’Aurès ; et nous avons
brouté,
chamelles, le varech gris des chotts, sucé le suc des tiges
creuses ;
car l’eau n’abonde pas au désert.
Nous avons
traversé, hirondelles,
De vastes mers
sans nourriture ;
Sauterelles,
pour nous nourrir nous avons dû tout dévaster.
Algues, nous
ont ballottées les orages ;
Flocons,
nous avons été roulés par les vents.
Oh ! pour un
immense repos, je souhaite la mort salutaire ;
et qu’enfin
mon désir exténué ne puisse plus fournir à de
nouvelles
métempsycoses. Désir ! je t’ai traîné sur les routes ;
je t’ai
désolé dans les champs ; je t’ai soûlé dans les grand’villes ;
je t’ai
soûlé sans te désaltérer ; – je t’ai baigné dans les nuits
pleines de
lune ; je t’ai promené partout ; je t’ai bercé sur les
vagues ;
j’ai voulu t’endormir sur les flots... Désir ! Désir !
que te
ferais-je ? que veux-tu donc ? Est-ce que tu ne te lasseras pas ?