Aussi bien le problème
est tout autre selon que l’on combat pour sa propre cause ou que l’on est
acculé à la révolte pour défendre la cause des autres. Car ce qui juge
l’homme, ce qui peut-être fait justement la faiblesse du Chrétien, c’est
non seulement l’acte qu’il accomplit, mais ce qu’il accepte que souffrent les
autres. La non-résistance au mal interdit qu’on augmente la quantité du
mal, qu’en résistant on commette soi-même une faute. Mais à certaines époques
le mal prend de telles proportions qu’en le tolérant, précisément parce qu’on
le tolère et qu’on invite autrui à le tolérer, on l’accroît, on le renforce, on
le confirme, disons plus : on le provoque. Par la non-résistance, on rend les
autres coupables ou, tout au moins, on les induit en tentation ; il ne s’est
jamais trouvé jusqu’ici qu’en « résistant » par les voies de l’amour, au lieu
de résister par les voies de la violence, on ait réussi à briser la violence
des méchants, ni même à éveiller dans leur cœur une honte capable de les
désarmer. De même, en tolérant le règne du mal sur un plan purement personnel,
et non point de façon universelle, par référence à la solidarité naturelle des
hommes, on se fait le complice de ce règne, - complice non seulement de la
violence qui asservit l’âme des méchants, mais de celle aussi qui asservit
l’âme de leurs victimes. Dans des conflits de cette sorte, celui qui tolère le
mal est à tout le moins aussi coupable que celui qui réagit effectivement
contre lui ; si ce dernier court lui-même le danger de perdre son âme en
mettant la violence au service de la pitié, au service de l’amour, il peut
encore se demander, de façon authentiquement chrétienne : « Qu’importe le salut
de mon âme ? » C'est au tat twarn asi* des autres âmes, du royaume des
âmes, qu'il a pu sacrifier la sienne. L’opposition, par conséquent,
n'est pas absolue entre l’amour et le désir de prendre sur soi douleur et même
faute, de renoncer soi-même à sa propre délivrance
pour que la lumière au moins puisse transpercer aussi la croûte la plus dure.
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