Première jeunesse –
Neal Cassady
C’est en revanche par
une belle journée de mai que j’eus ma troisième révélation, de loin la plus
importante. Comme je débouchais du terrain de base-ball et que je m’apprêtais à
traverser la pelouse, derrière laquelle se profilait le réservoir de gaz, je
fus interpellé par un maniaque sexuel assis sur le rebord du trottoir. La
quarantaine longiligne, il me posa d’emblée la question suivante : « Ça te
dirait que je te donne quelque chose à sucer ? » « Quelle chose ?» lui demandai-je.
« Une chose qui te restera longtemps dans la bouche », dit-il. « D’accord. » «
Mais d’abord, enchaîna-t-il, laissons passer tes copains d’école, inutile de
faire des jaloux. » Ça me parut logique, aussi m’assis-je à côté de lui et,
pendant une demi-heure, l’écoutai-je me vanter les qualités de cette chose
merveilleuse que tous les enfants aimaient sucer, en particulier les gosses de
Curtis Street. À l’en croire elle avait le goût de la fraise quoique sa
grosseur la rendît difficile à lécher ; à ces mots, je l’interrompis, voulant
savoir si elle coûtait plus cher qu’un penny, et aussi, me semble-t-il, comment
il pouvait m’offrir une chose qu’on ne trouvait pas à la confiserie de Welton ;
à quoi il rétorqua que la sucette extra-large dont il allait me régaler ne se
comparait à rien de ce qui se vendait dans le commerce.
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Il arrivait aussi que,
dans ma claustrophobie, intervienne un facteur si original que je ne sais
comment le définir sinon par un chambardement de mon horloge intérieure, comme
si un rouage, hors de son pivot, tournait à contresens dans un recoin de mon
crâne, et dont la vitesse montait progressivement jusqu’à évoquer la vibration
d’un ventilateur lui-même tourbillonnant en sens contraire, et de plus en plus
difficile à supporter. Au vrai, c’était tout bonnement la conscience que mon
temps intérieur avait, par degrés successifs, vu son rythme multiplié par
trois, et tandis que s’opérait cette transformation, je ne pouvais, n’étant pas
en mesure de la comprendre, que me la figurer sous l’apparence d’un objet
virevoltant à l’intérieur de ma tête, ce qui n’était cependant pas le plus
mauvais moyen de visualiser cette vertigineuse sensation. Mais, à bien y
réfléchir, je vivais ce moment exactement comme il fallait le vivre - une
étrange, et agréable, accélération de ma sensibilité, quoique assez dérangeante
et illogique, en particulier lorsque je m’efforçais de la nier et de renouer
avec la réalité. Tout au long de ma première année dans la Maison de
l’Entôleur, cette intempestive modification de la marche du temps se joua de
moi sans que je puisse échapper à son étourdissante spirale (toutefois, je n’en ressentais les effets qu’à
l’intérieur de ma prison matelassée, et pas toujours qui plus est). Ce n’est
qu’une bonne vingtaine d’années plus tard que j’ai retrouvé de telles vibrations (mais
déclenchées par d’autres stimuli, telle la marijuana), sauf que j’ai pu alors
les supporter, les cerner, et que j’ai découvert, en me concentrant au maximum,
de quelle façon interrompre, voire circonscrire, mais hélas ! que quelques
instants, cet emballement du temps. Et voici comment : il me fallait faire le
mort afin de ne rien perdre du bourdonnement grandissant de mon oreille
interne, à croire qu’on manœuvrait un levier de vitesses et que s’engrenaient,
par quelque mystérieux mécanisme, les pignons de mon cerveau, et ce jusqu’à ce
que le flux torrentiel du temps, maintenant déchaîné, fît surgir de fulgurantes
images kaléidoscopiques, aussi nettes que le permettait leur rapide succession,
et d’ailleurs tout allait si vite qu’au mieux je parvenais à en identifier une
seule avant que la suivante ne la chasse - raison pour laquelle il m’était si
difficile de prolonger de telles séances, car n’importe quelle agression
extérieure, fût-ce un bruit, remettait en cause mon inertie musculaire, et
m’empêchait de rationaliser ces bouffées délirantes, de sorte que j’ai dû me
satisfaire d’avoir pu conserver dans ma mémoire la trace évanescente de ces
visions pénétrantes et singulièrement lapidaires, à défaut d’en avoir
diagnostiqué la cause, saisi le processus et imaginé le remède.
Je signale que, sur ce sujet, de nombreux
écrivains, parmi lesquels Céline et William Burroughs, ont rapporté avoir été,
dans leur petite enfance, la proie de fièvres (?) aussi inexplicables qui
exacerbèrent pareillement leurs sens. Peut-on envisager que des médecins se
penchent un jour sur ces visions foudroyantes, à jamais inoubliables et qui
tiennent de l’hallucination ? Peut-être qu’il s’agit, en
concluraient-ils, d’une banale fièvre infantile comme il existe la colique des
trois mois ? Peut-être, mais si on passait à autre chose ?
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