L’esthétique de la résistance – Peter Weiss
PREMIERE PARTIE
I
C’est ainsi que nous nous trouvâmes le vingt-deux septembre mille neuf cent trente-sept, quelques jours avant mon départ, devant la frise de l’autel ramenée de l’acropole de Pergame et reconstruite ici, un autel jadis polychrome et incrusté de métaux martelés, qui avait reflété la lumière du ciel égéen.
Toute attitude craintive face aux autorités administratives, toute docilité, toute application aveugle au travail céderaient là à un soulagement, disait-il, c’en serait fait du désarroi, ce qu’il y avait de meilleur pour tous serait identique à ce qu’il y a de meilleur pour chacun, il y aurait la liberté de décider et tout trouverait une totale compensation, il n’y aurait plus d’échelons, plus de portes fermées derrière lesquelles se prendraient des décisions secrètes, tout se passerait publiquement, permettant à tout instant l’examen et le contrôle par tous.
Comme je n’avais moi-même commencé à travailler qu’après l’instauration du pouvoir fasciste, les conditions dans lesquelles s’était effectuée l’activité politique de mes parents n’étaient plus valables pour moi. Ils avaient encore connu sur leurs lieux de travail des intérêts quotidiens communs qui outrepassaient les appartenances à divers partis politiques et les conflits idéologiques.
La dichotomie entre réforme et révolution était pour nous un thème constant de discussion et peut-être étaient-ce ses expériences pendant les révoltes après la guerre qui l’avaient convaincu que ce n’étaient pas les interventions violentes mais uniquement le lent renforcement et l’extension du mouvement ouvrier, pas le combat armé mais la voie parlementaire qui permettraient d’aboutir à une transformation de la société.
Nous possédions un choix de poèmes de Maïakovski, quelques écrits de Mehring, Kautsky, Luxemburg, Zetkin, Lafargue, quelques romans de Gorki, d’Arnold Zweig et d’Heinrich Mann, de Rolland, Barbusse, Bredel et Döblin. Au lieu d’une couverture en dentelle, d’un vase de porcelaine, mes parents avaient toujours acheté ces petits blocs de papier épais tout recouvert d’informations, de propositions, d’indications imprimées et même lorsque l’argent était rare il arrivait que mon père ou ma mère rentrent à la maison avec un nouveau livre de Toller ou de Tucholsky, de Kisch, d’Ehrenbourg ou de Nexö et, le soir, nous étions assis sous la lampe de la cuisine, lisant à voix haute chacun son tour et commentant le contenu. L’importance de ces livres et la force du lien qu’ils créaient entre nous, nous apparurent à l’époque où, à tout moment, la police faisait irruption chez l’un ou l’autre d’entre nous et se servait des noms des auteurs comme preuve contre nous, et c’est alors que le fait de posséder un volume de Lénine équivalait à un crime de haute trahison.
Et après un silence assez long, Heilmann dit que des œuvres telles que celles venues de Pergame devaient sans cesse être réinterprétées jusqu’à ce que réussisse un renversement et que les hommes ici-bas s’éveillent et sortent des ténèbres et de l’esclavage et se montrent tels qu’ils sont vraiment.
La supériorité du savoir était inséparable des avantages économiques. À la possession s’associait l’avarice et les classes privilégiées tentaient d’interdire aux classes indigentes la voie conduisant à la culture. Avant que nous ayons compris l’état de la société et acquis des connaissances fondamentales, les privilèges des classes dominantes ne pouvaient être abolis. Nous ne pouvions pas progresser tant que notre faculté de penser, de combiner des observations et d’en déduire des conclusions n’était pas suffisamment développée. Cette situation commença à se modifier lorsque nous comprîmes que l’essentiel des forces des classes supérieures faisait obstacle à notre soif de savoir. Dès lors le plus important pour nous fut de conquérir une formation, de l’ingéniosité dans tous les domaines de la recherche, par tous les moyens possibles, par l’astuce et l’effort personnel. Pour nous, étudier fut dès le début se révolter. Nous rassemblâmes du matériel pour notre défense et pour préparer une conquête. Rarement ce fut par hasard, le plus souvent parce que nous poursuivions ce que nous avions compris, que nous passions d’un objet au suivant, luttant aussi bien contre la lassitude et les perspectives familières que contre l’argument sans cesse avancé, selon lequel après une journée de travail nous serions incapables de faire l’effort d’étudier par nous-mêmes. Même s’il nous fallait lutter pour que nos idées engourdies surgissent d’un certain vide et qu’après la monotonie, elles réapprennent la vivacité, ce qui importait néanmoins pour nous c’était que l’activité salariale ne soit ni dépréciée ni méprisée. À notre refus d’admettre que débattre de problèmes artistiques, scientifiques, représentait pour nous une performance particulière, s’associait la volonté de rester nous-mêmes dans un travail qui ne nous appartenait pas.
Le surréalisme nous avait déjà impressionnés lorsque Hodann, dans la salle Haeckel, partant de nombreuses questions sur l’origine des névroses, des dépressions et des obsessions, attira notre attention sur les corrélations entre les conditions sociales et les causes de maladies, les pulsions du rêve, et il nous en expliqua les incidences dans un art qui obéissait au flux incontrôlé des inspirations. Une telle forme d’expression qui transcendait toute logique, qui acceptait tout ce qui était étranger, effrayant, pour avancer jusqu’aux causes profondes du comportement de l’individu, devait nous convenir à nous aussi qui cherchions à nous connaître nous-mêmes. N’étions-nous pas, nous aussi, pleins de méfiance envers tout ce qui était déterminé, solidement établi, décelant sous l’enveloppe de lois et de règles les manipulations auxquelles succombèrent bon nombre d’entre nous. Le dadaïsme aussi présentait certains de nos goûts, il avait craché dans les salons chics, il avait précipité de leurs socles les bustes de plâtre et déchiré les guirlandes de l’autoglorification petite-bourgeoise, voilà qui nous convenait, nous approuvions qu’on persifle la respectabilité, qu’on ridiculise le sacré, mais l’appel à la destruction totale de l’art ne nous disait rien, seuls ceux qui étaient sursaturés de culture pouvaient se permettre de tels mots d’ordre, les institutions de la culture, nous les voulions surtout intactes pour les prendre en charge, pour voir ce qui s’y trouvait et ce qui pouvait être mis au service de notre avidité d’apprendre. Nous voyions dans les tableaux de Max Ernst, Klee, Kandinsky, Schwitters, Dali, Magritte la liquidation de préjugés visuels, une lumière crue jetée sur la fermentation et la pourriture, la panique et le défrichement, nous faisions la distinction entre les attaques contre ce qui était dépassé et en plein déclin et le simple manque de respect qui, en fin de compte, n’entravaient en rien la liberté du marché. Nous évoquions les conceptions contradictoires qui préféraient, d’une part, dépeindre la réalité dans sa diversité, son éclatement et sa confusion, qui d’autre part, rendaient le déclin de façon objective et précise, comme Dix et Grosz, qui disséquaient et évaluaient la réalité du moment, comme Feininger, et d’autres qui la laissaient s’embraser, exaltés, comme Nolde, Kokoschka ou Beckmann. Stimulés par les interdits, par les arrêtés décrétant ce qui désormais devait être considéré comme de l’art, par les mesures de censure qui montraient que les maîtres de l’heure reconnaissaient le travail de sape dont l’art était capable, nous étions toujours à la recherche de livres et de revues conservant encore les témoignages des pionniers, qui travaillaient maintenant en cachette ou avaient quitté le pays. Lorsque nous nous demandions si des langages secrets poétiques, des codes illustrés et des symboles magiques convenaient pour décrire des faits obscurs, apparemment déraisonnables ou si devant ce qui était difficile à comprendre il fallait recourir à une transcription sans ambiguïté, Heilmann nous rejoignait après nous avoir lu, dans la gare de Gleisdreieck au retour des cours du soir, sa traduction d’Une saison en enfer de Rimbaud. Les deux points de vue sont justes, estimait Heilmann, aussi bien le coup qui nous arrache le sol sous les pieds que la tentative visant à établir une base solide afin d’examiner les faits dans leur simplicité. La plupart des gens sont trop éloignés de telles questions, dit le père de Coppi, pour voir qu’elles sont nécessaires. Ce que vous dites, ils ne l’entendent pas. Un sifflement leur bouchait les oreilles. Il n’aurait pas laissé passer des paroles prononcées sur une scène, les sons d’instruments à cordes et à vent sur l’estrade, sans compter que rester assis sur un strapontin avec un dos douloureux était impossible.
Pour Millet, sans que nous connaissions encore ses couleurs, la tâche journalière était un tourment incessant, nécessaire, ses campagnards se présentaient enveloppés d’une brume où se mêlaient la sueur des corps et la lumière du soleil qui se tamisait, ils ne faisaient qu’un avec leurs outils, pelotonnés dans les tas de paille, luttant avec ce qu’ils avaient récolté, debout tels des mottes de terre, dans l’air lourd et orageux. Mais eux non plus ne possédaient pas la terre qu’ils cultivaient et même si la journée ne leur apportait que sueur, épuisement physique et les quelques pièces de monnaie nécessaires pour la nourriture qui permettrait de survivre le jour suivant, ils s’épanouissaient pleinement dans leur activité, le travail n’était pas pour eux quelque chose d’étranger qu’on leur avait imposé de force, ils prenaient part à chaque manipulation, lorsqu’ils mettaient la main à l’ouvrage ils sentaient combien ils étaient endurants, jamais leurs corps n’étaient empreints d’opacité, n’étaient cassés. Ils étaient encore des créatures de la nature, ils se baissaient de façon presque animale sans contrainte pour arracher les chaumes, trois femmes en une rangées, en un mouvement ininterrompu, la première main sur le point de saisir les brins, la seconde s’emparant des épis, la troisième assemblant la botte, toutes les silhouettes du même poids, de la même importance, leur lente marche en avant, penchée, que rien n’arrête, pourtant végétative encore, nullement vue comme partie constituante d’un processus de production déterminé. Les soulèvements de l’année quarante-huit apparaissaient sans doute dans les gestes des travailleurs, mais ils ne mettaient pas encore en question leur existence sociale, même si, figures monumentales, ils occupaient tout l’espace du tableau, appuyés sur la houe, enfonçant la bêche dans le champ, répandant la semence d’un geste large de la main, c’était comme s’ils acceptaient tout de même encore leur destin. Millet lui-même avait grandi parmi eux, non comme journalier mais comme fils de paysans aisés, il avait respiré l’odeur du grain, il avait gardé les moutons, comme Héraclès, il avait levé ses yeux vers les nuages, fixé les hauts rochers contre lesquels il imaginait Prométhée enchaîné et ces vastes étendues mytholo-giques étaient encore présentes dans sa peinture. À première vue, les révolutions n’avaient pas obtenu grand-chose et ce qui avait été obtenu avait aussitôt été détruit par la violence de la bourgeoisie, mais la mobilisation de toutes les forces, leur tension, le saut avaient représenté un effort qu’on ne pouvait plus nier et Millet avait su saisir cette énergie prolétarienne et la rendre. Il n’était pas un politique comme Courbet, il ne cherchait pas à voir les conséquences des révoltes sociales, il se contentait de rendre ce qu’il avait vécu, il peignait en réaliste la nouvelle certitude qu’exprimait le comportement des hommes, il ne pouvait pas imaginer les travailleurs en possession d’un pouvoir encore utopique, mais il les représentait dans la dignité qu’ils avaient conquise. Ses tableaux révélaient un état transitoire, l’expression physique des personnages devait être mise au compte des expériences révolutionnaires, mais le pas vers la conscience qu’ils prenaient d’eux-mêmes venait tout juste d’être engagé, la violence dont ils étaient capables en était encore à ses débuts, mais tandis qu’il introduisait une telle vie dans les salons de la société, tandis qu’il retirait les figures en sueur avec leurs traits terreux, leur poids de glaise de là où elles avaient peiné sans relâche, anonymes, et les transportait parmi les portraits soignés, les nymphes et les bergères, il faisait quelque chose qui égalait le projet révolutionnaire. La simple apparition de tels personnages dans les quartiers de la bourgeoisie était une gifle au visage des connaisseurs, car ces gens-là auraient dû rester au dehors, dans leur saleté, là où était leur place. Mais maintenant on ne pouvait plus les renvoyer, inquiétants qu’ils étaient même lorsqu’ils se tenaient immobiles au moment de l’angélus, recueillis, plongés dans cette méditation mystique qui semblait reposer sur les champs de Millet, puis carrément menaçants comme ce travailleur des champs aux sabots grossiers, qui respirait lourdement, appuyé sur sa houe, et le semeur, noir comme de l’encre, sombre, foulant d’un pas lourd les sillons, voyant à peine un peu de ciel, sa marche avait commencé avant l’aube, elle ne se terminerait pas avant la tombée de la nuit. Ces gestes impressionnants appartenaient à la révolution, soudain les valets et les servantes avaient fait irruption dans les régions respectables de l’académisme, dans l’univers protégé de la bourgeoisie. Les moissonneurs sur le tableau de Lhermitte recevaient leur paye du régisseur, debout très droits, sans humilité, l’un d’entre eux tendait la main ouverte vers lui, un autre vérifiait soigneusement les pièces de monnaie, un troisième était assis là, fier, massif, l’énorme faux tranchante devant lui. On avait déjà abordé ici le problème du salaire, celui aussi de l’escroquerie envers la main d’œuvre. Ils ne valaient pas plus que ce qu’ils obtenaient ce soir-là, la richesse représentée par le grain là devant eux appartenait à d’autres, mais eux étaient cinq, le fermier était un et leur supériorité n’apparaissait pas seulement dans ce rapport numérique mais aussi dans l’effet produit par leur force physique. Les mineurs, les débardeurs du port, de Meunier, se dressaient, immobiles, graves, sérieux, tout de robustesse, mais la main, ils ne la levaient pas. Rarement au cours de ce siècle où le travailleur devint une figure de premier plan dans l’art, ils apparurent avec le geste de la défense, de l’attaque. Mais leur présentation en tant que nouvelle classe, pris sur le vif devant le spectateur consterné, était un acte artistique qui en disait long. Ils avaient derrière eux, une série de révoltes et de révolutions et même s’ils avaient chaque fois été refoulés, ils avaient chaque fois gagné en expérience et il se pourrait bien qu’à l’occasion du prochain assaut, ils soient mieux préparés. Le fait que les peintres se rapprochaient d’eux, qu’ils recherchaient pour leurs tableaux des motifs tirés du monde du travail, montrait que l’art aussi se libérait de ses anciennes obligations, que s’imposaient à lui des forces venues du peuple, des forces qui devaient d’abord être articulées une fois encore par ceux qui savaient parler, qui savaient utiliser l’expression médiatrice. Les peintres comprenaient cette exhortation, ils n’étaient pas encore en mesure de la transférer dans l’ensemble du système dans lequel ils vivaient, mais ils accusaient, ils mettaient en lumière la situation difficile, leurs commanditaires étaient pour eux les travailleurs, ils protestaient en leur nom, par moment ils s’identifiaient à eux, mais ensuite ils se laissaient parfois reprendre par les séductions de la convention. Comme toujours, la contradiction résidait dans le fait que ce qui émanait du peuple ne trouvait une forme qu’à un niveau supérieur et là on ne pouvait plus s’y fier en tant qu’expression authentique, il n’était pas nécessaire de l’idéaliser ou de dramatiser, mais dans un univers de formes et de couleurs tout cela se mettait à vivre d’une vie propre. L’aide que pouvaient apporter aux travailleurs les œuvres réalistes du siècle dernier n’était qu’indirecte. À une époque où on les représentait depuis longtemps dans la sphère artistique, eux-mêmes, qui en avaient été les inspirateurs, en étaient encore exclus, ils avaient à peine la possibilité de voir ce que les maîtres avaient fixé de leur vie, mais les couches privilégiées apprirent à se tourner vers eux, à s’intéresser à leurs problèmes. Pour le moment c’était le seul processus possible. De même que les actes fondamentaux des révolutions avaient toujours été récupérés et utilisés d’en haut, de même les pensées et les espérances de ceux qui voulaient s’élever se déposaient-elles dans la culture pour s’y sublimer. Souvent on donnait au peuple avec une réelle bonne volonté quelque chose qui pourtant lui appartenait de toute façon. Interrompre ce circuit qui était une constante vexation, une punition, voilà ce qui devait compter pour nous. C’est pour cette raison que Coppi et moi étions allés sans inhibition vers ces tableaux de la première grande percée des travailleurs, de leur victoire, de l’édification de leur domination. À nos yeux ces œuvres étaient exactement telles qu’elles devaient être, évidentes, fidèles à la nature, correspondant aux événements, elles ne venaient plus d’en haut, de là où l’activité artistique avait son siège, mais directement des rangs de ceux qui avaient mené le combat et qui voulaient se reconnaître ici.
Les tableaux montrent effectivement des performances, des conquêtes, dit-il, mais ils cachent les processus contradictoires au cours desquels se produit ce qui est nouveau. Leur contenu ne peut être apprécié comme quelque chose d’autonome. De même que l’idée de la révolution n’était pas encore la révolution mais commençait par appeler les actes révolutionnaires, de même l’idée picturale appelait-elle la forme qui lui donnerait réalité. Le contenu et la forme ne coïncident pas dans ce cas. Les reproductions d’événements révolutionnaires sont réalisées dans un style qui est dépassé. Les peintres qui veulent s’occuper de l’avenir ont recours pour ce faire aux moyens d’un naturalisme romantique qui regarde en arrière, en direction de l’ère bourgeoise. Leur naturalisme, dit Coppi, détruit tout ce qui faisait le plaisir des yeux du petit-bourgeois, c’est précisément en faisant écho à ce qui est passé, déjà connu, qu’il montre comment il s’élève au-dessus de l’ère idyllique du profit, de l’exploitation. De plus, actuellement, du fait qu’il y a urgence, il ne peut s’agir d’édifier du définitif, l’essentiel est d’attirer l’attention sur la force, sur la volonté de défendre les acquis. C’est d’un point de vue moral que nous devrions aborder ces tableaux et accepter même les éventuels défauts jusqu’à ce que soit trouvée une forme d’art qui s’accorde parfaitement avec la grandeur des objectifs atteints. Toutes nos études, dit Heilmann, nous les estimerons inutiles si nous nous prêtons en toute connaissance de cause à un artifice, une pose, si nous nous arrêtons là où depuis longtemps on nous a montré comment avancer. Une contre-révolution culturelle, dit-il, vient s’insinuer ici dans l’image que nous avons de la société. L’esprit petit-bourgeois nous assaille, il mine nos idées et nous ne le remarquons pas.
Pourquoi, demanda Heilmann, reculait-on maintenant loin derrière ce qui avait été acquis, pourquoi un art révolutionnaire était-il renié et proscrit, pourquoi les œuvres qui prêtaient une voix aux expériences de leur temps, qui étaient révolutionnaires parce que la vie qui les entourait se transformait de fond en comble, pourquoi ces paraboles audacieuses, fascinantes de l’éveil furent-elles remplacées par du tout fait, pourquoi inaugura-t-on une étroite limite à toute réceptivité lorsqu’un Maïakovski, un Blok, un Bednij, un Jesenin et un Biely, un Malevich, un Lissitzky, un Tatlin, un Wachtangow, un Tairov, un Eisenstein ou un Vertov avaient trouvé le langage correspondant à une nouvelle conscience universelle. Ce que les expressionnistes, les cubistes bouleversèrent dans la décennie précédant Octobre, disait Coppi, se produisit dans un monde de formes familier seulement aux gens particulièrement instruits. La révolte grondait. C’était dans l’art, c’était une insurrection contre les normes. L’inquiétude dans la société, la violence latente, le désir de changement s’exprimaient sans doute, mais les ouvriers et les soldats, en novembre dix-sept, n’avaient jamais rien vu ni perçu de ces paraboles artistiques. À Moscou, les dadaïstes et les futuristes poursuivirent les transformations à un niveau qu’ignoraient les combattants. Désormais l’art devait leur appartenir, à eux. Mais ce qui ainsi venait à eux avait ses origines dans les pays d’Europe occidentale où les représentants de l’intelligentsia avaient reçu leurs impressions, ce n’était pas là leur propriété, on leur offrait une fois de plus quelque chose comme le bien d’émigrants, ceux qui savaient lire se chargeaient de la greffe.
Pourquoi donc, demanda-t-il, les impressionnistes, les cubistes et les futuristes démontaient-ils ce qui s’offrait à l’œil, ce n’est tout de même pas pour se débarrasser de ce que tout le monde comprend aisément, mais pour conférer une consistance nouvelle à ce qui est resté incompréhensible. Depuis que la photographie a permis de voir ce qui est authentique et documentaire dans l’image que nous nous faisons de l’histoire, depuis que la lumière qui émane des objets peut être captée directement et conservée, la peinture est moins que jamais apte à simuler un plan de réalité en le transposant laborieusement sur une tranche d’espace déterminée. De tout temps l’art n’a été convaincant pour nous que lorsqu’il remplissait d’une vie propre un arrière-plan ou une page d’écriture. Si l’on prend des précautions pour diriger l’art, cela ne fait que confirmer le sens qui lui est inhérent.
Ce sont nos débats autour de divergences, de contradictions qui nous avaient fait découvrir ce que nous avions en commun. Il y avait eu des refus, des difficultés et toujours le désir, par la thèse et l’antithèse, de parvenir à un point recevable pour tous deux. De même que les divergences, les conflits faisaient naître des idées nouvelles, de même chaque action était-elle le fruit du choc des antagonismes. Le fait de comprendre la dynamique de telles démarches rendait possible la vie en commun, l’estime réciproque. Mais dans la confrontation entre les responsables des partis durant les négociations, on ne pouvait encore déceler la moindre amorce d’un accord.
Parce que, de Wilhelm Meister aux Buddenbrooks, le monde qui donnait le ton dans la littérature était vu par les yeux de ceux qui le possédaient, on pouvait présenter les intérieurs des maisons avec tant d’amour pour le détail et la personnalité des hommes aux nombreux stades de son développement. La possession déterminait le rapport qu’on entreprenait avec les choses, mais pour nous qui ne possédions pas notre habitation et pour qui le lieu de séjour était dû au hasard, seul ce qui manquait, la carence, la non propriété avaient de l’importance. Mais il n’y avait pas lieu de s’attarder là-dessus, à cet instant tout ce que j’aurais moi-même été capable d’évoquer, c’était l’ouvre-boîte en fer que je voyais posé sur le buffet, il avait la forme d’un hareng, la mâchoire inférieure avancée comme le tranchant d’une baïonnette, celui-ci existait déjà à Brême, il m’avait sûrement servi de jouet et ma mère avait dû me le retirer de la bouche.
Et puis, me demandai-je pendant le récit de mon père, comment nous serait-il possible, à nous, d’écrire. Si nous étions capables de saisir quelque chose de la réalité politique dans laquelle nous vivons, comment cette matière, mince, qui se dissout, qu’on ne peut jamais atteindre que de façon fragmentaire se laisserait-elle transférer en une image typographique, et prétendre, de plus, à la continuité. La méditation et la recherche, longues et sereines, ont toujours été hors de notre portée. Les événements qui affluaient nous forçaient à comprendre vite et à réagir vivement. Cela pouvait aboutir à des actes, mais jamais se constituer en une vue d’ensemble, complète. Nos réactions furent toujours condamnées à rester fragmentaires, éclatées, à être effacées par le surgissement de nouvelles exigences.
Il y avait eu d’innombrables ouvriers qui auraient été capables d’élargir le champ de leur conscience si on les y avait incités et soutenus dans ce sens
La situation économique sans issue, ajouta-t-il, nous bloquait tous, mais même cette situation n’explique pas à elle seule la passivité, le fatalisme, l’incapacité d’intervenir. Et c’est ainsi que mon père avait abordé la question primordiale : pourquoi les ouvriers restaient-ils au Parti dont le programme avait pour point central l’anticommunisme, la lutte contre la révolution, le soutien accordé à la société réactionnaire. Il éluda la réponse à une telle question. Il qualifia de mécaniste l’idée selon laquelle le fascisme n’était rien de plus que la forme extrême, offensive, brutale de la domination des monopoles. Il fallait y ajouter, dit-il, le travail de sape entrepris depuis longtemps par l’autorité, qui a détruit toute autonomie. Mais c’était précisément cela qui faisait partie du système de l’exploitation, répondis-je. C’étaient les institutions de la société bourgeoise qui assujettissaient les travailleurs, elles seules avaient intérêt à produire des troupeaux dociles, fichus, qui, lorsqu’on leur tendait soudain leur pâture, se laissaient utiliser comme troupes de combat. Alors tout se passait comme si le fascisme venait de là, mais ceux qu’on avait tirés de leur apathie ne savaient pas de quoi il s’agissait, ils n’avaient que leur vide, ils restaient dans leur faiblesse, capables seulement de jouer les fiers-à-bras en allant proclamer à tous vents les appétits de puissance de leurs surhommes. Un tiers de cette armée, dit mon père, était fourni par la population active, il n’y avait là pas seulement les philistins, les petits fonctionnaires, les ménagères hagardes, tous ceux qui étaient sous-payés, les chômeurs, les nouveaux misérables, mais nos camarades de travail, ils étaient eux aussi brisés, repliés sur eux-mêmes, en eux aussi prévalait dès l’apparition d’une nouvelle crise, la volonté de se soumettre. C’est cela, dit mon père, que les partis ouvriers durent examiner de près à ce moment, pour savoir pourquoi les sentiments libéraux, anti-impérialistes en train de naître dégénérèrent en chauvinisme, pourquoi la volonté de transformer la société se transforma en abandon mystique, pourquoi on n’a pas réussi à faire comprendre au prolétariat ce qu’était sa situation. C’est ainsi que s’érigea la monstrueuse façade du fascisme et il restait tout à faire pour se débarrasser de la confusion dans les idées, du fatras de slogans et des prétentions à la compétence qu’ils sous-entendaient, et chercher une voie dans laquelle continuer.
Ses proclamations étaient signées par tous ceux qui donnèrent un visage à la littérature et à l’art, au théâtre, au film d’une époque ; même maintenant, que de fois au cours des conversations de ces jours, résonnèrent les noms de ceux qui s’attachaient à des œuvres et qui se trouvaient à la tête des mouvements politiques, je voulus d’abord les écarter de moi, à quoi bon ces noms, pensai-je, pourquoi m’y attarderais-je si les autres, ceux qui comptent, ne sont pas mentionnés, et voilà qu’ils réapparaissaient, s’imposaient tels des repères, des monuments, Brecht, Piscator, Dudow, Ihering, Jessner et Busch, Grosz, Dix, Kollwitz et Heartfield, Feuchtwanger, Döblin, Toller, Tucholsky, Ossietsky, Kisch, Becher, Seghers, Renn, Gorki, Gladkow et Ehrenburg, Dreiser, Shaw, Sinclair, Newö, Barbusse et Rolland, Gropius, Taut et van der Rohe, Kerr et Jacobsohn, Pechstein, Muche, Hofer et Klee, Einstein et Freud. Et quelle assemblée d’autorités réunie par Münzenberg à l’hôtel Lutetia, boulevard Raspail, en septembre dix-neuf-cent-trente-cinq, cinquante-cinq pour commencer, puis cent-dix-huit lors de la constitution du comité portant le nom de l’hôtel pour la préparation du Front populaire allemand. Parmi les écrivains et publicistes il y avait Heinrich Mann, Klaus Mann, Feuchtwanger, Arnold Zweig, Toller, Leonhard, Olden, Ludwig Marcuse et Schwarzschild, et parmi les repré-sentants de la social-démocratie on trouvait Breitscheid et Braun, Grzesinski et Kuttner, Schiff, Hertz et Schifrin, qui exerçaient des fonctions importantes au gouvernement de Weimar.
Tout ce qui avait fait l’objet de débats depuis la rencontre avec l’autel de Pergame se concentrait en une vision fondamentale, une thèse, un choix de vie aboutissant à la démarche que j’allais entreprendre.
Si bien que mon activité modeste, noyée dans l’énorme ordonnancement de forces, me conduisit à la clandestinité en pleine guerre civile où la lutte des classes était désormais oubliée. Ici, dans l’isolement de Warnsdorf, je participais déjà en pensée au conflit armé. Avant que l’évolution que nous imaginions ne se concrétise, il fallait vaincre l’ennemi. Le moteur qui animait cette dynamique avait été une haine inextinguible, la haine de l’avidité et de l’égoïsme, de l’exploitation, de l’asservissement et de la torture. Au début, cette haine s’était exprimée de manière subjective, elle s’était adressée à des forces diffuses qui nous dominaient totalement, à une société qui voulait nous empêcher d’étudier, de progresser. Plus tard, lorsque nous eûmes acquis une compréhension politique, notre haine s’accrut encore, nous commençâmes à lutter avec un but afin de détruire ce qui voulait nous maintenir dans notre avilissement. Ce n’est que rarement que nous trouvions l’expression de ce sentiment dans l’art, la littérature, il surgissait par moments dans les tableaux de Grosz et de Dix, les collages de Heartfield s’en approchaient le plus, nous le rencontrâmes nettement défini dans les thèses d’avril de Lénine. Pour nous, tout ce qui nous était hostile se retrouvait dans le fascisme. Quoique nous découvrions dans le travail quotidien, la création littéraire et la science, nous l’intégrions dans notre mission principale, qui était de terrasser d’abord toute cette hostilité. Chaque thème que nous abordions, chaque projet nous plaçait devant la collision entre le brigandage, le monstrueux esprit de destruction et l’échelle de valeurs qui donnait un sens à notre vie. Parfois la haine, le dégoût qu’elle engendrait, nous étouffait, risquait de se consumer elle-même, tant nous paraissait gigantesque le pouvoir de ceux qui, pillant et assassinant, voulaient entraîner le monde à leur suite dans la ruine. Il y eut des périodes où toute raison m’abandonnait, où ce n’était que battements dans mes tempes, où mon front était de plomb, et où, contre les forces qui nous bouleversaient de fond en comble, il n’y avait plus qu’à mobiliser la rage, la fureur aveugle. Mais alors, un élan nouveau balayait tout, il y allait de notre intégrité, de l’affirmation de nous-mêmes. Associé au désir d’une modification fondamentale, de l’édification d’une existence nouvelle, il y avait le sentiment de notre affinité avec le pays où avait été renversée la domination du capital et édifié le pouvoir ouvrier. Notre indignation et notre rébellion auraient été sans espoir si ce pays n’avait représenté pour nous quelque chose d’indestructible, quelque chose qui devait résister à tous les affronts, toutes les malveillances, toutes les préoccupations. Notre propre désespoir nous permettait de comprendre que là-bas aussi pouvaient se produire des accès de folie, de rage. Nous approuvions l’intolérance avec laquelle on agissait là-bas. Il fallait éviter toute attitude attentiste. Une réconciliation, un arrangement étaient impensables.
Il était toujours tout près, le sentiment de la haine, car la franchise qui nous caractérisait et qui justifiait notre indépendance allait s’user peu à peu, et tous ceux, nombreux, qui étaient restés sur le carreau, tellement détruits qu’ils ne percevaient même pas à quel point ils avaient été déformés, quelqu’un les avait décrits avec une grande précision dans le détail, j’ai trouvé son œuvre, Le Château, dans la librairie de la place du Marché. Mais avant de l’ouvrir, de commencer à lire, de l’acheter et de l’emporter, je me plongeai dans un autre volume que le libraire avait apporté, il contenait des reproductions en couleur des tableaux de Brueghel, un volume pour sédentaires, bien à l’abri chez eux, pas pour voyageurs au bagage léger.
Le débat sur le réalisme s’était débarrassé de Kafka en le considérant comme décadent. Mais on s’était fermé ainsi à l’image intensifiée qu’il donnait de la réalité, où l’absence de révolte, les figures gravitant laborieusement autour de futilités, le manque terrifiant de compréhension nous obligeaient à nous demander pourquoi nous n’étions toujours pas intervenus nous-mêmes pour mettre fin aux situations intenables. Ce qu’on pouvait lire dans le livre de Kafka ne me plongeait pas dans le désespoir, mais dans la honte. Bien des fois je m’étais trouvé en face des ingénieurs ou des surveillants chez Alfa Laval tout comme dans les locaux de Kafka se font face un envoyé du château et un villageois, et à de tels instants se creusait entre nous le même abîme dissimulé artificiellement.
Il s’en fallait toujours d’un cheveu que nous plaisions ou non à ceux qui prenaient les décisions, même les syndicats n’étaient pas en mesure de nous assurer une sécurité pendant les années de crise, les intermédiaires des consortiums supérieurs se montraient toujours bienveillants à l’égard des réformes et des droits que nous avions fait admettre, mais ils les écartaient d’un geste rassurant, temporisateur lorsqu’ils ne leur convenaient pas. C’était cette différence rédhibitoire des compétences qui s’exprimait dans le livre de Kafka. Sans cesse nous avions fini par accepter que nos employeurs se situent tellement au-dessus de nous, que nous n’ayons jamais la possibilité de les voir, l’idée d’aller les rencontrer dans leur coquille, d’ouvrir simplement la porte de leur bureau, de nous présenter devant eux, de leur dire ce que nous pensions était aussi inconcevable que l’était pour l’arpenteur le chemin conduisant au château.
Autrefois j’avais parfois vu dans le fait de s’adonner à l’art, à la littérature au lieu de tâches pratiques, une fuite, la volonté de s’isoler, tout comme d’autres considéraient avec méfiance et mépris les produits de l’esprit. Mais les deux livres que je comparais montraient clairement à quel point les différences dépendaient l’une de l’autre, à quel point elles se complétaient et ne pouvaient se passer l’une de l’autre. En lisant le livre de Kafka je ne m’éloignais nullement de la quotidienneté, des salles d’emballage, des halls de montage, du trajet dans un tramway bondé à quatre heures et demie du matin et le soir après le travail, et la violence matérielle dans le livre de Neukrantz aurait été sans effet s’il n’y avait eu, à l’arrière-plan, des idées. L’aspect labyrinthique et parabolique nous était aussi proche que notre débat avec ce qui se trouvait devant nous, immédiatement perceptible. La quête et le combat défensif étaient les deux faces de la même prise de position. Ici à Warnsdorf, durant ces jours où j’errais de-ci de-là, les critères de l’art qui me semblaient jusqu’alors porter la marque d’une réaction de repli, m’apparaissaient plus compréhensibles, plus naturels, en lisant, en examinant des tableaux, je pénétrais dans un domaine spécial, à l’écart, accessible seulement aux initiés, bien plus, tout ce qui m’était montré là venait s’intégrer à mes expériences quotidiennes. Dès la première lecture du récit de Neukrantz j’avais pu imaginer le fait d’écrire comme un métier, une activité professionnelle. Jadis j’avais lu Cooper, Defoe, Dickens, Marryat, Melville, Swift, Poe, Conrad et Jack London, mais les barricades du Wedding furent le premier ouvrage qui éveilla en moi le désir de noter quelque chose par moi-même, de faire voir quelque chose.
II
Les nouvelles qui nous parvenaient deux fois par semaine d’Albacete, ne suffisaient pas pour que nous ayons une idée de la situation, les hommes présents voulaient plus de précisions sur les dessous du conflit avec les anarchistes et l’opposition marxiste, sur les intentions du gouvernement du Front populaire et du Parti socialiste, sur les antécédents de la guerre, sur d’innombrables détails dont l’explication aurait chaque fois nécessité la présence d’un expert.
Au début de la guerre antifasciste, on disait que le pouvoir était dans la rue et que le Parti du prolétariat devait s’emparer de ce pouvoir. Mais ce n’était pas dans la rue qu’était le pouvoir, prêt à être ramassé comme un paquet de cigarettes, il était à l’avant, sur le champ de bataille et si on parvenait à le trouver là dans des combats meurtriers, il fallait commencer à l’assurer à l’arrière par des efforts diplomatiques.
J’accepte le fait que le combat dans sa dureté ne peut plus être mené que dans l’unité la plus totale, mais il faut qu’on sache clairement que rien ne nous retiendra dans la confusion, l’hypocrisie et la mystification. Si nous étions prêts à nous incliner ainsi, nous ne saurions que répondre aux millions d’êtres qui, chez nous, se sont laissé entraîner dans l’illusion de la démagogie fasciste, qui, se reniant eux-mêmes, se laissent bourrer d’ordures raciales, racistes, nationalistes, qui répètent, confiants, les slogans qu’on leur fournit sur le foyer, le Reich, le sang et le sol, sur la force par la joie, sur les femmes maternelles, les hommes forts et les enfants reconnaissants qui, sous le charme de toutes ces fadaises, s’équipent de touffes de poil de chamois et de couteaux de chasse, de galons d’uniformes et de bottes ferrées. Tout cela, dit-il en désignant de la main les lignes de la berge sablonneuse, n’a pu se produire que parce que le sol était en friche, parce que le mouvement ouvrier n’a pas été capable de faire respecter ses propres valeurs, parce qu’il s’est par trop laissé impressionner par les nains de faïence dans les jardins, et les canaris, les coussins brodés et les proverbes sur le calme et la paix suspendus aux murs, et c’est ainsi que ces gens aveuglés eurent leur fausse sécurité, leur fausse paix et leur fausse prospérité, leur faux travail pour tous, leur ordre nouveau. Comment saurions-nous agir efficacement contre cela si nous ne sommes pas assez puissants nous-mêmes pour soutenir chacune de nos actions, si nous nous cantonnons nous-mêmes dans l’abnégation, pris entre la confusion et les contraintes. Le pouvoir autoritaire était nécessaire, dit Ayschmann, pour en finir avec l’ennemi en cette époque de chantages et d’aveuglement, en finir avec l’ennemi qui concentre en lui l’absolutisme, la contrainte absolue. Je ne veux pas me laisser convaincre, répondit Münzer, de ce que le fait que je sois confronté au règne de la terreur me dispense d’avoir à informer à tout instant sur les moyens que j’utilise moi-même. Ce serait notre mort si nous qui combattons pour quelque chose qui doit venir, envisagions d’adopter une attitude dont devraient se désolidariser ceux qui viendront après nous.
Tout cela peut s’avérer si insignifiant dans le premier assaut qu’on l’oublie, en de tels instants se produit ce qui est vraiment révolutionnaire, l’esquisse du nouveau, de l’homme nouveau, c’est la seconde où l’idée devient violence matérielle, où tous sont portés par une force qui produit une valeur inconnue jusqu’ici, mais cet état ne dure jamais, il attend d’être aussitôt consolidé sinon il se dissout, se perd dans le vide et c’est pour cette raison que la théorie se précipite sur les actions et tente de s’imposer par étapes en prétendant être le fruit d’une mûre réflexion, et parce que la théorie fait toujours plus parler d’elle que la pratique, la crise est là, dès les premiers pas, à la conviction sans scrupules vient se mêler la désunion, la simplicité de l’action est détruite par la complexité des pensées qui veulent s’annuler réciproquement. C’est ainsi que se crée cette situation paradoxale où ceux qui visent un but commun voient surgir entre eux de nettes lignes de séparation et vont jusqu’à s’entre-déchirer. Seule la direction la plus persévérante et la plus rouée, qui possède la vision historique la plus vaste, est en mesure d’élaborer une synthèse solide à partir des multiples tendances en présence.
Lorsqu’il citait pour exemple Thomas Mann, son intolérance pouvait se justifier du fait de sa propre activité militante, de la lutte constante de l’ouvrier contre l’appareil conceptuel de la bourgeoisie, sûr de lui. Bien sûr, l’itinéraire de Mann, auteur libéral au départ, devenu un adversaire déclaré du fascisme, méritait qu’on l’admire, dit-il, mais ça restait un itinéraire confortable où, à côté des heures d’engagements politiques de chaque jour, un monde artistique indépendant continuait à exister. L’écrivain n’encombrait en rien ses opinions en poussant la logique jusqu’à adhérer à un Parti qui saurait précisément concrétiser ces opinions, il ne se laissait pas davantage déranger par les événements survenant dans une situation de crise. Aujourd’hui, la personne tout entière devait témoigner du choix politique d’un homme. Il contestait l’idée que l’art pût encore occuper un secteur bien à lui en dehors du présent immédiat, une dimension temporelle en marge de notre continuité. L’écrivain était, tout comme le combattant sur le front, l’organisateur d’activités illégales liées inévitablement et directement aux événements concrets. Toute tentative visant à maintenir le travail artistique dans une étroite marginalité entre les actions décisives ne signifiait pas seulement un attachement aux normes d’un monde suranné, mais aussi un service rendu ouvertement à l’ennemi. Et une fois encore, Ehrenburg se fit l’avocat du diable. Il ne tenait pas absolument à partager l’idéal de Goethe, dit-il, selon lequel on ne pouvait être créatif que dans le silence absolu et l’isolement, loin de l’agitation du monde ; au cœur même de la tourmente, dans le tourbillon des événements de l’actualité qui ne gênent en rien cependant, des visions poétiques restaient possibles et elles savaient en dire plus sur leur temps que les rapports les mieux informés. Si l’auteur participait de tout son être à tout ce qui vivait et réagissait avec les moyens qui sont les siens, ce serait là une action des plus fondamentales dans la politique, la politeia, le droit du citoyen, et elle devait être considérée en tant que telle comme primordiale par la communauté.
La littérature ouvrière que nous réclamons doit dès ses débuts se placer au-dessus de toutes les restrictions, elle ne doit pas attendre d’atteindre le niveau de culture que nous supposons être celui de la littérature bourgeoise. Je voyais quant à moi une sorte de préjugé dans le fait qu’on n’avait pas pour les écrits d’un ouvrier les mêmes exigences que celles qui s’adressent à toute autre œuvre d’art. Jusqu’à une époque récente je n’avais que des idées fausses et imprécises sur l’Espagne, quelques réminiscences des Caprices et Désastres de Goya, de poèmes de Lorca, de photos d’un film surréaliste de Buñuel.
Pourquoi, demanda-t-elle, Grieg ne veut-il pas comprendre ce qu’est le pouvoir d’un seul individu avec toutes ses conséquences. Il dit qu’un individu ne peut pas être capable de prétendre à une telle concentration de pouvoirs intangibles. Mais ce n’est pas l’individu qui crée le culte consacré à sa personne, ce culte vient à lui. La canonisation part de ceux qui veulent conserver son système. L’individu n’est rien de plus que l’exécuteur de ce système. Tous ceux qui viennent s’incliner à la barre du tribunal sont les esclaves du système, sont les victimes de l’obéissance, du respect, de la discipline. Les lois qu’ils ont rédigées eux-mêmes les conduisent à leur perte, mais s’ils n’avaient pas écrit ces lois, le droit au commandement n’en ferait pas partie non plus et c’est ce droit qui est l’objet de tous leurs vœux. Seul celui qui est tombé de très haut peut être brisé, anéanti à ce point. Ayant perdu leur autorité, ils ont plongé dans l’abîme. Ils veulent diriger eux-mêmes, mais maintenant ils sont mis sous tutelle, privés de leur dignité. À mes yeux, leur situation n’a rien de tragique, ce n’est que de la folie. Devant les chefs de bande, les chefs de groupes, les flics, ils répètent machinalement ce qu’on leur a fourré dans la tête, leur condamnation à mort, ils la prononcent avec la langue des autres.
Nous comprenions chaque mot et nous avions pourtant l’impression qu’il nous faudrait d’abord le traduire du fait qu’il sortait de la bouche de l’ennemi, autrefois, alors que nous habitions encore dans notre pays, nous avions entendu ces phrases, l’appel qu’elles lançaient et les braillements de tous qui y répondaient, nous avions perçu les sanglots d’émotion dans la voix des annonceurs et vu alentour les visages des enthousiastes, nous pensions à nos anciens lieux de travail, aux conversations à la cantine, à la fin de la journée de travail, à cette époque existaient encore les mots neutres, adaptés à la vie pratique, il y avait encore des outils, des machines, des maisons, des rues, qui représentaient quelque chose que nous avions en commun, des activités déterminées nous liaient les uns aux autres, mais ensuite les slogans de l’ordre nouveau vinrent s’insinuer dans notre propre environnement linguistique, les possibilités de se comprendre se réduisirent. La méfiance se manifesta, les conversations étaient surveillées et cessaient, on ne disait plus que l’indispensable, ce qui nous concernait s’exprimait dans le cercle le plus restreint. Malgré cela, la division de notre langue ne nous était pas encore apparue comme quelque chose de définitif, les mots quotidiens nous entouraient, nous entendions les voix des enfants, des voisins, nous entrions dans les magasins, les bibliothèques, les musées, tout était encore proches, nous pensions que les distorsions de la langue étaient encore superficielles, qu’au fond, les travailleurs ne se laisseraient pas contaminer par la terminologie des démagogues. C’est maintenant seulement, du dehors, que nous comprenions qu’une épidémie avait investi avec la même intensité la nature des hommes. Un vide s’était creusé au point de devenir de l’inconscience, la détresse intérieure de tous ceux qui n’avaient pas été capables de reconnaître leur situation et d’intervenir en vertu d’une décision politique, trouvait une compensation, une consolation, tout ce que désormais on lisait et on exprimait était le témoignage d’illusions qu’on se faisait à soi-même. Le langage révéla une manière de vivre dans la passivité et la paralysie de la pensée et montra l’abîme qui le séparait du langage que nous avions emporté avec nous. Le reporter parlait des nombreuses fenêtres éclairées sur la place du marché, elles lui signalaient les logements des amis, des camarades du Parti, mais quelques fenêtres, dit-il, étaient encore obscures, c’est là qu’habitaient les ennemis du peuple, les juifs, et chacun avait pour devoir de noter ces adresses. Puis il éclata soudain de rire et ce rire se transmit à ceux qui attendaient en bas, car certaines des fenêtres désignées s’étaient éclairées.
Lorsque mon père rentrait à la maison épuisé, il venait tout de même s’asseoir à la table, un livre à la main et il commentait sa lecture pour moi. C’est lui qui me poussa à aller à la bibliothèque. Il me ramenait des livres pris dans des sections interdites aux enfants. Lire, contempler des reproductions d’œuvres d’art faisait partie de notre existence. La littérature était une nécessité. J’eus peu à peu l’impression qu’il n’était pas possible de vivre sans elle. Je n’aurais pu dire quand mon intérêt pour les livres s’était éveillé. Dans notre cuisine on trouvait toujours des récits de voyages, des biographies, les chroniques de découvertes et d’événements historiques. Ils s’ouvraient à moi à chaque page, leur contenu m’accompagnait jusque dans mon sommeil.
DEUXIEME PARTIE
I
Chez Géricault il y avait une seule vision, un phénomène moral, il n’y avait pas l’arche du salut qui, dans l’œuvre de Poussin, flottait, calme, derrière les toits émergeant de l’eau, et la lune et les éclairs avaient cédé la place à un ouragan, à une épouvante tels qu’ils n’existent que lorsqu’on est en proie à un bouleversement intérieur. Poussin avait conféré à ses couleurs sur fond gris-noir une résonance mélodieuse, une lumière presque douce effleurait les figures alignées autour de la barque, le bleu et le blanc du vieillard au gouvernail, le rouge éteint de celui qui grimpait à bord, le blanc, le jaune et le bleu de la femme qui tendait à l’homme en chemise bleue sur le récif l’enfant enveloppé dans un tissu rouge et c’est dans le prolongement de cette série de couleurs qu’apparaissaient le même rouge et le même bleu, plus atténués seulement, sur les vêtements de ceux qui étaient accrochés au cou du cheval, à la planche qui dérivait. Bien que le tableau de Poussin évoquât l’absolue déréliction, la malédiction, il laissait au spectateur la possibilité de se plonger dans un recueillement mélancolique, Géricault nous forçait à renoncer à toute retenue, il nous introduisait de force dans son rêve angoissé. Il était étrange aussi, l’univers de Poussin, mais devant sa sérénité nous ne perdions pas la tête, Géricault nous plongeait dans la consternation en nous laissant entrevoir comment cela se passait dans le drame psychique d’une passion. La même année avait été produite la tête de cheval blanche semblable à un portait humain, à une femme, un peu de rose entourait les narines frémissantes, c’est avec une profonde tendresse que la peau duveteuse, la masse souple de la crinière, la boucle retombant sur le front avaient été explorées, les yeux brillant d’un éclat sombre avaient le regard d’une femme aimée. Et derrière ce visage guettait la nuit la plus noire.
Le réformisme, le révisionnisme étaient pour nous tout simplement réactionnaires. Nous partîmes en guerre contre l’embourbement du Parti, contre le fait de se détourner de la révolution, contre le nationalisme, la politique d’alliance avec le capital, les militaires. Nous avons gardé tout ce qui était organisé pendant que nous apprenions, cela n’excluait pas que nous étions prêts pour les bouleversements, la logique, la conscience du but à atteindre, nous les comprenions comme une nécessité afin de pouvoir participer à l’édification d’un Parti tel qu’il fut conçu en Russie après les événements de dix-neuf-cent-cinq. En quelques années nous avons développé une conception nouvelle de la jeunesse prolétarienne, faite cette fois de ce que nous avaient enseigné les mauvais traitements qu’on nous avait infligés. Lorsque j’arrivai à Zurich, bien des choses en moi portaient encore la trace de mes lectures de Herzen, Kropotkine, Bakounine, l’anarchisme appartenait à la première étape de la lutte révolutionnaire, qui était la lutte d’une génération, et avant même de découvrir Plekhanov, Lénine, Iskra, plus tard, en même temps que nous nous rapprochions des bolcheviks, nous avons lu Dostoïevski, Ibsen, Strindberg. Il se trouvait qu’en nous agissaient toujours deux forces apparemment antagonistes, l’une exigeait de la patience, de la discipline, l’autre sollicitait notre radicalisme, l’une se voulait constructive, l’autre rageait contre l’engourdissement, et puis il apparut enfin que les deux n’étaient quand même que les deux faces d’une même cause et que nous devions les accepter toutes deux si nous voulions être pleinement reconnus. Ibsen, Strindberg ont bien failli provoquer notre exclusion de l’Union des travailleurs car cette sorte de littérature encourageait, selon certains fonctionnaires, la perversion des mœurs. Pour ces derniers, la lecture de romans et de drames réalistes et critiques à l’égard de la société était plus dangereuse que lorsque nous abordâmes l’étude de Marx, l’incitation scientifique au bouleversement social.
Vivant entourés de différents journaux et revues internationaux, des tracts, des manifestes, de émissaires qui allaient et venaient, nous avions assimilé les sentiments d’un Cravan, d’un Picabia, d’un Duchamp, d’un Arp, d’un Apollinaire, personne ne pouvait dire d’où nous était venue cette disponibilité pour de telles expériences, peut-être cela s’expliquait-il une fois de plus par le fait que nos sens avaient été aiguisés par toutes les humiliations, tous les châtiments subis. Je hais les abus, les violations, les bagarres, s’écriait-il, et nous appartenons pourtant à la génération que la détresse et la pauvreté, la fuite constante devant l’autorité, l’errance et le vagabondage amenèrent à la pensée scientifique. Je ne prétends nullement chanter les louanges de tout cela. Il y a une manière plus satisfaisante de comprendre comment s’imbriquent les choses.
Les sous-groupes issus de l’ancien Parti d’Erfurt se mirent d’accord sur une ligne commune, ils présentèrent le cinq septembre leur programme révolutionnaire. Notre revue aussi, Freie Jugend, fut rebaptisée Jugend Internationale, des relations furent établies d’un pays à l’autre, tout ce que nous pouvions imaginer, c’était que ce combat contre la guerre devait se transformer en révolution mondiale prolétarienne. Zimmerwald fut un début, dit-il, rempli d’imperfections. Et pendant que nous préparions la rencontre suivante à Kienthal pour faire avancer l’Internationale de Lénine, nous avons été pris de vitesse par la révolte artistique, elle se voulait bien plus impitoyable, plus audacieuse que notre entreprise. Ce tumulte après qu’ait été pris au hasard dans le dictionnaire français le mot de Dada, le huit février seize, nous fit temporairement oublier que nous pensions la révolution matérielle inséparable de la révolution intellectuelle et spirituelle. Les artistes de la Spiegelgasse avaient tout aussi peu conscience de leur véritable mission qui était de compléter la révolution politique, que les politiciens n’étaient prêts à reconnaître à l’art des capacités révolutionnaires. Huelsenbeck, Ball, Tzara, Arp et les autres hérauts se livrant sur la scène à leurs libres associations, taxèrent de pourriture et de corruption toutes les ambitions politiques et sociales, ils méprisaient la réflexion, les projets comme conditions d’une révolution réussie, pour eux seul le chaos était fécond, et ils ne voyaient pas à quel point ils risquaient de remplacer ce qu’on venait de renverser par quelque chose qui tenait du mysticisme, de l’irrationnel. Ils qualifièrent ce qu’ils produisirent d’anti-art. Nous autres, en revanche, nous ne nous inquiétions guère de devoir rompre avec les œuvres du passé, nous voyions entre elles et les témoignages de conditions sociales nouvelles la continuité historique. En nous détachant des réalisations du passé nous nous serions trouvés devant le vide. Si bien que nous dûmes associer à un refus notre approbation de nombreuses manifestations, dégager des représentations un sens différent de celui prévu par leurs auteurs. Depuis le printemps seize la Spiegelgasse hébergeait toute la révolution car Lénine s’y était installé lui aussi. Le vieux, comme nous l’appelions, car cet homme de quarante-cinq ans presque chauve avait déjà cet aspect, condamna le spleen des artistes, la glorification de l’inutile telle qu’elle s’exprimait dans les spectacles de la Grotte.
Je sortais de temps en temps ses romans de la bibliothèque d’Aschberg, la lecture éveillait en moi des réactions contradictoires, au début je fus rebuté par le style des révélations concernant un univers de bistros et de havres de toutes sortes, de salles de bal et de bordels, de tricheurs et d’agents, de voleurs et de spéculateurs, mais je finis par reconnaître dans cette accumulation d’éléments interlopes, excentriques et vulgaires le moyen permettant de représenter un certain état de la société. Marx et Engels avaient porté sur l’auteur des Mystères de Paris, de Fleur de Marie et du Juif errant un jugement unilatéral et virent chez lui le goût pour les cachotteries, l’horreur, la croyance dans le miracle, le salut et la grâce qu’il exprimait à travers ses personnages. À leurs yeux Sue était un aveugle, un solitaire pour qui la ville pleine de vie n’était qu’une abstraction, il réduisait tout ce qui se présentait à lui à ses propres hallucinations. Ils admirent, il est vrai, que les représentations d’une civilisation tombée dans la dépravation, d’un État où les droits civils n’étaient pas respectés, où l’inégalité régnait, contenaient l’amorce d’une critique, mais ils maintinrent que dans les nombreuses scènes de vengeance frénétique il ne faisait que satisfaire son penchant effréné pour l’homme s’humiliant lui-même, qu’il n’utilisait le remords et l’expiation d’actes d’une brutalité inouïe que pour faire miroiter nos yeux une transformation de la réalité.
Dans nos étroites habitations, nos logis sentant la sueur, le monde de l’art, de la littérature ne pouvait être, pour nous, que quelque chose d’absolument étranger, hostile. Seul le contraste entre la chambre exiguë où parents et enfants vivaient ensemble et le domaine paroissial, le manoir, déterminait le champ de nos perspectives culturelles. Plus le temps passé dans notre isolement se prolongeait, plus se renforçait en nous la conviction que la culture était réservée à une élite. Seul l’individu qui arrivait en ville très jeune, trouvait accès aux bibliothèques et progressait à partir d’écrits simples jusqu’aux œuvres des classiques, constatait qu’il existait un travail intellectuel apparenté au travail manuel, que les deux formes d’activités s’interpénétraient, s’étayaient et se faisaient progresser mutuellement. Si l’anti-intellectualisme prit de l’influence au sein de notre Parti comme dans la social-démocratie, c’est parce qu’on voulait censurer quelque chose, nous en priver.
La reconnaissance devait remplacer pour nous toute volonté de critiquer. Nous n’avions pas le droit de reprocher à l’État suédois les mesures restrictives, ne nous étions-nous pas nous-mêmes faufilés à travers les mailles du filet de ses lois. Nous voulions encore voir dans notre présence ici un état transitoire. Nous apprîmes la langue, nous nous intégrâmes dans le monde du travail, repoussant toute idée de nous enraciner ici un jour. Et comment serait-ce possible, dis-je à Bischoff, d’éprouver un sentiment d’appartenance à un pays qui ne manque pas une occasion de nous dire à quel point nous sommes indésirables ici.
Nous étions revenus sur la route, elle marchait à pas rapides, en direction de la colline avec les villas, il y a sept ans maintenant, dit-elle, que j’ai vu mon père pour la dernière fois avant son transfert, comme on dit, au pénitencier de Tegel, il semblait encore bien nourri, portait un manteau et un chapeau, un col et une cravate, et depuis lors, c’était comme dans un film, je n’ai reçu que des portraits superposés les uns aux autres, ils devinrent de plus en plus inquiétants, ressemblant de plus en plus à des masques, expédiés du camp de Sonnenburg où il portait la grande pièce cousue à la place du cœur avec le numéro cinq-cent-soixante-deux, puis dans des vêtements flottant sur son corps, dans la file des prisonniers, les yeux creux, le nez énorme, les lèvres serrées, à peine capable de se tenir debout, appuyé sur sa bêche, dans l’aile est, station cinq, puis à Papenburg Esterwegen, au bord de l’Ems, près de la frontière hollandaise, affaissé, en train d’éplucher des pommes de terre, puis, fin trente-quatre, déjà réduit à l’état de squelette, allongé sur un châlit, puis agrippé entre deux hommes en uniformes noirs, blanc comme un linge, un œil tuméfié, les dents enfoncées, traînant de travers une jambe brisée mal guérie, puis cette double photo qui faisait face à sa tête de squelette, le visage épanoui de Hamsun qui se moquait du prisonnier, le maudissait, il avait été un des meneurs qui luttèrent des mois pour empêcher qu’on lui remette le prix, j’ai craché, j’ai vomi, dit-elle, ses livres que j’avais aimés, la faim, Pan, Victoria, je les ai déchirés puis, en février trente-huit, le cadavre vivant déguisé une fois encore en civil devant le tribunal d’échevins de Berlin centre, de profil, redressant péniblement la tête, puis je dus me contenter de l’imaginer dans un coin sale du hangar, derrière la demie cloison de planches, l’infirmier montant la garde, dans le jardin de l’hôpital le prunellier en fleurs, le quatre mai trente-huit, à trois heures de l’après-midi, tandis que la religieuse au-dessus de lui récitait son priez pour nous, priez pour nous, jusqu’à l’ultime moulage de plâtre qu’un sculpteur inconnu qui s’était introduit de nuit dans la chambre mortuaire prit de son visage et réussit à faire sortir du pays, un masque parfaitement étranger, froid, semblable à celui de Schiller, de Blake.
II
Un jour entra chez nous Greid, les bras ouverts, le manteau, l’épaisse chevelure couverts de neige, il s’écria qu’il avait rencontré Dieu, qu’il avait eu une vision des agents moraux et éthiques qui devaient agir sur l’idéologie marxiste afin que celle-ci ne tombe pas dans le matérialisme. Telle l’apparition spectrale de ce comédien et philosophe dilettante, toute l’atmosphère de la ville avait quelque chose de fantomatique. La direction du syndicat avait envoyé aux entreprises la circulaire onze quarante-quatre ordonnant de retirer les communistes des postes syndicaux de confiance. Les sections du syndicat devaient adhérer à l’association nationale pour la Finlande.
Dans l’histoire du droit de vote Brecht voyait la forme la plus dure de la lutte des classes, c’est là qu’il fallait prendre des bastions soutenus par la loi, c’est ici que, sous la forme de périodes de législature, régnait l’esprit arriéré, c’est ici que pouvaient se développer des stratégies durables contre tout ce qui manifestait des idées radicales. Brecht souhaitait que Ström nous en raconte davantage sur le parlementarisme suédois dont l’évolution – jusqu’en dix-neuf-cent-onze d’abord, année définie comme l’année de la percée de la démocratie, puis à l’arrivée du premier gouvernement social-démocrate, en mars dix-neuf-cent-vingt, et ensuite vers les années trente – avait déterminé la position de la bourgeoisie et la nature du mouvement ouvrier. Pour comprendre l’action de la social-démocratie sur la société suédoise, nous devions la mettre en relation avec la libéralisation de la bourgeoisie.
Lorsqu’en dix-huit-cent-quarante-cinq les compagnons artisans venus de Paris où ils avaient découvert les doctrines de Cabet, Proudhon et Blanc, créèrent les premiers cercles de lecture, se constituaient déjà les sociétés des amis réformateurs suscitées par les milieux bourgeois. Tandis que les premiers prenaient l’initiative d’un combat pour un parlement populaire, le droit de vote universel, la réduction de la journée de travail qui durait jusqu’à seize heures, les autres prétendaient proposer aux jeunes compagnons libérés de la discipline imposée par les maîtres après la suppression des corporations, une nouvelle tutelle paternelle au sein d’associations de formation. Les impulsions parties de France amenèrent à Stockholm aussi une Union des justes, mais l’Icarie de Cabet, le royaume du communisme pacifique où tout appartiendrait à tous, où régnerait une égalité parfaite, où le peuple exercerait lui-même la souveraineté, où tous seraient éligibles pour toutes les fonctions, où se réaliserait la fraternité du christianisme authentique, était, ainsi que l’avait proclamé Götrek, l’imprimeur, beaucoup trop utopique pour mettre en danger les fondements proposés par les libéraux. Dans la mesure où il pouvait le faire dans un pays agricole encore à demi féodal, Götrek se rapprochait des révolutions qui ébranlèrent l’Europe en dix-huit-cent-quarante-huit, c’est lui qui, dès cette année, traduisit le Manifeste communiste et l’édita, il incita les typographes à constituer la première organisation syndicale et il fut aussi le premier qui, intervenant pour les droits de la classe ouvrière, subit les coups de la police, la prison.
Suivant la thèse de Bernstein selon laquelle l’État capitaliste créait, grâce à une rapide industrialisation et à l’accroissement de la production, la sécurité matérielle nécessaire pour la naissance de la démocratie, Branting, ayant à l’esprit une alliance électorale, renforça ses relations avec le Parti libéral et tenta, en appelant à la réflexion, à une modération pacifique, de détourner la tempête qui menaçait de conduire une fois encore à une grève générale.
Lénine exigeait un Parti d’élite rigoureusement discipliné tandis que pour nous un Parti n’était apte à fonctionner que s’il était en relation avec toutes les couches de la population. Lénine parlait lui aussi du Parti comme d’un instrument des masses, d’un prolétariat conscient de son appartenance à sa classe, qui prendrait le pouvoir et pourtant, dit Ström, je ne pouvais m’empêcher de percevoir, lorsqu’il évoquait le centralisme démocratique, la revendication d’une certaine soumission, l’idée que seule la direction amènerait la classe ouvrière à la conscience révolutionnaire. Lénine a sans doute compris, dit Brecht, que la gauche suédoise se trouverait bientôt dans la même contradiction à l’égard des Bolcheviks que les Spartakistes, et Ström confirma que lors du débat sur la notion de démocratie le conflit entre Luxemburg et Lénine s’était actualisé.
La dictature du prolétariat représentait une extrême concentration des forces. C’était précisément à cause de son centralisme, de ses mesures anti-démocratiques, avait dit Ström, que nous nous sommes détournés de Branting. Branting est plus intelligent que vous, avait répliqué Lénine. Mais sa politique est fausse. Il est un Menchewik, il se fonde sur l’Entente au lieu de s’appuyer sur la classe ouvrière. Vous croyez posséder l’esprit révolutionnaire. L’esprit, bien. Mais ce qui vous manque encore, c’est la méthode. Peut-être l’histoire vous enseignera-t-elle la bonne méthode. Dès cette époque, dit Ström, j’ai compris combien nous étions éloignés des objectifs révolutionnaires de Lénine, à quel point la conception des Bolcheviks était incompatible avec les directives que nous devions élaborer pour notre Parti.
Dans le voisinage de Kafka se trouvèrent d’un côté Le vicaire de Wakefield, de Goldsmith, dans une édition d’Erfurt de l’année dix-huit-cent-trente-neuf, Les snobs, de Thackeray en édition Reclam, Les fleurs du mal, de Baudelaire, Mes prisons et mes hôpitaux, de Verlaine, La ballade de la geôle de Reading, de Wilde, en allemand par Schölermann, le poème dramatique, de Manfred, de Byron, dans la traduction de Seubert, Malte Laurids Brigge et le Livre d’heures, de Rilke, Les derniers jours de l’humanité, de Kraus, dans l’édition Die Fackel, le recueil de poèmes Brennende Erde, de Mühsam et les chants d’un mineur tchèque, de Bezruc, dans les éditions Kurt Wolff, de l’autre côté l’essai sur l’entendement humain, de Locke, deux volumes, Le nouvel organon, de Francis Bacon, Le traité de la réforme de l’entendement, de Spinoza, les Lettres sur les progrès de l’humanité, de Herder, Phédon ou de l’immortalité de l’âme, de Mendelsohn, De l’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux, de Darwin, imprimé à Stuttgart en dix-huit-cent-soixante-dix-sept, et un volume de Freud Sur la technique de la psychanalyse. Toutes ces œuvres étaient en réalité des carnets de notes, remplis de passages soulignés, de remarques, Brecht oubliait par moment la panique de l’exode, se mettait à lire, nous laissait regarder le livre des Goncourt sur Gavarni, les deux grands volumes avec des tableaux de Brueghel ou la biographie de l’acteur viennois Alexandre Girardi. Il ne pouvait se séparer de ce vagabond, de ce comique qui venait du théâtre de banlieue où il avait joué dans des farces et des opérettes. Son Torelli, intitulé Sang d’artiste dans le vaudeville, dit-il, a dû servir de modèle à Kafka pour le portrait du peintre Titorelli dans le Procès. Le mince volume, publié par Deutsche Verlangsanstalt en dix-neuf-cent-cinq trouva encore sa place dans la cantine, tout comme Le théâtre juif, édité par Eliasberg, dix-neuf-cent-dix-neuf, les légendes de l’antiquité classique, de Schwab, et le petit livre de Reclam sur la chanson des rues avant Goethe. Une caisse spéciale fut réservée à la littérature concernant l’ensemble du roman sur César. Il y avait les deux volumes de Mommsen, l’histoire romaine, publiée en dix-huit-cent-cinquante-sept, le livre de Meyer, la monarchie de César et le principat de Pompejus, dans lequel Brecht avait inscrit son nom dès dix-neuf-cent-dix-neuf, les trois volumes de Ferrero, Grandeur et décadence de Rome, dans une édition de l’année dix-neuf-cent-vingt-et-un, le livre de Brandes, Cajus Julius Caesar, écrit en danois et portant le tampon de la bibliothèque municipale de Svendborg, de même que l’ouvrage de Bang évoqué par Ström, Catilina, en portraetskitse paa kulturhistorisk baggrund, Salluste, traduit par Weinstock, avec pour titre Le siècle de la révolution, paru en dix-neuf-cent-trente-neuf, les Douze Césars, de Suétone, traduit par Stahr, l’histoire romaine d’Appianus, des éditions Langen Müller, dix-neuf-cent-onze, l’histoire de l’agriculture romaine de Weber, les lettres de l’époque de Cicéron, éditées par Bardt, Leipzig, dix-neuf-cent-trente, Cicéron à travers les siècles, de Zielinski, dix-huit-cent quatre-vingt-dix-sept, et la pièce d’Ibsen, Catilina, appartenant à la bibliothèque de Copenhague. Nous avions établi des listes de noms d’hommes politiques, de généraux et d’industriels, toutes ces énumérations nous avaient fait comprendre la violence et la contrainte qui menaçaient notre pensée, les livres, par contre, ouvraient tous une voie qui restait libre, menant ici ou là, les livres étaient nos alliés dans le combat contre les puissances hostiles. Et c’était l’heure pourtant de les ensevelir. Ils devaient disparaître dans les caisses. Nombreux étaient ceux qui avaient accompagné Brecht depuis sa jeunesse. Il hésitait à chaque fois, levait le livre d’un Grosz, Le visage de la classe dominante, Le système de la nature, de Mirabaud, les volumes de Hegel, Leibniz, Lichtenberg, soucieux d’expliquer ce qui le liait à tel volume, voulant citer, mais des appels se firent pressants. Là-bas, chez le plombier, se trouvaient les œuvres de l’armoire aux poisons, Trotski, La véritable situation de la Russie, L’histoire de la révolution russe, Ma vie, Littérature et révolution, le fascisme doit-il réellement être vainqueur, La quatrième Internationale et l’Union Soviétique, Stalinisme et bolchevisme, Zinoviev, Histoire du parti communiste d’Union soviétique, Boukharine, L’impérialisme et l’accumulation du capital, l’ABC du communisme, les écrits de Rosa Luxemburg, Spinoza, et Le matérialisme dialectique, de Thalheimer, tous les écrits de Korsch, les rapports sur les procès de Moscou et, joints à tout cela Marx, Engels, Lassalle et Bebel, et les œuvres choisies de Lénine, et quelques volumes de Staline. Brecht arriva avec le gros dictionnaire allemand de Grimm, il en avait absolument besoin ainsi que de l’Encyclopaedia Britannica, pour laquelle il faudrait au moins deux caisses, je dus promettre de faire suivre au moins le dictionnaire allemand-anglais et anglais-allemand avec sa couverture rouge et noire. Et dans tout ce désordre, voici déjà, dans l’embrasure de la porte, les deux agents de la police secrète, présentant leur mandat de perquisition. En nous demandant nos papiers, ils furent stupéfaits de se trouver devant Branting qui leur demanda ironiquement si le putsch des militaires suédois de droite avait bien eu lieu. Mon identité, mon adresse, mon lieu de travail furent notés, on me laissa entendre que j’aurais à subir prochainement un interrogatoire. Puis de nouveau cet instant où le danger se fait imminent, me laissa étrangement calme, je me vis en train de discuter avec Rosner, en route pour la Laponie, je me ferais passer pour un bûcheron, avec mon parler suédois laconique nul ne soupçonnerait l’étranger en moi, ce que je voulais emporter trouverait place dans une musette ou dans ma veste. Les fonctionnaires s’enquirent s’il y avait ici des publications politiques. Irrité, Brecht cria qu’il ne conservait ici que ses possessions artistiques. Comme pour les protéger de son corps, il se plaça devant les tas de livres, son visage était verdâtre, pâle, crispé de dégoût. Il suivait chacun de leurs gestes feuilletant un livre, mais comment les prenez-vous, s’écria-t-il, dans un mélange de danois et de suédois, ne léchez pas votre pouce. Matthis tenta de le calmer, il le repoussa et, en allemand : même ici la barbarie s’acharne sur la littérature. Hodann et Goldschmidt s’étaient retirés dans le coin sous le balcon, Goldschmidt fatigué, s’était affaissé dans le fauteuil de cuir qui n’appartenait pas à Brecht mais à Steffin et devait être repris par Hodann, en même temps que les chaises paysannes, les tables et les bahuts amenés en voiture de déménagement du Danemark, du moins ceux qui n’étaient pas destinés à Santesson. Lazar et Weigel étaient debout, enlacées, les enfants à leur côté. Lazar continuait d’exprimer son indignation de ce que les fonctionnaires ignorent son nom d’écrivain, Esther Grenen, j’étais mariée avec un fils de Strindberg et de Frieda Uhls, s’écria-t-elle. Mais l’un des fonctionnaires se contenta d’un geste de refus. Seule Steffin continuait à travailler tranquillement, posant les papiers liés en liasses dans des cartons gris numérotés. Les policiers ne purent rien trouver de suspect. Ils s’arrêtèrent enfin, feuilletant le livre de Sandström sur la Première époque de grandeur du Nord, décrite pour jeunes et vieux, tandis que nous mettions dans un tombeau commun Grimmelshausen et Cervantes, Petronius, Benedetto Croce et Machiavel, ils durent s’accommoder d’un si étroit voisinage avec Boccace, Savonarole et Érasme. Quelle bousculade agitée, riant sous cape dans cette obscurité vinrent s’ajouter Marlowe, ben Jonson et Shakespeare, comme ils déboulaient, leurs vers blancs, comme elles proliféraient, les figures créées par eux, quel monde de puissance et de chutes infernales tout autour d’elles, et par-dessus se posèrent Villon et Rabelais et Swift, il n’en finissait pas, ce rire de fantômes, ce spectacle noir, ces rêves sauvages, et Goethe se trouva placé à côté d’un Schiller d’airain qui le protégeait de Novalis, Grabbe, Lenz et Büchner, Blake fut une fois encore remonté, aucun tombeau ne semblait digne de lui, mais Yeats, Burns et Quincey le consolèrent, puis suivirent Diderot, Voltaire et Stendhal, méditant sur leurs aventures mélancoliques ils s’étendirent à côté d’Hoffmann, Kierkegaard et Heine et, avec un énorme vacarme, arrivèrent Hugo, Balzac et Zola, ils durent subir la compagnie de Sue, et de Lesage, et ce paillard de Bretonne, et le pauvre Nerval qui s’était pendu à une lanterne et ils durent se résigner aussi à ce que Rimbaud, encore allongé dans le sable du désert, brillât d’un éclat plus grand qu’eux. Avec Stevenson et Melville remontait une époque dont le souffle pénétrait déjà notre présent, cette époque était une mer qui portait aussi Defoe, Marryat et Conrad. Arrivèrent Gogol et Gontcharov, Pouchkine, Tolstoï et Gorki et vinrent tomber près d’eux Jessenine, Blok et Mandelstam et le vociférant Maïakowski qui se déchirait lui-même, et on ensevelit Ehrenbourg, l’homme au double langage qui les vit presque tous tomber à ses côtés mais sut se protéger, qu’il soit loué, en tant que mort il ne vaudrait rien, en tant que vivant il pourrait un jour tout raconter. Et maintenant ils arrivaient de toutes parts, les coryphées, Hauptmann, Nexö, Rolland et Wedekind, les joueurs de trombone Heym, Trakl et Loerke, les flûtistes et les tambours, Dehmel, Mombert et Werfel, Kantorowicz, Kaiser, Pinthus et Sternheim, annonçant la mort d’une époque ancienne, la naissance d’une ère nouvelle, et Brecht était déjà parmi eux, il était un survivant, autour de lui, terrible, le silence tombé sur Toller, Ossietzky et Tucholsky, et autour de Mühsam qu’ils avaient étranglé et pendu dans les cabinets à Oranienburg. Puis arriva Lorca couvert de sang, il sortait d’une sablière au bord du village de Viznar, près de Grenade, vint Horvath qui était si craintif qu’il préfé-rait gravir tous les escaliers des hôtels plutôt que de prendre l’ascenseur et qui en plein jour, un léger coup de vent balayant les Champs Élysées, fut décapité par la branche tombée d’un arbre, et Roth, mort de désespoir et d’ébriété dans l’immense Paris où Döblin, Feuchtwanger et Arnold Zweig, Heinrich Mann et Benjamin, Polgar, Neumann et Frank, et tous les autres errants sans foyer, réprouvés et agressés, attendaient un visa pour un lieu quelconque, et il y avait là Broch qui, à New York, vivait difficilement d’aumônes, et la déconcertante Lasker Schüler dansant devant le mur des lamentations à Jérusalem, et Fleisser, cachée à Ingolstadt, et Jahn, jouant de l’orgue à Bornholm, pourvu que les Allemands le prennent pour un paysan danois, et Musil, esseulé, souffrant de la faim à Zurich, et tous les voyageurs, Kisch, Olden et Graf, Bredel et Renn, Regler, Klaus Mann, Seghers et Uhse, en route pour Haïti, pour le Mexique. Et, de temps à autre, nous tombions sur quelques isolés, inclassables, Cabet, avec son livre sur le royaume idéal d’Icarie, aux éditions Dreiländer, Thomas More et son Utopie éditée chez Rascher à Zurich en dix-neuf-cent-vingt, il avait séjourné dans la Tour, l’hérétique, y avait été décapité, Weitling, l’un des premiers théoriciens du communisme, membre de l’alliance des réprouvés, puis de l’alliance des justes, fondateur de la revue République des ouvriers, avec quelques cahiers fatigués, des poésies écrites dans le cachot, et L’humanité, telle qu’elle est et devrait être, ou Gregor Gog, présent par un petit livre, Prélude à une philosophie de la route, aux éditions des Vagabunden, dix-neuf-cent-vingt-huit. Et que faire, nous demandions-nous, des revues, Die Neue Zeit, de dix-huit-cent-quatre-vingt-trois à novembre dix-neuf-cent-seize, Der Jüngste Tag, Die Fackel, Die Weltbühne, Die Linkskurve, Die Sammlung, Die Zukunft, das Wort, où mettre toutes ces inscriptions, ces traces de l’histoire d’un demi-siècle, cet avertissement, voici une nouvelle décennie, la décennie du total déracinement, le Deinon commençait, de peur, Brecht claquait des dents. Un bref instant j’avais ouvert le mince volume vert relié en cuir de la Divine Comédie, avec ses feuilles en papier bible, c’était la même édition, de Cotta, que celle que je lisais à Berlin avec Heilmann et Coppi, je pus enfin vérifier les lignes sur le vacarme qui se déchaîna, sur les gémissements et les souffrances et les pleurs qui emplissaient la salle, les différentes langues, les horribles gémissements, les cris de douleur et de colère, les cris et les geignements et les mains qui claquent, puis j’entendis Brecht éclater d’un rire strident, il n’avait pas permis aux fonctionnaires de s’approcher des cartons contenant les manuscrits, Steffin avait soulevé quelques couvercles, Branting avait dit qu’il garantissait que ces feuilles ne contenaient que des textes artistiques et littéraires, oui, s’écria Brecht, sanglotant presque, de beaux poèmes, des chansons, de la prose châtiée. Indécis, les policiers paradèrent encore un moment entre les tables avant de filer. Les romans policiers, cria Brecht, vous avez oublié les romans policiers, il monta l’escalier en courant jusqu’au mezzanine où était son lit, il redescendit à toute vitesse avec des piles de ces brochures bon marché, fatiguées qu’il aimait lire le soir, ouvrant violemment la fenêtre, il les jeta dans le dos des policiers, ils gisaient là dans le jardin, Wallace, Doyle, Christie, Chandler, Carr, Carter, Quentin, Sayers et tous les autres, dans les flaques d’eau, dans le feuillage pourrissant.
TROISIEME PARTIE
I
Ces êtres qui traînaient encore les souvenirs d’une vie bien à eux commençaient déjà à trébucher comme des aveugles, aux yeux d’observateurs dissimulés ils n’étaient plus qu’un troupeau qu’il fallait abattre de la façon la moins onéreuse.
À ce moment-là, dans mes conversations avec Boye, ces notions m’apparaissaient comme des slogans que, dans notre humiliation, nous avions fait nôtres et que nous nous étions pour ainsi dire appropriés pour en faire nos objectifs. Elle qui avait passé toute sa vie dans un bain de culture ne pouvait pas comprendre immédiatement ce que j’entendais en parlant de tels combats. Pour elle, en dépit de toutes les hésitations, l’écriture avait toujours été une activité allant de soi. Dès sa plus tendre jeunesse, liée intimement avec des poètes, des philosophes, des musiciens, elle avait noté ses pensées, écrit des poèmes, son roman Kollocain était le couronnement d’un long parcours à travers le langage. Et si le prix à payer pour cet accomplissement était la chute dans l’impuissance, elle pouvait cependant affirmer que jamais elle n’avait dévié de ce qu’elle considérait comme sa vocation. Et voilà que nous avions devant nous cette chose si grande que nous appelions art, si difficile à définir et qui dut subir tant de définitions rebattues, cette forme d’expression singulière depuis la nuit des temps, dont la lumière avait toujours pénétré dans nos replis les plus douloureux. Dans son allemand qu’elle parlait parfaitement, avec simplement une légère intonation suédoise, Boye déclara qu’elle s’était parfois considérée comme une prêtresse au service de ce moyen de révélation et les épreuves qu’elle traversait étaient liées au fait qu’elle abordait l’écriture comme une mission religieuse. Alors que pour elle l’art avait quelque chose d’un hymne, moi je voulais voir dans l’art un métier que l’on pouvait exercer dans la lucidité. Sa mélancolie avait pour cause les conflits intérieurs alors que moi j’étais écrasé par l’obligation de vendre à vil prix à l’industrie ma force de travail.
En dix-neuf-cent-vingt-huit, vingt-neuf, dit-elle, elle avait traduit la Montagne magique, elle avait d’abord été bouleversée par ce livre et sa mémorable histoire d’amour, mais ensuite, en analysant les phrases jusqu’à leur contenu ultime, elle avait été saisie de dégoût. Une fois de plus les fonctions de l’amour ne sont représentées que du point de vue de l’homme et, de plus, la tendresse et le désir se transforment soudain pour humilier, mépriser la femme. Vers la fin du roman le jeune et le vieil amant se rejoignent pour condamner l’objet de leur amour, sauvegardant pourtant leur dominance d’hommes au moment de leur propre défaillance, ils mettent au compte de la femme ce qu’ils ont concocté en commun, à savoir qu’elle se ressent comme une créature réactive, sans initiative, un simple objet précisément et que, par vénalité féminine, elle s’abandonne aux initiatives de l’homme. D’un seul coup elle avait perçu tout ce qu’avait d’infamant la vie en commun avec l’homme ainsi que l’indicible présomption avec laquelle on avait conçu l’image de la femme, une image que de nombreuses femmes sont contraintes d’adopter. C’est en renâclant qu’elle avait achevé son travail sur ce livre, puis elle s’était efforcée de se libérer de l’oppression masculine, ce qui avait abouti au naufrage de son propre mariage. Ce que l’analyse à Berlin avait réussi en dépit de toutes ses insuffisances, c’était de l’amener à reconnaître ses penchants très anciens et toujours refoulés, sa volonté de partager avec une femme l’abandon qu’elle n’avait jamais trouvé auprès d’un homme. Mais ensuite elle avait été de nouveau paralysée par des conflits intérieurs, elle n’avait pas réussi à établir avec Margot, cette jeune fille battue, éduquée pour la soumission, maladive, une relation loyale, transcendant tous les préjugés, elles s’étaient senties toutes deux doublement incapables et vulnérables. Autour de nous c’était le monde orgiastique des hommes, dit-elle, avec le fracas de ses armes, ses voix impératives. Et même si elle avait rendu dans son roman les ravages psychiques qui venaient de ce côté, elle avait elle-même subi leur fascination, jamais elle n’oublierait l’instant où, succombant à l’hypnose de l’anéantissement, au milieu de la masse du Palais des Sports, elle avait levé son bras dans la forêt des bras levés, chaque fois qu’elle se rappelait combien elle avait subi l’envoûtement de ce visage là-haut, avec sa mèche sombre tombant sur le front que repoussait le geste d’une main molle, et qu’elle avait joint sa voix au déferlement d’enthousiasme, elle mourait de honte.
Contrairement à ce que j’imaginais en me fondant sur des preuves fidèles à la réalité, elle ne s’était pas perdue dans des labyrinthes que le temps ne permettrait jamais d’éclairer totalement mais, dans son livre Kallocaine, elle avait approché les excès à peine encore concevables d’une réalité déjà profondément pervertie, et tout ce que, par instinct de conservation, nous ne nous risquions pas à regarder de près, elle l’avait vu comme une menace sur le point de fondre sur nous. Boye, ce délicat compagnon de lutte, ce moi nocturne à l’aspect et à l’âge incertains, en décrivant un monde impitoyable divisé en deux blocs énormes,3avait bousculé tout l’échafaudage théorique de l’existence du jeune ouvrier qui voulait devenir écrivain. Ce qui, dans ses déclarations, m’était souvent apparu englué de psychologie, surchargé de sentiments, ébranla mon édifice rationnel, nous avions parlé sans nous entendre lorsque nous parlions de l’écriture, elle m’avait incité à lire les œuvres poétiques des Suédois de sa génération, j’y trouvais bien des choses qui lui étaient apparentées mais ce qu’elle avait à dire ne m’apparut que maintenant, tandis que je relisais plusieurs fois son dernier livre. Ce qu’elle décrivait, ce n’était pas une utopie comme je l’avais supposé, mais une enquête sur le présent, les décalages temporels qui semblaient nous éloigner de notre réalité, et qui nous montraient ce qui existait effectivement. La culpabilité qu’elle portait en elle se référait moins aux imbroglios érotiques qu’au fait qu’elle participait à l’impuissance des hommes qui ne surent freiner l’État en train de se transformer en machine à tuer. Chez les deux grandes puissances présentes dans son livre, l’État planétaire et l’État universel, on ne décelait plus aucune idéologie. Il est vrai qu’après de longues guerres, les deux royaumes cohabitaient avec leurs prétendues différences, mais la différence ne résidait plus que dans les variations du poids des armées, la pompeuse rivalité ne servait plus qu’à produire un accroissement des forces. Tout ce qui comptait pour les deux centres du pouvoir c’était de trouver l’heure idéale où écraser l’adversaire. La tension née de la surveillance réciproque dans un état d’alerte maximale ressemblait à celle d’aujourd’hui, mais elle était privée de tout espoir en la victoire du camp auquel nous donnions l’avantage. Le regard voyait approcher un avenir où il n’y aurait plus aucune possibilité de choisir, même plus le moindre discernement, où toute velléité de penser serait étouffée par une monstrueuse terreur réciproque. Et si le chroniqueur, dans son désespoir, croyait encore que quelques bribes de souvenirs de liberté ne se laisseraient jamais étouffer, il lui fallut bien reconnaître, après la guerre éclair de l’État voisin qui faisait des deux royaumes une seule puissance, que le redoublement de bestialité avait éteint même cette étincelle d’un rêve. La fin de cette douloureuse quête de vérité allait à l’encontre de nos propres intentions, même si Hodann admettait sans réserve que la poétesse se montrait apte à exprimer les pires de nos craintes. Nous qui avions appris à agir d’après des réflexions pratiques, dit-il, nous avons également tendance à établir une corrélation entre les êtres que nous fréquentons et une politique susceptible de subir des influences, des modifications et pourtant nous ne pouvons éviter de nous rencontrer soudain dans des régions totalement étrangères, sans loi. Nous fermons les yeux devant ces abîmes parce que nos forces s’y épuiseraient, nous nous en tenons à ce qu’on peut faire connaître, nous sommes pressés, nous sommes obligés de nous mettre rapidement d’accord sur des problèmes actuels, nous devons nous contenter de mots d’ordres superficiels pour faire face aux dangers immédiats et, ce faisant, nous nous accommodons d’approximations. Nos aptitudes suffisent tout juste à régler sommairement notre adaptation aux problèmes quotidiens, sur les terrains de chasse émotionnels nous restons seuls. La morale, l’éthique, nous les transférons au plan des relations extérieures et nous donnons ainsi à nos actions l’apparence de la responsabilité, quand tout craque de toutes parts nous nous rendons responsables réciproquement, il ne nous reste aucun espace où nous pourrions nous rejoindre désespérés, ignorants, martyrs et infirmes. Boye, dit-il, avait raison. Elle ne voulait plus vivre cette vie truquée, ce désastre de la raison, elle en paya le prix en sombrant dans l’impasse. Nous autres, dit Hodann avec son sourire entrecoupé de toussotements, nous nous en tenons à cette morale, cette éthique, car c’est le meilleur de ce que nous avons gagné sur notre incertitude, nos doutes. Même si la surface sur laquelle nous agissons, est extrêmement fine, ce que nous y avons en commun vaut mieux que le taillis sans fond de pulsions et de nostalgies qu’elle recouvre.
Après avoir découvert en Union soviétique l’absence d’enthousiasme que ses espérances idéalistes avaient toujours associée à ce pays, elle s’était libérée de l’emprise de l’appareil de contrôle et s’était livrée en Allemagne sans arrière-pensée aux sinistres fantasmes de la nouvelle communauté. Elle n’avait pas pu résister, elle avait joint sa voix aux chants d’allégresse, dans la volonté de se fondre avec la masse, et ce qui la poussa là ce n’était pas le désir de vivre, mais celui de disparaître dans la mort. Car se fondre dans la masse, c’est comme se fondre dans la mort, les êtres se retrouvent dans la mort, c’est dans la mort qu’ils se groupent par myriades, tous âges confondus, c’est dans la mort seulement que s’explique ce qu’a d’infini la vie humaine. Et je compris alors ce que ma mère avait signifié pour elle, elle lui avait transmis le sens d’un infini et d’une intemporalité où se retrouvait tout ce qui avait vécu et tout ce qui vivrait un jour et cela l’avait incitée à quitter ce monde. Il ne lui restait rien d’autre. Elle avait exploré tous les moyens d’en sortir en cas d’urgence. Son approche des êtres perdit de son naturel, se transforma malgré elle en une suite de vivisections, impossible de se prendre encore d’attachement pour quiconque car on ne pouvait plus se sentir en sécurité devant personne, en un rien de temps l’être le plus proche devenait un traître, il fallait, devant tout un chacun, veiller à ne pas livrer la moindre bribe d’une pensée. Même les rêves valaient une condamnation depuis que l’appareil de l’État qui s’était révélé à elle avec une telle sévérité possédait Kallocaïn, ce sérum de vérité capable d’arracher à n’importe qui ses secrets les plus intimes. L’utilisation de ces injections avait été légalisée, et l’horreur c’est qu’elle-même, le Je du livre, avait inventé cette solution aux reflets verdâtres. Parce que, malgré elle, elle voulait savoir, parce qu’elle ne s’était pas accommodée de la mise au pas de la pensée mais avait gardé vivantes en elle les traces d’un langage antérieur, elle se condamna elle-même à mort. Car dans un monde où l’État était le seul à exercer le pouvoir et exigeait qu’on s’y adapte absolument, avoir faim de connaissances personnelles était interdit, le simple fait de se rappeler des formes de vie différentes ne pouvait qu’aboutir à se faire condamner. Quand le truquage et le mensonge s’étaient proclamés vérités suprêmes, le seul acte qu’on pût encore qualifier de vrai fut le suicide. Risquant à tout instant d’être découvertes, quelques rares personnes avaient choisi le crime qui consistait à fuir la domination de l’État et à chercher dans quelque coin solitaire une existence qui leur permette, après l’époque des grandes guerres, d’entretenir la mémoire d’une civilisation engloutie.
L’inquiétant, reprit-il, appuyé contre la paroi de la cage d’escalier, ce n’est pas l’atrocité que nous sommes capables de voir si nous faisons un effort, mais c’est notre incapacité à reconnaître ce qui est inéluctable dans sa banalité et son opacité. Car qu’était-ce donc, dit-il et son regard fixa la rue récemment construite sur laquelle des enfants passaient à bicyclette, luttant contre le vent, ces chiffres dont l’effroyable montant nous troublait tant, ces nombres d’êtres humains qui, traversant tous les paysages de la terre, marchaient vers leur mort, n’étaient-ils pas la règle depuis les temps les plus reculés, la masse des nombres ne nous laissait-elle pas indifférents plutôt que capables de comprendre, parce que l’habitude en était depuis longtemps inscrite dans nos gènes, l’histoire de l’humanité n’était-elle pas une histoire de meurtres, dans le processus de décimations où les plus forts abandonnaient les plus faibles les hommes n’avaient-ils pas depuis toujours, par centaines de milliers, par millions, été réduits en esclavage, abattus comme du bétail dans le royaume d’Assyrie et d’Égypte, dans le royaume des Hellènes et des Mayas, sous le signe du droit suprême de la domination, des prétentions les plus sacrées à diriger, le plus souvent en l’honneur de divinités, le tout souvent accompagné d’idées humanistes, voire démocratiques, condamnés à l’infériorité, dévalorisés, les Romains persécutant les Chrétiens, les Perses anéantissant les Babyloniens, les Arabes envahissant la Perse, les Musulmans qui vainquirent les Hindous, les Espagnols qui exterminèrent les Maures et les Musulmans, les tribunaux de l’Inquisition, les monstrueuses entreprises de piraterie du colonialisme dont des peuples entiers furent les victimes, n’ont-ils pas toujours prétendu agir au nom de la justice, de la supériorité d’une race ou d’une religion par rapport à une autre qui méritait de disparaître, les assassins n’ont-ils pas toujours agi sans éprouver d’horreur, sans se repentir, sans être le moins du monde sensibles aux souffrances et aux douleurs de ceux qu’ils assujettissaient, n’étaient-ils pas toujours accourus pour exécuter les ordres des César, des rois et des princes, des flibustiers, des anabaptistes et des aventuriers paranoïdes, y compris ceux des chefs de nos partis, n’avaient-ils pas été prêts de tous temps et en tous lieux à anéantir des centaines de milliers et des millions d’êtres, non parce qu’ils les haïssaient mais uniquement parce qu’il devait en être ainsi.
Pourtant, l’essentiel n’était pas que des puissances étaient à l’œuvre pour massacrer d’énormes masses d’êtres humains, mais c’était que quelques-uns avaient commencé à lutter contre de tels actes, et l’important c’était non pas qu’on n’en remarquait presque rien, que c’était si discret, mais qu’ils existaient, qu’ils avaient échappé aux persécutions, qu’ils n’étaient pas tombés dans des pièges, qu’ils se mettaient d’accord et trouvaient des voies secrètes pour se rejoindre et échafauder des plans. Le fait déterminant n’était pas qu’en cet instant des centaines de victimes étaient précipitées dans une fosse car ainsi étaient-elles déjà inutiles, c’était que quelques rares hommes disposaient d’une organisation, et de petites cellules qui devaient désormais se développer.
Dix-neuf-cent-trente, c’est alors que nous vîmes le travail politique fusionner avec le travail culturel, ce qui s’était amorcé depuis la fondation du Parti prit forme à ce moment. Déjà maint projet politique s’était imperceptiblement transformé en action culturelle. Grâce au travail d’élucidation et de formation la possibilité d’intervenir s’était développée, le parti tenait surtout à approfondir les acquis de la décennie écoulée, à les compléter par des connaissances qui parlaient déjà d’une transformation révolutionnaire des points de vue. Notre littérature, notre art et notre musique, notre théâtre, nos débats étaient à leur apogée, tout ce qui avait été commencé durant ce siècle atteignait un épanouissement sans égal. Maintenant qu’a été dispersé tout ce qui possède la force de s’exprimer, nous avons du mal à imaginer les résultats de nos recherches, les manifestations artistiques d’alors. Ce n’étaient pas seulement les œuvres d’un Piscator, d’un Brecht, de Weill et Eisler, d’un Grosz, de Dix, Schlemmer, Nolde, Beckmann et Klee, d’un Döblin, de Musil, Broch, Jahnn ou Benjamin, c’était l’atmosphère dans son ensemble, empreinte de vitalité, d’une fantaisie sans limites, du goût pour l’expérience qui constituait la vie culturelle, chaque jour apportait de nouvelles découvertes, nous étions sûrs de l’imminence d’une révolution nouvelle qui toucherait l’homme tout entier et qui serait d’autant plus mémorable que ce pays avait pour la première fois obtenu une identité nationale. Mais comment fut-ce possible, demanda-t-il, que parallèlement à cette ascension culturelle ait pu se répandre à ce point ce qu’il y a de plus bas dans les hommes, pour se révéler en quelques années plus fort que la plus simple clairvoyance. Comment ces bornes posées sur la voie vers une vie meilleure et plus juste purent-elles être anéanties si aisément par l’abêtissement, comment cet esprit critique et poétique pouvait-il se laisser bannir par la populace. Je me souviens, dit-il, comment, en compagnie de Fritz Bischoff, en février trente-trois encore, nous imaginions qu’une association du prolétariat communiste et du prolétariat social-démocrate serait capable d’enrayer ce désastre. Nous avons tenté de constituer un nouveau front unique mais le grand nombre que nous étions au départ vit partir de plus en plus d’individus entraînés ailleurs, nous qui étions si inventifs, si riches de solutions à proposer, nous nous sommes terrés, fuyant la violence qui s’était désolidarisée de toute culture. Comment peux-tu expliquer, demanda-t-il, qu’une énergie intellectuelle qui aurait pu marquer tout un siècle se volatilisa soudain, qu’un édifice tel que nous le représentaient les livres, les revues, les tableaux, les conversations et discussions se soit disloqué en un tour de main et qu’il n’est resté que la panique. Peut-être la culture nous a-t-elle échappé, dit Bischoff, parce que nous avons échoué sur le plan politique. Ce que nous considérions comme achevé n’étaient que des visions et des utopies. Il est exact de dire que ce sur quoi se fondaient les expériences était solide, la conscience mûre et ouverte. Ce qui avait été imaginé aurait d’ailleurs pu se concrétiser, mais pour bon nombre d’entre nous tout cela était comme le projet d’une architecture monumentale, l’édifice lui-même manquait encore. Nous voyions la direction à prendre mais la plupart vivaient encore dans une telle détresse, une telle misère qu’ils n’eurent pas assez d’énergie pour résister aux promesses faciles. Et puis, dans le Berlin d’avant le tournant, nous ne nous étions jamais sentis chez nous là où se rencontraient les représentants de la culture, où ils donnaient leurs pièces de théâtre et leurs concerts, organisaient leurs expositions, nous ne connaissions pas le Kurfürstendamm, pour nos soirées de formation on nous trouvait dans les cellules des quartiers, dans les répétitions de quelque bref spectacle Agitprop, pour fêter Octobre, le premier mai, pour les élections.
II
Durant cet été ils avaient beaucoup discuté, se demandant selon quels principes pouvait se réaliser l’unité, qui pouvait être accueilli, qui devait être refusé, et la seule réponse qui fut prononcée chaque fois c’est que quiconque avait prouvé qu’il était prêt à résister devait être considéré comme membre du groupe.
La culture, c’est la contradiction, dit-il, et la révolte. La force de la révolte devait se mesurer à l’intensité de l’oppression. Tant qu’il y avait de la résistance il y avait aussi de la culture. Dans le silence, dans l’acceptation, la culture disparaît, il n’y a plus que le cérémonial, le rituel.
Tandis que les uns n’admettraient pas un front unitaire contre le fascisme, il y en avait d’autres comme les vieux syndicalistes Krebs et Mugrauer, qui voulaient travailler avec le parti communiste. Les deux groupes s’efforceraient de gagner les travailleurs, ici dans le but d’accaparer le plus possible ce qui existait encore, de faire du Front ouvrier allemand la base de la reconstruction des syndicats, là avec l’intention d’éliminer tout ce qui avait conduit à la naissance du fascisme et de faire surgir de nouvelles organisations sociales. Tarnow et Stechert étaient les plus connus parmi les publicistes sociaux-démocrates. En réalité, l’ensemble de la section du parti était composé d’un centre intellectuel.
L’Alliance ne durerait que jusqu’au jour de la paix. Après la destruction des forces de la clandestinité et l’épuisement de la plus grande partie de l’opposition bourgeoise, les politiciens communistes en exil se retrouvaient seuls à travailler pour un Front uni et, du même coup, pour un État allemand uni. Du fait que les sociaux-démocrates qui voulaient travailler avec eux étaient devenus de plus en plus rares, l’image du Front ne pouvait que porter la marque que lui donnait le parti communiste. Lorsqu’on parlait maintenant d’un Front révolutionnaire antifasciste, ce n’était pas l’expression d’un désir devant l’incertitude quant à l’évolution du pays, mais le signe d’une lutte des classes élargie, entre l’impérialisme et les forces socialistes. Dans ces débats les communistes devaient s’assurer leur place. La nécessité de convaincre quiconque serait encore prêt pour une alliance justifiait l’idéologie qui empiétait sur les activités du Bund.
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