L’Aliénation : vie sociale et expérience de la dépossession – Stéphane Haber
INTRODUCTION : SAUVER UN CONCEPT MALADE
Employer le mot d’« aliénation », c'était désormais s'exposer à se voir reprocher une approche rudimentaire de la réalité sociale, inattentive à la complexité et aux ambivalences des phénomènes comme des tendances historiques. C’était apparemment en rester à l’image d’agents sociaux complètement investis par les forces collectives et devenus absents à eux-mêmes. C'était donner l'impression que l'on n'a pas compris que le caractère froid, mécanique et englobant des puissances sociales « étrangères qui semblent régir la société moderne n’est qu'une apparence grossière, dans laquelle (selon les fonctionnalistes) ou derrière laquelle (selon les interactionnistes et les pragmatistes) il faut apprendre à discerner les complexités et les ambiguïtés d’une réalité sociale protéiforme.
«Aliénation » dans le langage courant actuel : une psychologisation ambiguë
Bref, dans un monde qui n’est plus celui de Marcuse ou de Debord, l’aliénation ne désigne plus qu’une manière de dire que l’on ne se sent pas soi-même (ou plus subtilement, que l’on ne peut être soi-même), et cela d’une façon différente par rapport à celle que nous obtiendrions si nous nous représentions notre propre action comme gouvernée par des dieux et l’emprise de destins, comme altérée par les passions, ou encore comme mue par des dispositifs techniques et manipulatoires tels que ceux qui peuplent la science-fiction.
La première idée est la plus simple. L'aliénation des individus, révélée par les sentiments de malaise et d’étrangeté, a des causes et celles-ci sont parfois sociales, dit-on. Il y a des situations, des institutions, des dispositifs, des lieux, des dispositions juridiques, des habitudes, qui peuvent être qualifiés d’« aliénants» : on veut dire par là qu'ils ne permettent pas, en moyenne, aux gens de se sentir « chez eux », de les considérer comme des éléments familiers ou positifs de leur environnement, qu'ils sont propres au contraire à provoquer ou même seulement à renforcer les sentiments de malaise et d'étrangeté auxquels des individus pourraient parvenir tout seuls au gré des hasards biographiques malencontreux ou des dispositions du caractère.
On peut donc conclure qu’« être aliéné » signifie ici à la base « ne pas pouvoir être soi-même » ou « ne pas bénéficier des conditions qui permettent d’être/de devenir soi-même ».
En même temps, considérée à partir de ses causes sociales, l'aliénation peut être inconsciente. On veut dire par là que « normalement », les individus devraient éprouver ces passions tristes face à certaines composantes de leur environnement social, et que si cela n’arrive pas, c'est qu'ils sont sous l'emprise de certaines croyances ou de certaines habitudes qui les rendent aveugles au caractère « aliénant » de la situation qu’ils connaissent, c'est-à-dire au fait qu'elle ne leur permet pas de mener une vie « libre », « authentique », « saine » ou encore « digne ».
Dans ce second sens, le terme « aliénation » peut ainsi servir à mettre en cause les individus qui entrent dans un jeu social quelconque avec un peu trop d’empressement et avec une passion superficielle qui limite leur champ de vision, conditionne une partie de leur conduite et les amène à des investissements intellectuels et douteux.
Signification historique de la notion d'aliénation pour la théorie de la société
Cependant, l’idée d’aliénation semble plus riche que celle de dépossession stricto sensu. Joignant l’« être » à l’« avoir », elle permet apparemment d’en désigner aussi certaines conséquences sensibles et certains aspects concrets pour la vie sociale et la vie individuelle.
A.La préhistoire du modèle de l’aliénation
L’invention des grands thèmes de la philosophie classique de l’aliénation
Premier moment : Hölderlin. Puisque l’ouvrage ne fait pas d’usage particulier de la terminologie de l’Entfremdung ou de l’Entausserung, ce n’est qu’au regard rétrospectif instruit par le contenu des Manuscrits de 1844 que le grand texte d’Hypérion peut se révéler comme la forme originaire de la philosophie classique de l’aliénation -une forme extraordinairement riche et prometteuse.
Deuxième moment : Feuerbach. Bien qu’elle soit présente dans L'Essence du christianisme ou dans ses autres textes, Feuerbach n’y utilise pas la terminologie de l’aliénation de manière très systématique.
Troisième moment : le jeune Marx. Les récits traditionnels, initiés par Marx lui-même, veulent que les idées des Manuscrits de 1844 résultent d’une importation conséquente des schémas issus de L’Essence du christianisme sur le terrain réaliste de l’économie politique.
En fait, il semble tout aussi judicieux de croire que ce que fait le jeune Marx, c’est récapituler et unifier les deux stratégies (d’ailleurs non incompatibles) par lesquelles s'était exprimé jusque là le paradigme de l’aliénation : l’aliénation comme séparation/souffrance vécue (Hölderlin, le jeune Hegel) et l’aliénation comme projection/appauvrissement de soi (le Hegel de la maturité, Feuerbach). Et ceci sur la base d’un investissement du présent contemporain comme cible d’une critique relevant de la théorie sociale. C'est cette conjonction que révèle la focalisation sur la situation du travailleur et l’alliance qui se noue chez le jeune Marx entre la problématique de l'aliénation et une philosophie du travail. En effet, Marx, empruntant à la première stratégie, celle de Hölderlin, utilise bien la notion d'aliénation pour décrire une situation d’isolement, de séparation, de souffrance et de dépossession : celle du prolétaire moderne. Et, empruntant à la seconde stratégie, celle de Feuerbach, il rattache cette situation au modèle d'une dépossession objective et d'une projection mutilante, celle dont bénéficie illégitimement l'objet de la fabrication artificielle.
B.Marx : une entrée maîtrisée dans la problématique de l’aliénation objective
a) Les idées de 1844 : aliénation objective et aliénation subjective
Premier moment : la définition primitive de l’aliénation (p. XII30).
Deuxième moment: l'aliénation propre au travail comme tel (p. XXIII). Sous le nom d’« aliénation du travail » (par opposition tacite à celle du produit du travail), Marx y approfondit donc le phénomène de l’aliénation subjective, i.e. l’aliénation comme situation vitale générale liée aux conditions du travail. Malgré la fascination qu’a exercée l’image de la force autonomisée, objectivée, à partir du travail, c’est cet aspect qui est le plus original de ces pages, celui en tout cas auquel il consacre les analyses les plus détaillées. Ici, l'aliénation subjective est plutôt décrite comme le corrélât ou comme le contrecoup de l’aliénation objective -celle du produit du travail qui alimente un système mort. Un corrélât ou un contrecoup qui a cependant des structures spécifiques et possède une teneur phénoménologique qui mérite d’être appréhendée à son niveau propre.
Troisième moment : les conséquences anthropologiques du travail aliéné (p. XXIV).
Marx se place désormais sur un troisième niveau, celui où l’aliénation se présente sous le visage de la perte d’une nature dont les conditions de travail dégradées seraient le principe. Il espère peut-être par là parvenir à une caractérisation plus précise de l’aliénation capitaliste du travail, en tout cas à une caractérisation historique de la situation dont il était parti en montrant en quoi elle est radicale, autrement dit diffère qualitativement d’états apparemment analogues.
L’aliénation n’est plus ici simplement la séparation avec soi et la diminution de soi qu’implique la contrainte sociale, mais, plus précisément, la perte d’un rapport vital à l’étant, une façon de sortir de l’univers de l’existence sociale normale. L’aliénation, ce n’est pas la perte d’un soi monadologique et substantiel (une telle interprétation n’était pas totalement à exclure d’après le texte tel qu’il se présente jusque là) ; c’est le fait de devenir autre à l’autre alors qu’il devrait être un alter ego, ce qui implique une sortie hors du monde des relations de communication qui définissent normativement ce qu’est une communauté humaine. Marx n’approfondit pas ce point. Il englobe immédiatement ces intuitions interpersonnalistes dans une espèce d’ontologie dogmatique d’allure spinoziste.
S’affirmer comme actif, c’est à la fois affirmer la nature et autrui, autrui comme « partie de la nature » (Spinoza) et la nature comme ce par quoi je me trouve de plain-pied avec autrui. Sur cette base à peine explicitée, Marx affirme donc que le travail aliéné sépare l’homme de la nature et de son congénère.
Quatrième moment : la phénoménalisation économique de l'aliénation (fin de la p. XXV).
Cinquième moment : le monde aliéné (p. XXV et suivantes).
Sixième moment : fondations théoriques antihégéliennes (p, XII et suivantes du troisième manuscrit).
b) L’évolution après 1844 : aliénation objective et expérience subjective de l’exploitation
Finalement, Marx et Engels semblent désormais considérer la catégorie centrale des Manuscrits de 1844 comme un leurre métaphysique - comme une illustration caricaturale de l’opération spéculative qui consiste à penser les contenus contingents (par exemple des aspects ou du devenir de quelque chose) comme des émanations d’une substance-sujet, donc comme un développement de cette chose.
On peut conclure deux choses de ce passage, qui confirment à leur manière l’approche althussérienne portée à majorer la différence de perspective entre les Manuscrits parisiens et L’Idéologie allemande.
D’une part, « l’aliénation » de 1845 n’est plus pensable sur le mode d’une perte de substance appelée à se dépasser dans une réappropriation finale à venir qui permettrait de renouer avec un âge d’or de transparence et d’intimité avec soi. L’aliénation n’est plus pensée que comme un fait structurel, celui de l’absence objective de maîtrise objective des agents sur ce qu’ils font, sans supposition donc d’un état initial plus intéressant et plus conforme à l’essence de l’activité humaine.
D’autre part, et cela constituera également un acquis définitif, il est clair au vu de ce passage que Marx et Engels sont en 1845 sur la voie d’une formulation plus intersubjectiviste du modèle de l’aliénation (lequel survit! au rejet du terme, désormais philosophiquement discrédité à cause de l’usage qu’en ont fait Hegel et ses épigones), une formulation dans laquelle le centre ne serait plus occupé par le fait qu’un sujet soit privé de ses productions, mais par le thème d’une impossibilité, historiquement advenue, que la puissance d’agir collective incarnée dans la production économique soit dirigée par les producteurs.
Enterrement de l’aliénation dans Le Capital ?
Mais cette lecture affadit considérablement les nouveautés méthodologiques et théoriques du Capital Car avec le « fétichisme », Marx semble discrètement installer la pensée de la dépossession sur des bases ontologiques solides qui échappent complètement au subjectivisme hégélien.
Présence et aconceptualité de l’aliénation dans Le Capital. Une critique
Que faut-il finalement conclure de tout cela ? Un résultat possible consisterait à mettre en cause la stratégie dangereuse de Marx qui consiste à parler sans cesse de l’aliénation au sens de 1844 (c’est-à-dire, concrètement, des deux visages de la dépossession retenus par Marx : la soumission à une logique objective extrinsèque et l’amoindrissement de la vie subjective, à commencer par ses aspects corporels tels qu’ils sont saisis dans la polarité de la santé et de la maladie, du bien-être et de la souffrance) sans jamais théoriser à son propos, autrement dit sans chercher, en particulier, à unifier son propos critique dans ce domaine.
C. De Marx à Lukâcs : l’autonomisation de la théorie de l’aliénation objective
b) La théorie de la réification dans Histoire et conscience de classe : l'accomplissement de la théorie de l'aliénation objective
Lukâcs, quant à lui, part de l’analyse du « fétichisme de la marchandise » et non de la monnaie en général pour définir ce qu’est la Verdinglichung. Nous savons qu’il y a fétichisme quand, sous la pression du fonctionnement du marché lui-même, nous en venons à croire que l’essentiel, dans la vie économique, c’est le mouvement des choses, des biens marchands en l’occurrence, qui circulent et s’échangent. Sans même faire intervenir le thème de la « production » comme source des biens, il s’agit déjà là d’un phénomène que l’on pourrait qualifier de « réifiant ». En effet, l’illusion consiste à percevoir un échange de biens qui s’opère selon les lois anonymes du marché là où il s’agit en fait d’un échange social, d’un échange conscient entre des personnes qui comporte divers aspects et diverses conséquences pour les individus concrets. En ce sens, on peut d’ores et déjà parler d’une « réification de la relation sociale ».
L’aliénation voulait, à l’origine, révéler une corruption interne « profonde » du sujet ; la réification, opérant une Aufliebung de cette ambition, entend, en quelque sorte, s’en tenir à la surface : il y a des phénomènes sociaux particuliers qui, en tant que tels (et non pas en tant qu’ils révéleraient une mystérieuse absorption du sujet par l’objet) expriment et causent en même temps une déformation du mouvement spontané de l'agir.
La critique de la marchandisation. La première réponse à la question posée pourrait consister à dire que ce qui intéresse Lukâcs, c’est l’approfondissement d’une critique de la marchandisation que Marx n’avait fait que suggérer, ce qui serait rendu possible par l’une des nouveautés apparentes de son approche, à savoir sa focalisation sur les effets sociaux du capitalisme au-delà de l’exploitation elle-même19. La « Verdinglichung » permettrait alors de fonder une analyse des effets de la tendance à la marchandisation universelle qui n’a été qu’effleurée dans Le Capital.
Dans un deuxième temps, Adorno interprète cette transformation comme la conséquence directe d’une commercialisation de la musique classique. Sa présence comme bruit de fond dans la publicité ou au cinéma, le fait que l’on s’autorise des « arrangements » qui permettront à l’industrie du disque de faire de gros profits grâce aux partitions de Mozart, constituent deux autres aspects de cette marchandisation, mais elle s’impose en fait partout avant même que l’industrie du disque ne lui donne un aspect plus visible. Cet argument anti-commercial exprime la position centrale d’Adorno : le fétichisme, c’est l’adoration, historiquement ironique, de ce qui, à la suite de la marchandisation universelle, n’est malheureusement déjà plus définissable que comme une valeur d’échange en elle-même insignifiante pour la vie -une adoration qui vient compenser illusoirement la perte mutilante d’une effectivité, autrement dit de la valeur d’usage dans sa plénitude.
La critique de l’attitude instrumentale dans le monde humain.
La critique des systèmes de l’aliénation objective.
Chapitre 2. Conséquences et contrecoups de l’échec lukâcsien : crise du modèle de l’aliénation, redécouverte de la subjectivité
B. La crise historique de la philosophie classique de la dépossession aliénante. Une présentation synthétique
Debord : une tentative inachevée de mobilisation sociologique du thème de l'aliénation
Pour montrer la façon dont cette perspective s’est imposée, nous partons de l’échec de l’une des expressions les plus achevées et les plus fameuses de la philosophie classique de l’aliénation telle qu’elle s’est manifestée dans les synthèses philosophico-sociologiques de l’après-guerre.
Le propos de La Société du spectacle n’est pas tout à fait inédit puisqu’il retrouve sans le savoir des hypothèses et des schémas explicatifs depuis longtemps familiers aux connaisseurs de l’Ecole de Francfort. Même dans le cadre francophone, les études de Pierre Naville, et surtout d’Henri Lefebvre entendaient ainsi déjà prendre en compte dans un cadre marxiste les évolutions globales liées au développement économique postérieur à 1945, ainsi qu’aux régulations et aux formes socio-culturelles qui lui étaient inhérentes. Ils cherchaient à illustrer la notion marxienne d’aliénation grâce à des exemples empruntés aux analyses de la civilisation urbaine, des loisirs organisés et de la consommation de masse, plutôt que grâce aux classiques études de Georges Friedmann sur les effets du taylorisme à l’usine (voir Le Travail en miettes, 1956), qui prolongeaient la voie royale de l’étude de la condition ouvrière. On peut dire à gros traits que Debord, avec une éloquence singulière et un talent spéculatif assez unique, a voulu ressaisir 1'ensemble des traits caractéristiques de la société capitaliste de l’après- guerre, particulièrement dans ses aspects culturels à partir de la problématique de 1'« aliénation » et celle du « fétichisme de la marchandise », qui ne sont pas distinguées chez lui. Debord met en effet l’accent sur ce phénomène typiquement capitaliste qu’est le redoublement de l’apparence qui place le produit à distance des conditions réelles de sa production et confère une sorte de vie propre à la circulation des biens, devenue illusoirement primordiale aux yeux des agents sociaux, qui s’effectue au-dessus de la sphère de la production. Mais pour lui, ce n’est pas simplement dans les lois anonymes du marché que cette apparence s’impose à l’époque contemporaine : avec la publicité, les loisirs organisés, l’industrie de la culture de masse, etc., ce qui s’impose comme une nouvelle forme et une nouvelle force sociales, c’est bien plutôt un ensemble d’images obsédantes et omniprésentes qui non seulement masquent la réalité des rapports sociaux mais se constituent en effectivité complète, autosuffisante, détachée de tout enracinement social et économique.
Debord nomme « spectacle » ce système global d’images qui défait la traditionnelle séparation entre la société et la culture ; il constitue pour lui la radicalisation de ce qui se jouait dans le fétichisme marchand et accomplit l’inversion de l’agir en contemplation passive, à la limite captivante et hallucinatoire. Cette hypothèse critique se relie de façon originale au thème classique selon lequel, dans une situation irrationnelle, les individus et les classes sont des jouets passifs de forces sociales qu’ils ne peuvent maîtriser ; elle se rattache à une mise en cause des différents « spectacles » dont la société de consommation et l’industrie de la culture abreuvent les membres des sociétés développées. En effet, dans le monde spectaculaire, le produit ne se borne plus à se faire passer pour un bien d’échange déterminé par les lois du marché ; « négation de la vie devenue visible », il voudrait aussi se travestir en intégrant immédiatement le statut d’image, en se détachant du sérieux de la production comme de celui des échanges marchands. Etre vu se substitue à être échangé, la circulation de l’image emporte tout. L’affirmation tautologique de la valeur de ce qui se montre et se voit remplace l’autonomie illusoire du commerce des choses.
Pour approfondir la nature du spectacle, Debord passe du modèle de la réification marchande à celui de l’aliénation : suivant le modèle lukâcsien, il subordonne (sans le dépasser) le schéma de la dépossession comme perte de soi à la thématique de la domination des systèmes reposant sur l’échange anonymes de valeurs indépendant de la volonté des agents, à cette différence près que le centre de gravité de l’analyse ne se situe plus, comme dans Histoire et conscience de classe, dans la mise en évidence des conséquences réifiantes de l’échange marchand pour l’ensemble de la vie mais bien dans la dénonciation du système de fabrication et de diffusion des fantasmagories qui est désormais au cœur de la domination sociale. La réification signifie maintenant que l’ensemble des valeurs sociales se matérialisent tendanciellement dans des images qui circulent comme circulent les biens marchands, que ces images échappent aux agents sociaux et exercent une emprise indue sur leur existence. Comme chez Feuerbach, l’aliénation se définit donc par l’emprise projective de l’imaginaire sur l’existence humaine. D’une certaine façon, la fusion des deux modèles de la réification et de l’aliénation est donc plus profonde chez Debord que chez Lukâcs.
Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse. La technique spectaculaire n’a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a seulement reliés à une base terrestre. Ainsi, c’est la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne rejette plus dans le ciel, mais elle héberge chez elle sa récusation absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains dans un au-delà ; la scission achevée à l’intérieur de l’homme.
L’image spectaculaire, « fabrication concrète de l’aliénation », place, selon Debord, les hommes à la fois à distance d’eux-mêmes (autrement dit, de leur activité), à distance du monde et d’autrui. L’image déforme et sépare en même temps qu’elle voile. C’est ce qu’il suppose lorsqu’il affirme que dans une société de marchandisation et de consommation généralisée, rien n’est sérieux, tout n’est qu’apparence et que l’ensemble de ce qui avait de la valeur se trouve emporté ou trivialisé. Debord retrouve l’inspiration lukâcsienne lorsqu’il interprète ce nivellement et cette dévalorisation comme des conséquences du passage du qualitatif au quantitatif - mais un quantitatif qui, par rapport au monde encore wébérien de Histoire et conscience de classe, a appris à se nier lui-même dans cette caricature insistante de l’antique aura des œuvres d’art que confère à n’importe quel contenu le statut d’image. La publicité, la télévision, le cinéma hollywoodien remplacent le pouvoir réglementaire de l’État national à titre de vecteur principal d’une transformation du monde social qui, selon les cas, va au- devant des exigences fonctionnelles du capitalisme ou bien en résulte historiquement. Économiquement, cela signifie que c’est la consommation plutôt que la production qui forme le terrain de l’aliénation par excellence.
La consommation aliénée devient pour les masses un devoir supplémentaire à la production aliénée. C’est tout le travail vendu d’une société qui devient globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre.
Historiquement, la tentative situationniste pour reprendre les thématiques de la réification et de l’aliénation dans le cadre d’une analyse critique des conditions culturelles et sociales issues du développement économique de l’après-guerre a échoué. Elle est marquée par un certain nombre de faiblesses intrinsèques et d’obscurités qui se révèlent à la difficulté de répondre à la question de savoir à quoi il faut opposer l’illusion du système d’images généralisées qui condamne les individus et les classes au statut de simples spectateurs. Est-ce, ontologiquement, à la réalité du travail productif comme origine vraie des choses sociales, sociologiquement, à l’effectivité des rapports sociaux masqués par les jeux imaginaires, ou encore, normativement, à la possibilité d’une communication authentique, garante d’une reconnaissance mutuelle véritable des personnes ? Le texte de Debord évoque successivement ces trois options sans les approfondir ni tenter de les articuler entre elles. Dans la sociologie française ultérieure, cette défaillance va être perçue comme le signe certain d’une inconsistance de la position situationniste : celle-ci, va-t-on dire, rattache l’analyse de la culture à une conception du social qui ne fait aucune place aux agents, à leurs pratiques et à leurs représentations spécifiques, parce qu’elle présuppose abusivement qu’elles ne sont déjà plus que des émanations de forces globales qui échappent et dominent les individus.
Boltanski : la trivialisation finale de la thématique de l’aliénation
L'Amour et la justice comme compétences prend une distance supplémentaire par rapport à la thématique de l’aliénation au sens où celle-ci est porteuse d’une vision déterministe et holiste du social, c’est-à-dire s’oblige, de façon platonicienne, à considérer les agents comme vivant dans un monde faux -plus précisément comme étant essentiellement dépossédés de toute réflexivité authentique et de toute prise réelle sur le monde, tant au point de vue théorique qu’au point de vue pratique. Mais il le fait sur des bases qui ne sont pas fondamentalement différentes de celles de La Distinction. Pour le confirmer, considérons le traitement exprès de la thématique de l’aliénation dans Le Nouvel esprit du capitalisme. Dans cet ouvrage, Boltanski et Chiapello cherchent à identifier les différentes modalités classiques de la pensée critique dirigée contre le capitalisme telles qu’elles semblent émerger à nouveau dans les années 90 sous la pression des crises et des pathologies sociales issues du démantèlement des régulations fordistes de l’après-guerre. Ils distinguent la critique sociale et la critique artiste -la première axée sur les injustices, principalement celles qui naissent dans la monde du travail, des inégalités et des exclusions dont il est le théâtre, la seconde axée sur les dommages que le mode de production capitaliste inflige tant à la culture qu’au projet d’une vie humaine définie par la liberté et l’épanouissement des personnes. Sous le titre déconcertant de « critique artiste », ce qu'il faut repérer, c’est bien la critique de l’aliénation, sous les formes qu’elle a prise dans les années d’après-guerre (par exemple dans les courants de pensée influencés par le situationnisme ou proches de lui) : une critique de l'aliénation qui, brièvement parlant, s'est déplacée du monde du travail vers celui de la culture, développant ainsi des possibilités théoriques longtemps restées indisponibles du fait de la focalisation sur la condition ouvrière .
Chapitre 3. Au-delà de la réification. Vers une réactivation de la problématique de l’aliénation subjective
A. L’aliénation comme distorsion du rapport à soi-même
En quoi consiste l’aliénation (die Entàusserung) du travail ?
D’abord, dans le fait que le travail est extérieur au travailleur, c’est- à-dire qu’il n’appartient pas à son être, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne connaît pas le bien-être, mais le malheur (nicht wohl, sondern unglückiich fühlt), n’exprime pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et mine son esprit. En conséquence, le travailleur n’a le sentiment d’être lui-même (bei sich) qu’en dehors du travail et, dans le travail, il ne se sent pas dans son élément (nicht zu Haus). Il est dans son élément quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne s’y trouve plus. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé (Zwangarbeit)
(Ôkonomisch-philosophische Manuskripte, p, 60 ; tr, fr. (modifiée), p. 59-60.)
Définitions intuitives préalables
Par l’expression « soi » (ici, le soi-objet, la personne), le soi au sens d’un « monde » que vise le soi agissant qui peut être lui-même, il faut ici entendre le Selbstwelt, autrement dit l’ensemble très relativement unifié d’éléments qui s’étagent des sensations, des émotions, des états internes de l’instant présent, jusqu’aux éléments plus structurants et durables comme les pouvoirs et les tendances du corps propres, les attachements, les préférences, les traits de caractères et les habitudes, les expériences sédimentées, les savoirs acquis et les compétences concrètes, qui composent la personne concrète. C’est le « monde propre » ou le « monde intérieur » (selon une expression française sans doute plus trompeuse que le Selbstwelt allemand en raison de ses connotations intimistes et introspectivistes).
Dans le mensonge sur moi-même que je fais à autrui (la fausse déclaration à propos de ce que l’on sent, de ce que l’on est, de ce que l’on a été, etc.), l’expression que je produis se détache consciemment de ce que m’enseigne la conscience de moi-même (en fait une conscience d’états ou de faits déterminés) et le savoir diffus que j’ai de moi-même comme d’une personne ayant un caractère et une histoire. Avec le manque de sincérité (pour autant qu’il soit devenu une espèce de disposition systématique) ou le manque de lucidité fréquent sur soi (je me « raconte des histoires » sur mon compte, j’occulte des aspects ou des épisodes sombres de mon histoire personnelle, je néglige certaines de mes possibilités) se produit un phénomène d’intériorisation du mensonge.
On peut d’abord parler d’un rapport à soi-même aliéné lorsque l’abaissement moral inhérent à certains traits d’une culture ou à des rapports sociaux retentit sur la relation que l’individu entretient à lui-même. Ainsi, dans le sentiment d’humiliation, je me rapporte à un aspect de ma personne comme à quelque chose qui suscite forcément chez autrui la réprobation, voire le mépris et, du même coup, provoque par contrecoup la honte, mais aussi parfois la colère et la révolte chez moi.
Dans l’auto-exploitation et l’auto-instrumentalisation en revanche, je me rapporte à une partie de mes capacités comme à quelque chose dont l’exercice et le perfectionnement méritent de l’emporter sur toutes les autres fins, quel qu’en soit le prix. Ainsi, l’intériorisation contrainte des exigences de virtuosité et de performance a-t-elle constitué un aspect notable de la dégradation des conditions de travail dans les pays développés au cours de ces dernières décennies, mais elle s’est aussi exprimée dans d’autres domaines de la vie sociale. Le corps du manager, patiemment musclé dans les salles de gymnastique pendant la pause de midi raccourcie et pendant le week end, lui aussi dûment rentabilisé, doit ainsi symboliser sa disponibilité à tous les idéaux à la mode de l’auto-instrumentalisation (et, parallèlement, de P instrumentalisation impitoyable d’autrui), y compris à ceux qui dépassent le strict cadre professionnel... Certes, entre le légitime approfondissement des talents dont on se croit doté (ou même le simple exercice plaisant de la fantaisie individuelle) et le forçage d’une possibilité qui s’actualise dans l’excès et au détriment de beaucoup d’autres, la distinction n’est jamais facile à établir. Mais c’est bien typiquement dans ce genre de conditions de choix pratique unilatéral et réifiant que peut s’engendrer un rapport aliéné à soi-même, dans lequel je me conduis à l’égard d’une partie de mon Selbstwelt comme je le ferai à l’égard d’une ressource exploitable ; elle m’est devenue autre au sens de ce qui a cessé de se donner normalement, souplement, comme un élément qui constitue, parmi d’autres, mon identité.
La voie psychiatrique. La schizophrénie comme limite et comme type idéal
L’aliénation au sens assez précis où nous la prenons n’est pas une catégorie opératoire de la psychiatrie, et si l’on y utilise ce terme dans certains courants (par exemple ceux qui s’inspirent de la phénoménologie), c’est déjà pour interpréter philosophiquement l’allure commune à certains symptômes, et non pour permettre de décrire ceux-ci, encore moins pour les classer et les expliquer. Nous utiliserons pourtant ici la psychiatrie comme une discipline savante dans laquelle, comme au terme d’une expérience de pensée, le thème de l’aliénation du ou dans le rapport à soi-même a été exploré sous ses formes les plus manifestes parce que les plus extrêmes. Elle fournira ainsi une assise plus solide à nos définitions préalables.
Pour une contextualisation du modèle de la négation de soi. L ’affaiblissement du rapport positif à soi.
Le but explicite que Honneth se propose est de montrer comment le « rapport positif à soi » est intersubjectivement conditionné. Pour ce faire, il analyse la manière dont il est factuellement rendu possible par l’existence de trois tonalités vitales et affectives par lesquelles on se vise implicitement soi-même à titre de sujet pratique qui se croit, pour ainsi dire, digne de l’être et se trouve motivé par là à s’engager dans le monde. Grâce à la « confiance en soi », le sujet éprouve une certaine sécurité fondamentale qui lui permet de nouer des liens avec les personnes et de s’investir dans les mondes sociaux ; grâce au « respect de soi », il se sait membre d’une communauté dans laquelle ses droits individuels et le principe égalitaire qui leur est lié lui assureront une certaine dignité ; grâce à « l’estime de soi », il peut considérer les résultats de son activité, ainsi que les propres particularités de son identité, comme quelque chose qui possède une valeur et un intérêt que les autres peuvent comprendre.
Honneth, dessinant par contraste les trois types d’expériences négatives de mépris correspondant à ces trois tonalités affectives, voudrait désigner ce qui peut servir de points de départ à certaines luttes sociales, celles qui visent à réaliser ou à transformer sur des bases élargies les conditions de la reconnaissance intersubjective des membres de la société. Ainsi, la violence physique ou morale atteint la confiance en soi ; l’absence de droits et l’exclusion nuisent au respect de soi ; l’humiliation rend impossible l’estime de soi. Ce seraient là les trois modalités caractéristiques du rapport à soi distordu : en perdant la confiance en moi-même, le respect de moi- même, l’estime de moi-même, je perdrai l’énergie indispensable à me réaliser, autrement dit à considérer les différents éléments du soi comme ce qui accompagne naturellement ou motive le projet de se réaliser. Et c’est parce que cette distorsion n’est pas totale qu’elle peut être comprise comme le préalable à des révoltes et à des luttes. Quoi qu’il en soit, ce que l’on tirer des analyses honnethiennes, c’est que la déformation de la communication avec soi-même ne constitue pas le bon modèle du rapport à soi distordu ; il faut plutôt penser à la faiblesse d’une sorte de sympathie primitive envers soi-même et d’une sorte d’envie, qui est un aspect de ce que l’on peut appeler la vitalité, de traduire dans le monde et devant autrui ce que l’on est par des actes et des pratiques. Je suis séparé de ce que je suis parce que me fait défaut l’impulsion qui rendrait possible l’engagement pratique.
Résumons nos acquis en quelques phrases. Il existe assurément un grand nombre d’« attitudes envers soi-même » (ou, plus précisément, envers les éléments du Selbstwelt) que nous sommes spontanément tentés de qualifier, soit d’un point de vue psychiatrique, soit d’un point de vue éthique, de « fausses », de « déformées », voire de « pathologiques ».
B.L’aliénation comme distorsion du rapport à autrui
A côté de l’aliénation dans le rapport à soi-même, l’aliénation dans le rapport à autrui et au Mitwelt en général constitue le deuxième moment du phénomène d’Entfremdung par lequel la vie individuelle passe à côté d’elle-même et se trouve dépossédée de son pouvoir doublement présentifiant de s’ouvrir et de s’exposer à l’un des mondes par rapport auquel, pourtant, elle ne peut manquer de se définir.
Sur cette base, Spinoza au cours du livre III de l’Éthique décrit l’enchaînement idéal-typique des passions qui, depuis l’ambition, en passant par l’envie, le sentiment de gloire (ou ses contraires issus de la frustration tels que la honte et l’humiliation, qui lui sont aussi peu sympathiques), convergent toutes vers la recherche de la puissance et de la domination dans lesquelles, fantasmatiquement, autrui serait constitué en miroir fidèle et en serviteur de mon auto-affirmation passionnelle. Il insiste également sur les mécanismes latéraux par lesquels les envies et les haines qui portent d’abord sur un individu se métamorphosent jusqu’à concerner toute la classe que l’individu est censé représenter aux yeux de ses adversaires passionnés. Ainsi, la détestation d’un étranger, peut-être issue au départ d’un simple malaise ou d’une surprise naïve devant des habitudes différentes, dégénère-t-elle en fureur ethnique ou nationale (Éthique, III, 46)... De même, je vais facilement détester ceux qui font l’objet de la détestation de ceux que j’aime (III, 45), ce qui conduit à des conséquences proches. L’appétit de domination décuplé par les effets de telles généralisations affectives latérales conduit finalement à la guerre (ou plus précisément à une sorte d’état de nature hobbésien encore plus immanent à la vie sociale qu’il ne l’était chez l’auteur du Léviathan), et, d’une certaine façon, c’est en fonction de cette issue (virtuellement) fatale que l’ensemble de la construction prend discrètement sens.
On peut donc conclure avec Spinoza qu’une passion dirigée vers autrui ou influencée par lui est subjectivement aliénée et/ou aliénante (c’est-à- dire s’écarte considérablement du meilleur de la vitalité de l’individu, du meilleur de ce qu’il peut être en lui interdisant d’être lui-même et constitue autrui en étranger) quand elle contribue -soit par sa propre exacerbation endogène, soit en se combinant à d’autres passions voisines, soit encore en se transformant en une passion plus violente- à forger les conditions de la guerre, c’est-à-dire d’une autodestruction des individus socialisés, bref d’une autonégation des vivants et de la vie.
Mais à un niveau moins élevé de généralité, s’attachant aux conditions psychologiques concrètes de l’avènement de la phase contemporaine de la rationalisation, Horkheimer et Adorno identifient trois conditions de la montée en puissance politique de l’antisémitisme, trois tendances qui, en se cristallisant autour de la haine des juifs, en viennent à fusionner de manière historiquement unique. (1 ) Le sadisme. Il se traduit par les pulsions meurtrières, s’accomplit dans les massacres génocidaires et s’explique, selon les auteurs, par une sorte de radicalisation de la violence originaire inhérente à l’arrachement de l’homme à la nature : il s’agirait d’une intolérance devenue folle à l’auto-affirmation de la vie qui se fixe sur certaines victimes privilégiées au gré des circonstances. (2) La paranoïa. Comme structure justifiant la violence chez les masses hypnotisées, comme manière qu’a l’agresseur de traiter ceux qu’il agresse comme les vrais agresseurs, elle constitue une structure ambiguë : elle a été à la fois nécessaire à l’émancipation humaine (pas de raison sans décision a priori de traiter la nature comme autre, c’est-à-dire comme menaçante et donc de l’agresser), mais elle a aussi été ce que la raison émancipée de la nature a voulu combattre. L’antisémitisme représente une brutale réactualisation et une simplification de cette tendance paranoïaque intérieure à la civilisation, contenue en elle et contenue par elle. (3) L’identification autoritaire. Adorno et Horkheimer affirment que l’antisémitisme qui leur est contemporain et qui été capable d’acquérir l’influence politique que l’on sait a cessé d’être une conviction individuelle au sens classique du terme. Il s’assimilerait plutôt désormais, selon eux, à une sorte de réflexe, à une croyance conformiste commandée par l’autorité, laquelle, selon les deux auteurs, exerce désormais une emprise hypnotique quasi immédiate sur les individus : cette forme de haine refléterait surtout l’avènement de pouvoirs face auxquels les sujets absorbés dans la masse ont perdu les moyens de réagir parce que le puissant, représentant de l’autorité en général, est idéalisé de façon fantasmatique et que ses mots d’ordre sont toujours acceptés.
On en conclura qu’au-delà de la critique audacieuse de la civilisation, la Dialectique de la raison interprète l’antisémitisme, en tant qu’il constitue une des pièces maîtresses du syndrome fasciste, comme le résultat d’une agrégation entre des éléments qui vont tous dans le sens d’une déformation primordialement cognitive du rapport à autrui, qui devient ainsi le pôle privilégié des investissements, destructifs (dans le cas des populations détestées) ou idéalisants (dans la cas du leader autoritaire aimé), de toute manière pathologiques.
L'identification autoritaire que la Dialectique de la raison interprète comme la source historique de la généralisation du racisme antisémite a, selon Freud, sa racine dans l’idéalisation amoureuse telle qu’elle s’applique à la personne du leader politique charismatique.
-La projection paranoïaque.
-La scénarisation perverse.
On peut conclure en quelques mots. Nous étions partis de la question suivante : qu’est-ce qu’un un style de relation aliéné à autrui, et, plus généralement, à l'esprit objectif, autrement dit un être-pour-autrui globalement manqué, qui passe à côté de lui-même et qui empêche par contrecoup l’individu qui le met en œuvre d’être lui-même ?
C. L’aliénation comme distorsion du rapport au monde
Avec l’aliénation dans le rapport à soi et l’aliénation dans le rapport à autrui, l’aliénation dans le rapport au monde (au sens de 1 ’Umwelt) constitue le troisième moment, sans doute le plus complexe, du phénomène de l’aliénation subjective dont les contours ont été dessinés sur une base critique.
Nous dirons ainsi qu’un rapport au monde est marqué par l’« aliénation » lorsque ce moment constitutif d’altérité, qui n’arrive certes pas au soi comme une catastrophe inconditionnée, tend à écraser le moment de la familiarité : lorsque cette altérité du monde d’habitude invisible, au moins contrôlée, s’impose de nouveau et fait paraître le monde comme étrange et étranger à un Soi qui s’en trouve amoindri. Dans l’analyse qui suit, nous distinguerons successivement deux cas, qui, dans la réalité, sont bien entendu le plus souvent reliés entre eux au point de ne parfois constituer que deux aspects de mêmes syndromes pathologiques.
-Une forme de vie individuelle peut être aliénée dans son rapport au monde lorsqu’elle s’interdit elle-même de jouir de cette fameuse aisance propre à l’habitant familier et confiant dont parlent les phénoménologues, parce que l’individu échoue à adopter les postures et les investissements qui feraient que le monde vécu lui apparaîtrait spontanément présent comme quelque chose de naturel, dans sa réalité donnée selon ses situations et ses régions déterminées. Mobilisant encore une fois le lexique heideggérien, nous dirons que ce qui fait défaut, c’est alors la compréhension (le Verstehen) comme aptitude herméneutique générale à saisir ce qui se présente phénoménalement dans le monde objectif selon sa nature et ses articulations propres et, conjointement, comme aptitude à s’orienter pratiquement en face de ce qui se présente de cette manière.
-Une forme de vie peut être aliénée également lorsque son rapport au monde échoue d’une façon telle que, cette fois, le monde paraît en être le principal responsable parce que, en raison de certaines de ses caractéristiques, il échappe nécessairement au travail de domestication ou de quotidianisation que fournit spontanément l’être-au-monde ou ne s’y plie que dans des conditions pathologiques. Ici, c’est le monde vécu lui-même qui s’avère non plus incompris mais invivable par nature, qui ne s’ouvre pas, qui s’obstine à se soustraire à la recherche de prises, suscitant par là la sensation d’un décalage et d’un malaise. Le rapport aliéné au monde s’explique alors par le fait que ce monde est aliénant et, comme tel, réagit immédiatement sur la nature du rapport que l’on a avec lui, qui prend alors une allure spécifique.
CONCLUSIONS
C’est ainsi que l’on peut préciser que, au fond, ce dont est dépossédé celui qui est aliéné, c’est du pouvoir d'être soi-même (qui n’est pas la perte de soi-même, comme le présupposait Marx qui, du coup, restait encore essentialiste de ce point de vue). Certes, le fait que la capacité à être soi- même et l’aliénation ne puissent se définir que l’un par l’autre pourrait sembler révéler un cercle vicieux dans l’argumentation. Mais c’est la condition pour que la notion d’« être soi-même » s’éclaire un peu. Car le pouvoir d’être soi-même n’est rien de particulièrement mystérieux, contrairement à ce que supposait Heidegger qui, hautement sensible à ce renvoi réciproque inévitable de la Selbstheit vraie et de l’aliénation, donna pourtant une version existentielle-héroïque de celle-ci tout à fait forcée et inopportune dans Être et temps.
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