Les affinités électives - Goethe
PREMIERE PARTIE
I
Les paysans possèdent toutes les connaissances nécessaires ; mais ce sont des esprits confus, à qui on ne peut se fier. Quant aux gens des villes qui ont étudié dans les académies, ils ont sans doute l’esprit clair et posé, mais il leur manque l’intuition immédiate des situations. Mon ami réunit en lui, je le crois, les deux types de qualités.
II
– Voilà qui me plaît à entendre ! fit Édouard. Je m’aperçois que, dans le mariage, il faut parfois se quereller pour apprendre à mieux se connaître l’un l’autre.
IV
« Il faudrait vraiment se défaire une fois pour toutes de ce genre de mauvaise manière, comme d’ailleurs de tant d’autres qui sont insupportables en société ! Lorsque je fais la lecture à quelqu’un, n’est-ce pas comme si je lui exposais oralement quelque chose ? L’écrit, le texte imprimé se substitue à ma propre pensée, à mes sentiments personnels. Prendrais-je la peine de parler si quelqu’un pouvait regarder par une petite fenêtre dans ma tête, dans mon cœur, de telle sorte que celui à qui je veux énumérer par le détail mes idées, communiquer chacune de mes émotions, pouvait savoir à l’avance où je veux en venir ? Lorsque quelqu’un lit le livre que je tiens en main, j’ai toujours l’impression que mon être est déchiré en deux parties. »
– Eh bien ! intervint Édouard, jusqu’à ce que nous ayons tout cela sous les yeux, considérons ces formules comme un langage allégorique, dont nous pouvons tirer une leçon à notre usage immédiat. Toi Charlotte, tu représentes le A, et moi, je suis ton B. Car je dépends entièrement de toi et je te suis comme le B suit le A. Le C est clairement incarné par le Capitaine qui, pour cette fois, me soustrait en quelque sorte à toi. Dès lors il convient, pour ne pas te perdre dans le vague, que nous puissions pourvoir à un D, et cette personne ne peut être, sans conteste, que notre aimable petite demoiselle Odile, à la venue de laquelle tu ne peux plus longtemps t’opposer.
IX
Le mariage est le commencement et l’apogée de toute civilisation. Il adoucit les êtres les plus frustes, et l’homme le plus cultivé n’a pas meilleure occasion de démontrer à travers lui son humanité. Il doit être indissoluble. Car il apporte tant de bonheur que tous les petits malheurs singuliers, comparativement, ne comptent plus. Mais que vient-on parler ici de malheur ?
X
Les femmes mariées, même si elles ne s’apprécient guère entre elles, se tiennent tacitement toujours ensemble dès lors qu’il s’agit de conclure une alliance pour se défendre contre les jeunes filles. Son esprit averti des choses de ce monde ne se représentait que trop bien les conséquences de ce genre d’inclination.
XII
Édouard se récria alors avec fougue, emporté par une conviction sincère :
« Il suffit d’aimer un être véritablement du fond du cœur pour que tous les autres vous apparaissent aimables ! »
XVIII
« Il me reste cependant une seule joie. Lorsque j’étais auprès d’elle, je ne rêvais jamais d’elle ; mais aujourd’hui, tandis que je suis loin, nous sommes ensemble en rêve, et chose étrange ! il a suffi que je fasse connaissance, dans le voisinage, d’autres charmantes personnes, pour que son image m’apparaisse en rêve, comme pour me dire : “Tu peux bien regarder partout autour de toi ! Tu ne trouveras personne de plus joli et de plus aimable que moi !”
Édouard, dit-il, devait se comporter en homme, réfléchir à ce qu’exigeait de lui sa dignité, ne pas oublier que ce qui fait le plus honneur à la personne humaine, c’est de savoir se ressaisir dans le malheur, de supporter la souffrance avec dignité et égalité d’âme, pour être reconnu et honoré comme un exemple.
DEUXIEME PARTIE
IV
Extraits du journal d'Odile
« On déforme d’autant plus les propos des autres qu’on les a mal compris.
« L’homme raisonnable trouve presque tout ridicule, l’homme de raison presque rien.
VII
– Introduire de la variété sans pour autant distraire les esprits : telle serait la plus belle devise, autant dans la vie que dans le domaine de l’enseignement ! Mais combien cet équilibre est difficile à atteindre ! » répondit le directeur d’études. Il s’apprêtait à poursuivre lorsqu’il fut interpellé par Charlotte, qui lui demanda de bien vouloir regarder encore une fois les petits garçons qui juste à ce moment traversaient la cour en cortège. Il dit sa satisfaction qu’on eût décidé de faire porter l’uniforme aux enfants. « Les hommes, dit-il, devraient porter l’uniforme dès l’enfance, dans la mesure où il faut qu’ils s’habituent à œuvrer ensemble, à se fondre dans un groupe, à obéir collectivement et à travailler pour le bien général. Chaque sorte d’uniforme développe un esprit militaire et renforce la discipline et la rigueur des comportements ; tous les garçons ne sont-ils pas, d’ailleurs, de petits soldats nés ? Il suffit d’observer la manière dont ils jouent à se quereller et à se battre, à se lancer à l’assaut et à escalader des places fortes.
Extraits du journal d'Odile
« Il m’a avoué qu’en la matière il était exactement comme moi. “Nous ne devrions connaître de la nature que ce qui vit dans notre entourage immédiat, me disait-il. Avec les arbres que nous voyons verdir, fleurir et porter leurs fruits tout autour de nous, avec les buissons le long desquels nous marchons, avec l’herbe que nous foulons, nous avons une réelle relation ; ils sont nos véritables compatriotes sur cette terre. Les oiseaux qui sautillent sur les branches et chantent dans le feuillage appartiennent à notre monde, ils nous parlent depuis l’enfance et nous apprenons leur langage. Une quelconque créature étrangère, arrachée à son milieu, ne produit-elle pas toujours sur nous une certaine impression d’angoisse qui ne s’atténue que par la force de l’habitude ? Il faut déjà mener soi-même une vie pleine d’agitation et de bruit pour souffrir autour de soi la présence de singes, de perroquets ou de barbaresques !”
XI
Extraits du journal d'Odile
« Une vie sans amour, loin de l’être aimé, n’est qu’une mauvaise “comédie à tiroirs”. On les tire l’un après l’autre, on les repousse et l’on passe au suivant. Quoi qu’il arrive de bien et d’important, rien ne s’inscrit dans un ensemble véritablement cohérent. Il faut partout et à chaque fois recommencer depuis le début alors que l’on voudrait trouver une fin. »
X
Charlotte poursuivait son chemin vers le sommet de la colline. Odile portait l’enfant, tout en se livrant à maintes réflexions. Il peut se produire des naufrages y compris sur la terre ferme ; il est louable et méritoire d’essayer de s’en remettre au plus vite et de retrouver son équilibre. La vie n’est-elle pas une somme de gains et de pertes ? Qui n’a jamais misé sur quelque chose et tout perdu ? Combien de fois prenons-nous tel ou tel chemin avant de nous en détourner ? Combien de fois nous écartons-nous du but que nous nous étions fixé pour en atteindre un autre, encore plus élevé ?
XIII
Deux personnes complètement étrangères et indifférentes l’une à l’autre, mais qui vivent ensemble pendant un certain temps, finissent par se dévoiler réciproquement leurs sentiments profonds, et il se crée nécessairement entre elles une forme d’intimité.
XVII
« Ce serait folie, s’écria-t-il, que de rejeter délibérément et prématurément ce qui nous est le plus indispensable, le plus nécessaire alors que, même si nous courons le risque de tout perdre, il y a encore une possibilité de le conserver ! Qu’est-ce que cela signifie ? Uniquement que l’homme veut se donner l’apparence d’être en mesure de décider et de choisir. C’est ainsi que moi-même, dominé par cette sotte prétention, je me suis souvent arraché à des amis, bien des heures, bien des jours trop tôt, uniquement pour ne pas être contraint d’obéir au dernier délai impérativement fixé. Mais cette fois-ci, je veux rester. Pourquoi m’éloigner ? Ne s’est-elle pas déjà éloignée de moi ? Il ne me vient pas à l’idée de prendre sa main, de la presser contre mon cœur ; je ne peux même pas y songer sans trembler. Elle ne s’est pas détachée de moi, elle s’est élevée au-dessus de moi ! »
Les événements qui arrivent communément à chacun de nous se répètent plus souvent que nous le croyons, dans la mesure où ils sont prioritairement déterminés par notre nature. Le caractère, l’individualité, les penchants, les tendances, le lieu, l’environnement, les habitudes constituent un tout au sein duquel chaque homme évolue comme dans son élément, baigne dans une atmosphère, la seule où il se sente pleinement à l’aise. C’est ainsi que les hommes dont nous déplorons si souvent l’inconstance nous étonnent lorsque nous constatons qu’ils ne changent pas malgré le nombre d’années, qu’ils restent identiques à eux-mêmes en dépit des infinies vicissitudes intérieures et extérieures.
(Ici trad. JJ Pollet / Lu dans la trad. P. du Coulimier)
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