Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister - Goethe
Livre I
III
« Le lendemain, hélas ! Le magique échafaudage avait disparu ; le mystérieux rideau était enlevé ; on passait de nouveau librement, par cette porte, d’une chambre à l’autre, et tant de prodiges n’avaient laissé aucune trace. Mes frères et mes sœurs couraient çà et là avec leurs jouets : moi seul, je rôdais de tous côtés ; il me semblait impossible qu’il n’y eût que les deux montants d’une porte là où j’avais vu, la veille, tant de magie. Ah ! celui qui cherche ses amours, qu’il a perdus, ne peut être plus malheureux que je ne croyais l’être alors. »
VIII
« Les petits garçons et les petites filles n’eurent pas été longtemps ensemble dans ces jeux, que la nature s’éveilla, et que la société dramatique se partagea en diverses petites amourettes, si bien que l’on jouait le plus souvent la comédie dans la comédie. Les heureux couples se pressaient la main dans les coulisses, le plus tendrement du monde ; ils nageaient dans les délices, quand ils se voyaient ainsi l’un l’autre enrubannés et parés d’une manière tout idéale, tandis que, de leur côté, les infortunés rivaux se consumaient de jalousie, et, dans leur orgueil et leur maligne joie, méditaient force méchants tours.
X
Les ouvrages de goût, les poètes et les critiques furent, comme de vieux amis, placés parmi les élus ; et, comme il avait jusqu’alors très-peu étudié les principes de l’art, il sentit renaître son désir de s’instruire, en revoyant ses livres, et en observant que la plupart des ouvrages de théorie n’étaient pas encore coupés. Pleinement convaincu que ces ouvrages lui étaient nécessaires, il s’en était procuré un grand nombre, et, avec la meilleure volonté du monde, il n’avait pu en lire aucun jusqu’à la moitié.
— Peut-être le voyage que je médite fera-t-il naître chez moi d’autres idées.
Wilhelm ne semblait pas éloigné de partager ces sentiments et Werner poursuivit :
« Commence seulement par visiter quelques grandes villes de commerce, quelques ports de mer, et tu seras certainement entraîné. Quand tu verras tant d’hommes occupés, quand tu sauras, d’où viennent tous ces produits, où ils vont, tu les verras sans doute avec plaisir passer aussi par tes mains ; tu considéreras la moindre marchandise dans sa liaison avec le commerce tout entier, et rien ne te semblera méprisable, parce que tout augmente la circulation, d’où la vie tire sa nourriture. »
XIV
« Malheureux Mélina, ce n’est pas dans ta profession, c’est en toi-même que sont les misères dont tu ne peux t’affranchir. Eh ! quel homme enfin, s’il embrasse sans vocation un métier, un art, un genre de vie quelconque, ne devrait pas, comme toi, trouver son état insupportable ? Celui qui est né avec un talent, et pour un talent, y trouve la couronne de sa vie. Il n’est rien au monde qui n’offre des difficultés. L’élan de l’âme, le plaisir, l’amour, nous aident seuls à surmonter les obstacles, à frayer la route, et à nous élever au-dessus de l’étroite sphère où la foule s’agite misérablement.
XV
Heureuse jeunesse ! heureux temps des premières amours ! L’homme est alors comme un enfant, qui s’amuse pendant des heures avec l’écho, fait seul les frais de la conversation, et s’en trouve toujours assez content, quand même l’interlocuteur invisible ne répète que les dernières syllabes des mots qu’on lui jette.
XVII
« Le théâtre fut souvent en querelle avec la chaire. Ils ne devraient pas, ce me semble, vivre en ennemis. Comme il serait à souhaiter que, dans l’un et dans l’autre lieu, la Divinité et la Nature ne fussent glorifiées que par de nobles esprits ! Ce n’est pas un rêve, mon amie : depuis que j’ai pu sentir sur ton cœur que tu sais aimer, j’embrasse la glorieuse pensée, et je dis…. Je ne veux pas m’expliquer, mais je veux espérer qu’un jour nous apparaîtrons aux hommes comme deux bons génies, pour ouvrir leurs cœurs, toucher leur sentiment et leur préparer des jouissances célestes, aussi certainement que j’ai trouvé sur ton sein des joies qui peuvent toujours être nommées célestes, parce qu’en ces moments nous nous sentons transportés hors de nous-mêmes, élevés au-dessus de nous-mêmes.
— Vous ne croyez donc pas au destin, à une puissance qui nous gouverne et dirige tout pour notre bien ?
— Il ne s’agit pas ici de ma croyance, et ce n’est pas le moment d’expliquer comment je cherche à me rendre concevables, dans une certaine mesure, des choses qui sont incompréhensibles pour tous les hommes : il s’agit uniquement de savoir quelle manière de concevoir la chose procure notre bien. La contexture de ce monde se compose de hasard et de nécessité ; la raison de l’homme se place entre l’un et l’autre et sait les dominer ; elle traite la nécessité comme le fond de son être ; le hasard, elle sait le gouverner, le conduire et le mettre à profit, et ce n’est qu’autant qu’elle reste ferme et inébranlable, que l’homme mérite d’être appelé le dieu de la terre. Malheur à celui qui s’accoutume dès sa jeunesse à vouloir trouver dans la nécessité quelque chose d’arbitraire, qui attribuerait au hasard une sorte de raison, à laquelle il se ferait même une religion d’obéir ! N’est-ce pas renoncer à sa propre intelligence et donner à ses passions une libre carrière ? On s’imagine être pieux et l’on chemine sans réflexion, avec insouciance ; on se laisse déterminer par des accidents agréables, et l’on donne enfin le nom de direction divine au résultat de cette vie vagabonde.
— Ne vous est-il jamais arrivé qu’une petite circonstance vous ait déterminé à suivre une certaine route, dans laquelle un agréable incident s’est bientôt présenté à vous, et une suite d’événements inattendus a fini par vous conduire au but, que vous-même vous aviez à peine encore entrevu ? Cela ne devrait-il pas inspirer de la soumission à l’égard du destin, de la confiance dans la passion qui nous mène ?
— Avec de tels sentiments, il n’est point de femme qui pût garder sa vertu, personne qui pût garder son argent dans sa bourse, car il s’offre assez d’occasions pour se défaire de l’un et de l’autre. Je ne vois avec satisfaction que l’homme qui sait ce qui est utile à lui et aux autres, et qui travaille à borner ses désirs. Chacun a son bonheur dans ses mains, comme l’artiste une matière brute, à laquelle il veut donner une figure. Mais il en est de cet art comme de tous les autres : l’aptitude nous est seule donnée par la nature ; elle veut être développée par l’étude et soigneusement exercée. »
LIVRE II
II
Accoutumé à se tourmenter ainsi lui-même, il poursuivit sans ménagement, de ses critiques amères, tout ce qui, après l’amour et avec l’amour, lui avait donné les joies et les espérances les plus grandes, c’est à dire son talent de poète et d’acteur. Il ne voyait dans ses travaux rien qu’une imitation insipide, et sans valeur propre, de quelques formes traditionnelles ; il ne voulait y reconnaître que les exercices maladroits d’un écolier, sans la moindre étincelle de naturel, de vérité et d’inspiration ; ses vers n’étaient qu’une suite monotone de syllabes mesurées, où se traînaient, enchaînées par de misérables rimes, des pensées et des sentiments vulgaires ; par là il s’interdisait encore toute espérance, toute joie, qui aurait pu le relever de ce côté.
Son talent de comédien n’était pas mieux traité. Il se reprochait de n’avoir pas découvert plus tôt la vanité, seule base sur laquelle cette prétention était fondée ; sa figure, sa démarche, son geste et sa déclamation n’échappèrent point à ses critiques ; il se refusait absolument toute espèce d’avantage, tout mérite, qui l’aurait élevé au-dessus de la foule, et par là il augmenta jusqu’au dernier point son morne désespoir. Car s’il est dur de renoncer à l’amour d’une femme, il n’est pas moins douloureux de s’arracher au commerce des Muses, de se déclarer pour jamais indigne de leur société, et de se refuser aux plus beaux et plus sensibles éloges, qui sont donnés publiquement à notre personne, à nos manières, à notre voix.
— Parce qu’un poème doit être parfait ou ne pas être ; parce que tout homme qui n’a pas les dons nécessaires pour exceller dans les arts devrait s’en abstenir et se mettre sérieusement en garde contre la tentation. Car chacun éprouve, il est vrai, je ne sais quel vague désir d’imiter ce qu’il voit ; mais ce désir ne prouve point que nous ayons la force d’accomplir ce que nous voulons entreprendre. Vois les enfants, chaque fois que des danseurs de corde ont paru dans la ville, aller et venir et se balancer sur toutes les planches et les poutres, jusqu’à ce qu’une autre amorce les invite à une nouvelle imitation. Ne l’as-tu pas observé dans le cercle de nos amis ? Chaque fois qu’un virtuose se fait entendre, il s’en trouve toujours quelques-uns qui entreprennent aussitôt d’apprendre le même instrument. Que de gens s’égarent sur cette route ! Heureux celui qui reconnaît bientôt que ses désirs ne prouvent point son talent ! »
Werner contredit ; la discussion s’anima, et Wilhelm ne put répéter sans émotion à son ami les arguments avec lesquels il s’était si souvent tourmenté lui-même. Werner soutenait qu’il n’était pas raisonnable de négliger absolument, sous le prétexte qu’on ne pourrait jamais le déployer dans la plus grande perfection, un talent pour lequel on n’avait qu’une certaine mesure d’aptitude et d’habileté. Il y a bien des heures vides que nous pouvons ainsi remplir, et, par degrés, nous en venons à produire quelque chose qui nous amuse nous et nos amis.
Wilhelm, qui, sur ce point, pensait tout autrement, l’interrompit et dit, avec une grande vivacité :
« Quelle erreur, cher ami, de croire qu’un ouvrage dont la première idée doit remplir l’âme tout entière, puisse être composé à des heures dérobées, interrompues ! Non, le poète doit vivre tout à lui, tout à ses créations chéries. Il a reçu du ciel les plus intimes et les plus précieuses faveurs ; il garde dans son sein un trésor qui s’accroît de lui-même sans cesse, et il faut, sans que rien le trouble au dehors, qu’il vive, avec ses richesses, dans la félicité secrète dont l’opulence essaye en vain de s’environner en amoncelant les trésors. Vois courir les hommes après le bonheur et le plaisir ! Leurs vœux, leurs efforts, leur argent, poursuivent sans relâche…. quoi donc ? ce que le poète a reçu de la nature, la jouissance de l’univers, le don de se sentir lui-même dans les autres, l’harmonieuse union de son être avec mille choses souvent inconciliables entre elles.
D’où vient l’inquiétude des hommes, sinon de ce qu’ils ne peuvent
accorder leurs idées avec les choses ; que la jouissance se dérobe sous
leurs mains ; que les objets souhaités viennent trop
tard, et que les biens obtenus ne font pas sur leur âme l’impression
que le désir nous fait augurer de loin ? La destinée a élevé le poète,
comme un dieu, au-dessus de toutes ces misères. Il voit s’agiter sans
but les passions tumultueuses, les familles et les empires ; il voit les
énigmes insolubles des malentendus, qu’un monosyllabe pourrait souvent
expliquer, causer d’inexprimables, de funestes perturbations ; il
s’associe aux joies et aux tristesses de l’humanité. Quand l’homme du
monde traîne ses jours, consumé par la mélancolie, à cause d’une grande
perte, ou marche avec une joie extravagante au-devant de sa destinée :
comme le soleil fait sa course, l’âme tendre et passionnée du poète
passe du jour à la nuit, et, avec de légères transitions, sa lyre
s’harmonise à la joie et à la douleur. Semée des mains de la nature dans
le domaine de son cœur, la belle fleur de la sagesse s’épanouit, et,
tandis que les autres hommes songent en veillant, et sont bouleversés
par d’épouvantables images, il sait vivre le rêve de la vie en homme qui
veille, et ce qui arrive de plus étrange est pour lui en même temps
passé et à venir. Ainsi le poète est à la fois l’instituteur, le
prophète, l’ami des dieux et des hommes. Comment veux-tu qu’il s’abaisse
à un misérable métier ? Lui qui est fait, comme l’oiseau, pour planer
sur le monde, habiter sur les hauts sommets, se nourrir de boutons et de
fruits, en passant d’une aile légère de rameaux en rameaux, il devrait,
comme le bœuf, traîner la charrue, comme le chien, s’accoutumer à la
piste, ou peut-être même, esclave à la chaîne, garder la cour d’une
ferme par ses aboiements !
III
— Vous serez plus surpris encore, dit le passant, quand vous saurez par qui la pièce est représentée. Il y a dans le village une grande fabrique, qui nourrit beaucoup de monde. L’entrepreneur, qui vit, pour ainsi dire, loin de toute société humaine, ne sait pas en hiver de meilleure distraction pour ses ouvriers que de les engager à jouer la comédie. Il ne souffre point de cartes dans leurs mains, et désire les détourner aussi des habitudes grossières. C’est ainsi qu’ils passent les longues soirées, et, comme c’est aujourd’hui l’anniversaire du vieux maître, ils donnent en son honneur une fête extraordinaire. »
C’était la première pièce que notre ami voyait depuis longtemps. Elle lui suggéra diverses remarques. Elle était pleine d’action, mais sans peinture de véritables caractères. Elle plaisait et divertissait. Tels sont toujours les commencements de l’art dramatique. L’homme grossier est satisfait, pourvu qu’il voie se passer quelque chose ; l’homme de goût veut être ému, et la réflexion n’est agréable qu’à ceux dont le goût est tout à fait épuré.
IV
En parlant ainsi, Philine arrêta sur les yeux de Wilhelm, placé devant elle, un regard, qu’il ne put empêcher de pénétrer du moins jusqu’à la porte de son cœur.
« Vous avez raison, répondit-il avec un peu d’embarras, l’homme est pour l’homme l’objet le plus intéressant, et le seul peut-être qui devrait l’intéresser. Tout le reste, autour de nous, n’est que l’élément dans lequel nous vivons, ou l’instrument qui sert à notre usage. À mesure que l’homme s’y arrête, qu’il s’en occupe et qu’il s’y intéresse davantage, s’affaiblit en lui le sentiment de sa propre valeur et de la société. Les gens qui attachent un grand prix aux jardins, aux bâtiments, aux habits, aux parures et à toute autre propriété, sont moins sociables et moins aimables ; ils perdent de vue les hommes, que peu de gens ont le talent de charmer et de rassembler. Ne le voyons-nous pas au spectacle ? Un bon comédien nous fait bientôt oublier une misérable et ridicule décoration, tandis que le plus beau théâtre ne fait sentir que mieux l’absence de bons acteurs. »
« Quel acteur, quel écrivain, quel homme enfin ne serait au comble de ses vœux, si, par une noble parole ou par une bonne action, il produisait une impression aussi générale ? Quelle délicieuse jouissance n’éprouverait-on pas, si l’on pouvait répandre aussi rapidement, par une commotion électrique, des sentiments honnêtes, nobles, dignes de l’humanité ; si l’on pouvait exciter parmi la foule un enthousiasme pareil à celui que ces gens ont provoqué par leur adresse corporelle ; si l’on pouvait inspirer à la multitude la sympathie pour tout ce qui est de l’homme ; si l’on pouvait, par la représentation du bonheur et du malheur, de la sagesse et de la folie, de la sottise même et de l’absurdité, enflammer, ébranler les cœurs, imprimer aux âmes engourdies une émotion libre, vive et pure ! »
IX
Depuis la perte de Marianne, Wilhelm avait renoncé à toutes les couleurs gaies ; il ne portait que du gris, le vêtement des ombres ; seulement une doublure bleu de ciel, ou un petit collet de la même couleur, animait un peu ce modeste habillement. Mignon, impatiente de porter les couleurs de Wilhelm, pressa le tailleur, qui promit de livrer bientôt son travail.
— A merveille ! dit Wilhelm, car, dans une société où l’on ne se déguise point, où chacun ne suit que son sentiment, la grâce et le plaisir ne demeurent pas longtemps, et, dans celle où l’on se déguise toujours, ils ne se montrent jamais. Il n’est donc pas mal à propos de nous permettre d’abord le déguisement, et d’être ensuite sous le masque aussi sincères qu’il nous plaira.
XIII
Le vieillard jeta les yeux sur les cordes, et, après avoir doucement préludé, il chanta :
« Qui s’abandonne à la retraite, hélas ! est bientôt seul ; chacun vit, chacun aime, et le laisse à sa souffrance. Oui, laissez-moi à ma peine ! Et, si je puis une fois être vraiment solitaire, alors je ne serai plus seul.
« Un amant se glisse sans bruit, pour guetter si son amie est seule : ainsi pénètre, nuit et jour, dans ma solitude la peine, dans ma solitude l’angoisse. Ah ! qu’une fois je sois solitaire dans le tombeau, alors elle me laissera seul ! »
LIVRE IV
XVI
enfin il n’avait rien de caché pour moi ; il me développait ses plus intimes pensées, laissait mon regard pénétrer dans les plus secrets replis de son cœur ; j’appris à connaître ses talents, ses passions. C’était la première fois de ma vie que je jouissais de la société d’un homme aimable et sincère. Je fus attirée, entrainée, avant d’avoir pu me reconnaître.
LIVRE VII
IX
« Le devoir de l’instituteur des hommes n’est pas de les garantir d’erreur, mais de les diriger lorsqu’ils s’égarent ; laisser même le disciple boire l’illusion à longs traits, telle est la sagesse du maître. Celui qui ne fait que tremper ses lèvres dans l’erreur la ménage longtemps ; il la chérit comme un rare bonheur mais celui qui vide la coupe apprend à connaître son égarement, à moins qu’il ne soit un insensé.
Le rideau se ferma de nouveau, et Wilhelm eut le temps de réfléchir à ces parolesLETTRE D'APPRENTISSAGE
« L’art est long, la vie, courte, le discernement, difficile, l’occasion, fugitive. Agir est aisé, penser est difficile ; mettre à exécution sa pensée est pénible. Tout commencement est agréable ; le seuil est la place d’attente. L’enfant s’étonne l’impression le détermine ; il apprend en jouant ; le sérieux le surprend. L’imitation nous est naturelle ce qu’il faut imiter n’est pas facile à reconnaître. Rarement on trouve l’excellent plus rarement on l’apprécie. Les hauteurs nous attirent, mais non les degrés le regard fixé sur les sommets, nous marchons volontiers dans la plaine. On ne peut enseigner qu’une partie de l’art l’artiste a besoin de l’art tout entier. Qui ne le connaît qu’à demi s’égare toujours et parle beaucoup ; qui le possède tout entier ne se plaît qu’à l’exercer et parle rarement ou tard. Les premiers n’ont aucuns secrets et aucune force ; leur doctrine est comme le pain cuit, savoureuse et nourrissante pour un jour mais on ne peut semer la farine, et la semence ne doit pas être moulue. Les paroles sont bonnes, mais ce n’est pas le meilleur le meilleur ne peut s’exprimer par les paroles. L’esprit, qui nous fait agir, est ce qu’il y a de plus éminent. L’action n’est comprise et reproduite que par l’esprit. Personne ne sait ce qu’il fait, quand il fait bien ; mais nous avons toujours conscience du mal. Celui qui n’agit que par signes est un pédant, un hypocrite ou un barbouilleur. Il y a beaucoup de ces gens-là, et ils s’entendent fort bien ensemble. Leur bavardage arrête le disciple, et leur opiniâtre médiocrité tourmente les meilleurs. L’enseignement du véritable artiste révèle la pensée, car, si les paroles manquent, l’action parle. Le véritable élève apprend à démêler l’inconnu par le connu et s’approche du maître.
LIVRE VIII
V
La plupart des hommes, même les plus distingués, ont des vues bornées chacun n’estime, chez lui et chez les autres, que certaines qualités il ne favorise que celles-là ; il ne veut pas en voir cultiver d’autres. L’abbé agit tout autrement ; il comprend tout, il s’intéresse a tout, pour le constater et l’encourager.
« Laissez-moi revenir à la lettre d’apprentissage, poursuivit Jarno. L’humanité se compose de tous les hommes ; le monde, de toutes les forces réunies.
Bientôt, je vous l’assure, vous nous demanderez pardon de tous vos soupçons. A vous d’examiner, de choisir ; à nous de vous seconder. L’homme n’est pas heureux avant que ses aspirations infinies se soient limitées elles-mêmes. Ne vous attachez pas à moi, mais à l’abbé ; ne pensez pas à vous, mais à ce qui vous entoure.
VII
La vie n’est-elle donc qu’une arène où l’on doit soudain revenir sur ses pas dès qu’on touche à l’extrémité ? Et le bon, l’excellent, est-il comme un but fixe, invariable dont il faut s’éloigner en toute hâte aussitôt que l’on croit l’avoir atteint ? Tout homme, au contraire qui recherche des marchandises terrestres peut se les procurer dans les différents climats, ou même à la foire et au marché.
VIII
Mais, si l’art n’a pu enchaîner l’âme qui s’exhalait, il a déployé toutes ses ressources pour conserver le corps et le dérober aux ravages du temps. Un baume a pénétré dans toutes les veines, et, au lieu de sang, colore ces joues sitôt pâlies. Approchez, mes amis, et voyez la merveille de l’art et des soins.
(trad. Porchat / Lu dans trad. Briod)
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