Les besoins artificiels - Razmig Keucheyan
Prologue. L'écologie de la nuit
Il ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789, ni dans la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948. Et pourtant : le droit à l’obscurité est en passe de
devenir un nouveau droit humain. L’obscurité, un droit ? La « pollution
lumineuse » est l’un des fléaux de notre temps. Elle désigne
l’omniprésence grandissante dans nos vies de la lumière artificielle,
qui induit en retour la disparition de l’obscurité et de la nuit. Comme
les particules fines, les déchets toxiques et les perturbateurs
endocriniens, la lumière, passé un certain seuil, devient une pollution.
Au cours du demi-siècle passé, le niveau d’illumination dans les pays
développés a été multiplié par dix.
En conséquence, ce qui était à l’origine un progrès,
l’éclairage public et intérieur, qui a permis une diversification et un
enrichissement sans précédent des activités humaines nocturnes, s’est
transformé en nuisance. La pollution lumineuse est d’abord néfaste pour
l’environnement, pour la faune et la flore.
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Mais la pollution lumineuse est surtout une nuisance pour l’être humain.
Elle rend l’endormissement difficile pour nombre de personnes, car elle
retarde la synthèse de la mélatonine, surnommée « hormone du sommeil ».
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La pollution lumineuse a donc des conséquences indissociablement
physiologiques et psychologiques sur les humains. Elle montre que nos
états psychologiques – certains d’entre eux en tout cas – sont
sous-tendus par des processus biochimiques. L’environnement, en
l’occurrence le niveau d’éclairage artificiel, a un impact sur ces
processus. Nos pensées et nos humeurs sont connectées à leur milieu, aux
altérations qu’il subit. Aujourd’hui, l’esprit humain est
– littéralement – pollué.
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Les niveaux de luminosité nocturne sont fonction de la démographie et/ou
du développement économique d’une région. Plus le PIB par tête est
élevé, plus les niveaux de luminosité le sont également.
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n 1941, Isaac Asimov publie Quand les ténèbres viendront (Nightfall), l’une des nouvelles qui le rendront célèbre.
Il y est question de Lagash, une planète entourée de plusieurs soleils,
qui de ce fait baigne dans une lumière éternelle. Ses habitants n’ont
jamais fait l’expérience de la nuit ni des étoiles. Ils ne se savent
donc pas entourés par un cosmos. À l’occasion d’un alignement improbable
des soleils, Lagash doit bientôt être plongée dans l’obscurité pendant
une demi-journée. Cette perspective – anodine pour nous – plonge ses
habitants dans la terreur, car ils sont convaincus qu’il est impossible
de vivre la nuit. Les « ténèbres » surviennent,
elles suscitent un effondrement de la civilisation. Ne pouvant
supporter l’obscurité, découvrant soudain l’immensité du cosmos et des
étoiles, la population se met à brûler les villes, afin d’engendrer
coûte que coûte de la lumière.
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Les activités humaines nocturnes antérieures à l’époque moderne ne
requièrent pas en général de temps de réaction plus rapide. L’humanité
est alors inscrite dans une forme de lenteur, indissociablement
naturelle et sociale. Cette lenteur est plus prononcée encore de nuit que de jour.
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D’où l’importance de l’éclairage artificiel. La causalité va dans les
deux sens : l’éclairage permet des activités nocturnes nouvelles, dont
le renouvellement constant accroît en retour le besoin d’éclairage.
L’accélération du temps social moderne dont parle Hartmut Rosa dans Accélération a l’éclairage artificiel pour condition de possibilité. L’éclairage devient aussi au XIXe siècle une industrie profitable, dont la croissance a sa logique économique propre.
Le point crucial est celui-ci : l’éclairage n’est jamais une
simple question technique. Il renvoie toujours à une conception de
l’espace public, qui est l’objet d’antagonismes. Éclairer, c’est rendre
visible, ce que l’on choisit d’illuminer étant par excellence un enjeu
politique.
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L’hégémonie n’est pas une domination unilatérale, imposée par la
force brute ou un développement économique implacable. Elle suppose le
consentement des populations, au moins jusqu’à un certain point. Pour
cela, elle doit leur procurer un avantage matériel et/ou symbolique.
Comme dit Gramsci, toute hégémonie suppose un « progrès de
civilisation », y compris pour les subalternes, même s’ils sont en même
temps les victimes de ce progrès.
Ce qui vaut pour l’hégémonie en général vaut pour l’hégémonie
de la lumière à l’époque moderne. L’éclairage artificiel est associé à
l’« idée de fête », il rend la vie « ludique » et « festive ».
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La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués
par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent
accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser,
créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au
contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des
activités – ou des inactivités – spécifiques.
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Mais sur quelle base ces choix doivent-ils être faits ? Comment
distinguer les besoins légitimes, qui pourront être satisfaits dans la
démocratie écologique future, des besoins égoïstes et insoutenables,
qu’il faudra renoncer à assouvir ? Une théorie des besoins humains est
nécessaire pour cela. L’objectif des chapitres I et II
est de l’élaborer. Pour y parvenir, nous nous appuierons sur des
pensées critiques passées, que nous relirons cependant à la lumière des
évolutions récentes du capitalisme. Les besoins sont historiques, ils
évoluent avec le temps : c’est l’un des arguments que nous
développerons. Si bien que réfléchir à leur propos en ce début de XXIe siècle
implique d’être à jour sur les formes d’aliénation et les destructions
environnementales spécifiques qui s’y manifestent.
Le chapitre III s’intéressera aux
subjectivités consuméristes. Les besoins artificiels, nous en sommes
tous victimes. S’ils résultent du productivisme et du consumérisme
capitalistes, leurs effets néfastes se font ressentir à des degrés
divers dans chacune de nos consciences. Dès lors, la lutte contre leur
emprise passe, entre autres choses, par le renforcement de l’autonomie
et de la capacité d’agir des individus face à la marchandise.
Dans les chapitres IV et V,
nous aborderons le problème des besoins du point de vue des objets.
« La marchandise, dit Marx, est d’abord un objet extérieur, une chose
qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle
espèce. »
La chose est ce qui assouvit (ou non) le besoin. Le besoin peut lui
préexister ou celle-ci peut l’avoir créé de toutes pièces. Si le
capitalisme donne lieu à une prolifération de besoins, des besoins
souvent artificiels, c’est parce que le productivisme et le consumérisme
qui le sous-tendent déversent sur le marché des marchandises toujours
nouvelles. Reprendre le contrôle sur les besoins suppose d’enrayer cette
logique. Et, pour cela, de trouver le moyen de « stabiliser » les
objets.
Les chapitres VI et VII, enfin,
relèvent de la stratégie. Les besoins sont non seulement historiques,
ils sont aussi politiques. Les maîtriser implique de mettre sur pied des
coalitions à même de s’opposer au productivisme et au consumérisme.
Quelles pourraient-elles être dans le capitalisme contemporain ? Cela
implique également d’imaginer une sorte d’organisation politique
nouvelle, ancrée simultanément dans la sphère de la production et de la
consommation, où des luttes et une délibération collective sur les
besoins puissent prendre place.
1. Une théorie critique des besoins
Deux courants du marxisme sont particulièrement pertinents aujourd’hui.
Le premier est la tradition gramscienne. Celle-ci inclut principalement
Antonio Gramsci et Nicos Poulantzas, en particulier le Poulantzas
« tardif », celui de L’État, le pouvoir, le socialisme2.
Son actualité réside en ceci qu’elle permet de penser le pouvoir
moderne, et en particulier sa concentration dans l’État capitaliste.
C’est tout le sens de la théorie de l’« État intégral » de Gramsci (dont
la théorie de l’hégémonie est une composante) et de celle de l’État
comme « champ stratégique » de Poulantzas. Alors que l’analyse de l’État
est peu développée chez Marx et le marxisme des origines,
cette lignée gramscienne relève le défi, dans le contexte de la crise
des années 1930 (Gramsci lui-même) et pendant les Trente Glorieuses
(Poulantzas).
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Le second courant est la théorie marxiste des besoins. Il s’incarne lui
aussi dans deux noms propres : André Gorz et Agnes Heller. Gorz est
relativement connu. Willy Gianinazzi lui a consacré une passionnante
biographie en 2016.
Heller, quant à elle, n’est quasiment pas connue en France. Son
influence est pourtant grande dans le monde anglo-saxon, dans les pays
de l’Est – elle est hongroise, née en 1929 – ou encore en Italie. C’est
une représentante de l’école de Budapest, un groupe de philosophes se
réclamant de la pensée de Georg Lukács dans les années 1960 et 19705. Ce groupe a développé une critique de l’intérieur du système soviétique, au nom d’un « socialisme à visage humain ».
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C’est ce qui explique que Gorz et Heller ont élaboré leurs théories au
sein de sociétés où le problème du « gaspillage », de ce qui est produit
sans nécessité, et qui donc ne répond à aucun besoin réel, était devenu
central : l’Europe de l’Ouest capitaliste pour Gorz, l’Europe de l’Est
soviétique pour Heller. Les Trente Glorieuses voient l’apparition de la
« société de consommation », une expression que l’on doit à Jean
Baudrillard, mais dont Gorz est un analyste pénétrant. La consommation
devenant un but en soi, structurant la vie sociale, déterminer à quels
besoins elle répond (ou non) se pose de façon pressante à la pensée
critique et aux mouvements contestataires.
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Nous sommes sortis des Trente Glorieuses et le système soviétique a
disparu. Savoir de quoi nous avons besoin est pourtant une question plus
actuelle que jamais. Le problème est plus général que celui du
« gaspillage ». Il concerne la nature du capitalisme et ses évolutions
actuelles. Le capitalisme est un système productiviste. Le
productivisme, c’est l’augmentation constante de la productivité, seul
moyen pour les entreprises de survivre dans un contexte concurrentiel.
La concurrence oblige à produire toujours davantage de marchandises en
moins de temps. Cela implique, entre autres choses, une révolution
technologique permanente et l’exploitation de portions toujours
nouvelles de nature, de stocks et de flux d’énergie.
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Le capitalisme est également consumériste. Il a pour condition
la consommation de marchandises, et donc de ressources matérielles et de
flux d’énergie, toujours renouvelés. La publicité est l’un des
mécanismes qui encouragent ce consumérisme. La facilitation du crédit,
la « financiarisation de la vie quotidienne » depuis les années 1980, en
est un autre. Elle incite à consommer, alors même que le néolibéralisme a induit une baisse généralisée des
salaires. L’obsolescence programmée en est un troisième, le
raccourcissement du « cycle de vie » des produits – par des procédés
plus ou moins crapuleux – supposant l’achat de produits toujours
nouveaux.
Productivisme et consumérisme sont les deux faces d’une même
dynamique. Les marchandises doivent être consommées parce qu’elles sont
produites en quantités toujours plus importantes. À l’inverse,
l’enracinement d’habitudes de consommation conduit les entreprises à
accélérer la « vitesse de rotation » – l’expression est de Marx – des
marchandises. À mesure que le capitalisme se développe, qu’il se
mondialise, cette dynamique du productivisme et du consumérisme prend de
l’ampleur. C’est pourquoi la question des besoins, des besoins artificiels, se pose avec une acuité plus grande encore aujourd’hui qu’à l’époque de Gorz et de Heller.
Gorz et Heller ont tous deux abordé le problème des besoins à partir d’une réflexion sur l’aliénation. Grands lecteurs des Manuscrits de 1844
du jeune Marx, ils comptent parmi les auteurs qui ont fait de
l’aliénation ce que Pierre Nora a appelé le « mot-moment » des
années 1960 : « Le moment de l’aliénation, écrit-il, c’est la
cristallisation d’une sensibilité sociale large, diffuse et spontanée
– qui correspond aux effets massifs de la croissance et aux
transformations rapides de la société française –, sous l’aiguillon
d’une pointe avancée de la critique intellectuelle. »
Un « mot-moment » désigne un « air du temps », forcément difficile à
cerner mais réel. Dans les années qui précèdent Mai 68, celui-ci renvoie
à la rupture croissante entre les bienfaits supposés du progrès et le
mal-être des individus.
Le « moment de l’aliénation » alimente et se nourrit en retour d’un ensemble d’élaborations théoriques, et parmi elles : la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre (premier tome en 1947), La Technique ou l’Enjeu du siècle de Jacques Ellul (1954), La Pensée de Karl Marx de Jean-Yves Calvez (1956), La Société du spectacle de Guy Debord (1967) ou La Société de consommation de Jean Baudrillard (1970). Nombre de ces élaborations subissent l’influence de Georg Lukács, en particulier de son traité Histoire et conscience de classe (1923), dont l’un des concepts centraux est celui de « réification », une notion voisine de celle d’aliénation.
Gorz et Heller s’inscrivent dans ce courant. Leur originalité
réside en ceci que la critique de l’aliénation les conduit à
s’intéresser à la question des besoins. Quel rapport entre l’aliénation
et les besoins ? L’aliénation peut se mesurer à l’aune de besoins
« authentiques ». On est aliéné par rapport à un état initial auquel on
cherche à revenir, ou que l’on cherche à atteindre enfin, en se
désaliénant. La nature de cet état initial et le mouvement par lequel on
y (re)vient font l’objet de débats entre philosophes depuis les
origines de l’époque moderne.
Dans la tradition marxiste, l’aliénation désigne le processus par
lequel le capitalisme suscite des besoins artificiels qui nous éloignent
de cet état. La question des besoins, en ce sens, est le point de
fusion entre la critique de l’aliénation et l’écologie politique. C’est
le point où je me situe pour écrire ce livre.
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Mais qu’est-ce qu’un besoin « authentique » ? C’est d’abord un besoin
dont dépend la survie de l’organisme : manger, boire et se protéger du
froid, par exemple. Appelons-les besoins biologiques « absolus ».
De leur satisfaction dépend tout le reste. Une société démocratique
prospère, du type de celle qui nous est promise depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, est supposée la garantir. C’est même sur cette
promesse que repose une bonne part de la légitimité de ce genre de
régime. Selon ses idéologues, dont Francis Fukuyama ou Marcel Gauchet,
la démocratie libérale représentative se fonde non seulement sur la
maximisation de la liberté et de l’égalité, mais aussi sur la satisfaction des besoins élémentaires pour le plus grand nombre.
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La critique du capitalisme s’appuie précisément sur le constat selon
lequel ce système ne satisfait pas les besoins élémentaires de
l’humanité. C’est l’un de ses plus puissants ressorts, puisqu’il fait
appel au sentiment d’appartenance à un même genre humain.
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L’aliénation induite par le consumérisme, par la création de besoins
artificiels toujours nouveaux, concerne elle aussi à des degrés divers
tout individu vivant en régime capitaliste. Les psychiatres qui étudient les troubles liés à la consommation compulsive (compulsive buying disorder, ou CBD) identifient les formes les plus sévères de ce trouble dans les populations à bas revenu.
Dans cette logique, l’achat compulsif devient un « trouble » dès lors
que le revenu de la personne ne lui permet pas de soutenir un volume de
consommation conforme à ses « désirs ». Pour les riches, en revanche,
acheter constamment, pour peu que l’on soit solvable, n’est pas
socialement stigmatisé comme un comportement anormal. Les dépenses
excessives des classes aisées ont beau être considérées comme allant de
soi, il n’empêche : elles sont une expression aiguë de la frénésie
consumériste.
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Dans un passage des Grundrisse, Marx écrit :
La faim est
la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée
avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la
chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents.
Marx reconnaît l’existence de besoins biologiques absolus : la
faim est la faim, quelle que soit l’époque ou la région. Mais, en plus d’être
biologique, ce besoin évolue avec le temps. Dans les sociétés les plus
anciennes, il est assouvi par de la chair crue saisie avec les mains. Ce
n’est pas la même faim que lorsqu’elle est rassasiée par de la viande
cuite manipulée avec des couverts. Marx force le trait, mais son
argument est simple : les besoins ont une histoire, en même temps qu’ils
sont biologiques.
Mais quelle histoire ? L’objet consommé modifie, au moins en
partie, la nature du besoin sous-jacent. Les besoins eux-mêmes ont une
histoire, et pas seulement les manières de les satisfaire. D’où l’idée
que la faim peut désigner deux besoins différents selon la manière dont
elle est contentée et selon l’époque. Or, dans la mesure où l’objet
consommé est d’abord produit, c’est en dernière instance la
production – capitaliste dans les sociétés modernes – qui détermine les
besoins. L’objet détermine le besoin, la production détermine l’objet,
donc la production détermine le besoin. Marx poursuit :
Ce n’est pas
seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de
consommation qui est donc produit par la production, et ceci non
seulement d’une manière objective, mais aussi subjective. La production
crée donc le consommateur.
Pour Marx, la production est le plus souvent aux commandes. Une
évolution dans ce domaine, par exemple une innovation technique, est
susceptible de déboucher sur un nouveau « mode de consommation ».
Parfois, ce nouveau mode concerne un besoin vital, comme celui de se
nourrir lorsque l’humanité se met à cuire la viande et à la découper
avec une fourchette et un couteau. Mais, dans la mesure où la production
détermine la consommation, elle est susceptible de mettre sur le marché
des marchandises ne répondant à aucun besoin, et alors de susciter des
besoins artificiellement. La production crée le consommateur.
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Pour Marx, les besoins, certains d’entre eux en tout cas, sont donc à
la fois biologiques et historiques. Le caractère historique d’un besoin
peut mettre du temps à se manifester. Nous respirons par les poumons
sans y penser, ou en y pensant lorsque le rythme de notre respiration
s’accélère à l’occasion d’un sprint, ou décélère lorsque nous nous
endormons. Mais des dispositifs de respiration artificielle existent,
pour soulager les victimes d’insuffisance respiratoire ou permettre aux
astronautes visitant des planètes sans oxygène de survivre. Leur
invention remonte au XVe siècle. Ce n’est toutefois que dans la seconde moitié du XXe siècle
qu’ils se diffusent. Dans les villes où l’air est particulièrement
pollué, comme en Chine, les masques dotés d’un purificateur d’air
rencontrent aujourd’hui un succès important. Les dispositifs de
respiration artificielle deviennent un objet de consommation courante.
Comme la faim avant lui, le besoin naturel qu’est la respiration
s’historicise.
En somme, un besoin peut être absolu tout en étant historique.
Je ne peux survivre sans un médicament qui fluidifie ma circulation
sanguine. Il est pourtant le fruit d’une innovation pharmaceutique
récente. Le besoin impérieux qu’est pour moi son absorption est donc
apparu au cours du temps. Un congénère atteint de la même pathologie,
vivant avant que cette innovation ait eu lieu, n’aurait pas le même
besoin, car sa satisfaction ne serait pas concevable. La nécessité et
l’histoire ne s’opposent pas.
L’historisation des besoins débouche parfois sur ce qu’il est convenu d’appeler le « bien-être ».
Le bien-être a un fondement biologique. Il suppose la survie,
c’est-à-dire la satisfaction des besoins biologiques absolus. Mais il la
transcende. Il consiste en une forme de satisfaction des besoins
d’ordre supérieur. Il a une dimension objective : un individu qui ne
mange pas à sa faim n’éprouvera pas de bien-être. Mais il implique aussi
une évaluation « subjective » – l’adjectif est employé par Marx dans la
citation ci-dessus – de sa condition par la personne ou le groupe. Or
cette évaluation s’appuie sur les normes de bien-être en vigueur à
chaque époque. Elle est relative.
En France, une loi datant d’octobre 1979 fixe à 19 °C la température dans les logements, bureaux et lieux d’enseignement.
Cette limite répond à un objectif de maîtrise des dépenses
énergétiques, dont la représentation nationale prend conscience au
tournant des années 1980. L’Agence de l’environnement estime que chaque
degré de température supplémentaire dans un bâtiment implique une
augmentation de la dépense énergétique de 7 %. Cette législation
s’appuie sur la notion de « confort thermique » : « La définition de
cette limite, précise la loi,
s’inscrit dans une politique volontariste de recherche d’équilibre entre
le confort thermique des occupants et la maîtrise des dépenses. »
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La mesure du « bien-être » est au cœur des politiques de développement
des pays du Sud mises en œuvre au cours des trente dernières années. Le
Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a créé dans les
années 1990 un « indice de développement humain ».
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Certains de ces indicateurs reposent sur une théorie des
« capabilités », développée notamment par Sen et la philosophe Martha
Nussbaum.
Cette théorie stipule que, loin de se limiter à la richesse matérielle,
le développement doit rendre les individus « capables » d’agir de
manière autonome, de maîtriser leur existence. À la théorie de la
« liberté négative » développée par le libéralisme – la liberté comme
absence de contraintes –, Sen et Nussbaum opposent une théorie de la
« liberté substantielle », qui insiste sur les conditions concrètes
d’exercice de la liberté. Ces conditions ne sont pas les mêmes selon les
pays, elles sont fonction de leur niveau de développement. Mais elles
convergent vers un idéal de « développement humain » universel.
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Il consiste en une critique de deux conséquences
de ce système : la crise environnementale et l’aliénation, qui
s’expliquent par la création de besoins artificiels toujours nouveaux.
C’est ce qui fait du « bien-être » une condition toujours précaire en
régime capitaliste, car sujette à des crises, environnementale ou
autres. Cela jette également un doute sur la réalité du bien-être :
s’agit-il d’un bien-être réel ou fictif ? Est-il obtenu au détriment
d’autrui ou compatible avec un bien-être général ?
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Tous les besoins « authentiques » ne sont pas d’ordre biologique.
Aimer et être aimé, se cultiver, faire preuve d’autonomie et de
créativité manuelle et intellectuelle, prendre part à la vie de la cité,
contempler la nature, avoir une sexualité épanouie… Sur le plan
physiologique, on peut certainement faire sans. Ce ne sont pas des
besoins biologiques absolus, comme se nourrir, dormir ou se protéger du
froid. Ils sont pourtant consubstantiels à la définition de la vie
humaine, d’une vie « bonne ». André Gorz les appelle besoins qualitatifs, Agnes Heller besoins radicaux,
reprenant une expression employée par Marx lui-même. Ils constituent un
critère essentiel pour distinguer les besoins authentiques des besoins
superflus.
Les besoins radicaux reposent sur deux paradoxes. Voici le
premier. En même temps qu’il exploite et aliène, le capitalisme engendre
à la longue un certain confort matériel pour des secteurs importants de
la population – mais pas tous, on l’a vu. Ce confort résulte au
demeurant davantage des luttes pour la redistribution des richesses que
du capitalisme lui-même. Mais le développement économique que suscite ce
système y est incontestablement pour quelque chose.
Pour que des besoins qualitatifs émergent, un surplus économique doit
être engendré, qui permet de satisfaire des besoins autres que les
seules nécessités vitales. Le capitalisme libère en partie les individus
de l’obligation de se préoccuper au quotidien d’assurer directement
leur survie. De nouveaux besoins, plus qualitatifs donc, prennent alors
de l’importance.
Mais, à mesure que ces besoins montent en puissance, le
capitalisme empêche leur pleine réalisation. La division du travail
enferme l’individu dans des fonctions et des compétences étroites,
interdisant qu’il développe librement la gamme des facultés humaines. De
même, le consumérisme substitue aux besoins authentiques des besoins
factices, qui ensevelissent les premiers. L’achat d’une marchandise
procure une satisfaction momentanée, avant que le désir que la
marchandise avait elle-même créé ne se redéploie vers une autre vitrine.
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Agnes Heller établit une équivalence entre prendre « conscience de
l’aliénation » et découvrir quels sont nos « besoins radicaux ».
On peut être aliéné sans le savoir. Le propre de l’aliénation est même
de maintenir ceux qui en sont victimes dans la méconnaissance de leur
condition. La littérature et le cinéma « dystopiques » renferment de
nombreux exemples. 1984 de George Orwell (1949) et Matrix
des Wachowski (1999) décrivent à un demi-siècle de distance des
sociétés « totalitaires » dont les membres n’ont pas conscience de la
servitude dans laquelle ils sont plongés. Dans les deux cas, il s’agit
de métaphores de sociétés réellement existantes.
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Le problème est que des besoins néfastes, à la fois insoutenables et
aliénants, apparaissent en cours de route. Le tourisme en avion low cost,
celui qui se pratique avec les compagnies EasyJet ou Ryanair par
exemple, contribue à la démocratisation du voyage, le rendant accessible
aux classes populaires à bas revenu. La Direction générale de
l’aviation civile a publié en 2014 une enquête consacrée à la situation
du transport aérien.
Elle démontre que 71 % des Français ont déjà pris l’avion pour motifs
personnels ou professionnels. En quarante ans, le nombre de passagers a
été multiplié par dix. En 2013, les compagnies low cost ont vu leur clientèle progresser de plus de 9 %, elles représentent désormais près d’un quart du trafic aérien français.
Pourtant, le tourisme aérien low cost n’est pas soutenable en termes d’émissions de gaz à effet de serre.
Il détruit par ailleurs les équilibres des zones touristiques où les
gens se déplacent en masse pour voir… d’autres touristes en train de
regarder ce qu’il y a à voir.
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Cette connaissance, Claude Lévi-Strauss l’a accumulée en voyageant.
Pourtant, il faudra inventer de nouvelles formes de voyage adaptées au
monde de demain. La démocratisation du voyage est un acquis. Imaginer
une démocratisation qui ne soit pas en même temps une standardisation,
tel est le défi qui nous attend.
Si le progrès social induit parfois des effets pervers, des
besoins néfastes à l’origine peuvent devenir soutenables avec le temps.
Aujourd’hui, la possession d’un smartphone relève d’un besoin égoïste.
Ces téléphones contiennent des « minerais de sang » : tungstène,
tantale, étain et or notamment. Leur extraction occasionne des conflits
armés et des pollutions graves pour la santé dans les régions où on les
trouve. Ce n’est pourtant pas le smartphone comme tel qui est en
question. Si un smartphone « équitable » voit le jour – le « fairphone »
semble en être une préfiguration –, il n’y a pas de raison pour que cet objet soit banni des sociétés futures.
Ce d’autant plus que le smartphone a suscité des formes de sociabilité nouvelles, via
l’accès continu aux réseaux sociaux qu’il permet ou à l’appareil
photographique qu’il intègre. Cet appareil conduit son possesseur à
« documenter » sa vie de manière originale.
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Toute marchandise mène une double vie. La « valeur d’échange », ou
« valeur proprement dite », désigne les proportions dans lesquelles les
marchandises s’échangent entre elles. Elle renvoie à la dimension
quantitative de la marchandise. En dernière instance, elle est
déterminée par le temps de travail « socialement nécessaire » à sa
production.
La « valeur d’usage » renvoie au contraire à la dimension
qualitative de la marchandise. Un usage est toujours singulier, c’est
mon usage ou le tien. Bien sûr, les usages peuvent se ressembler. Notre
usage de ce morceau de viande est que nous le mangeons. Il s’agit malgré
tout de deux actes séparés. Surtout, tout usage répond à un besoin,
« que ce besoin ait pour origine l’estomac ou la fantaisie ». Si toute
marchandise a une valeur d’usage et que tout usage répond à un besoin,
c’est que le besoin est le fondement de la marchandise. Il n’y a pas en
ce sens de marchandise sans besoin.
Que toute marchandise repose sur un besoin ne garantit pas
l’authenticité du besoin sous-jacent. Une marchandise, on l’a vu, peut
créer artificiellement le besoin qu’elle va assouvir. La production crée
le consommateur. Cela ne signifie pas que tout nouveau besoin est
forcément néfaste. Cela implique que, afin d’être soutenable et
bénéfique, il devra être arraché à l’emprise du capital, de la logique
productiviste et consumériste qui le caractérise. Toute critique de la
marchandise commence donc par une critique du besoin qu’elle prétend
assouvir. C’est à une telle critique que ce livre voudrait inviter.
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Comment l’expliquer ? Le degré de sophistication des besoins dépend
d’abord du temps dont dispose la personne pour les cultiver. Moins on a
de temps, plus les besoins sont frustes. Plus on succombera également à
des besoins « formatés ». Or, en régime capitaliste, l’individu
– subalterne en particulier – consacre l’essentiel de son énergie au
travail. Dans les pays de l’OCDE, un salarié y passe en moyenne 40 % de
son temps.
Le reste inclut le sommeil et les repas, c’est-à-dire la satisfaction
des besoins vitaux. Il a donc peu de temps pour faire de ses besoins un
véritable enjeu. Au facteur temps s’ajoute l’épuisement. Une journée
dédiée à la production de valeur réduit d’autant la part d’énergie et
d’attention disponible pour développer des besoins sophistiqués, par
exemple dans le domaine de la culture ou de la sexualité.
C’est la raison pour
laquelle la réduction du temps de travail est une mesure centrale dans
la théorie critique des besoins. Gorz est un des premiers théoriciens de
la réduction du temps de travail, et également du revenu garanti. Cette
réduction permettra non seulement de partager le travail équitablement,
de sorte que tout le monde puisse en assumer sa part, une part de ce
fait considérablement réduite pour chacun. Elle libérera également du
temps afin que les individus puissent prendre soin d’eux-mêmes. Le temps
libre deviendra alors, comme dit Marx, la « mesure de la richesse »,
une richesse affranchie de la valeur.
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La standardisation de la production est un deuxième facteur qui explique
l’appauvrissement ou la trivialisation des besoins individuels en
régime capitaliste : les mêmes marchandises sont produites en quantités
toujours plus importantes. Cette standardisation répond notamment à la
nécessité de baisser les coûts de production, en réalisant des économies
d’échelle. C’est un facteur central dans l’émergence de la « société de
consommation », même si son histoire remonte au XIXe siècle.
L’invention du container, la « containérisation » qui a rendu possible
la mondialisation du capital en diminuant les coûts de transport, a
encore accentué cette tendance dans le dernier tiers du XXe siècle. La standardisation,
il est vrai, cohabite avec un renouvellement constant des marchandises.
Mais l’iPhone 7 est-il bien une nouvelle marchandise comparé à l’iPhone
6 ? Il s’agit en réalité du même objet accompagné de quelques
fonctionnalités nouvelles, d’un design différent, dont certains défauts
ont été corrigés.
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Or, la production étant standardisée, le consommateur l’est également.
Dès lors que la société a rompu avec le productivisme, la
standardisation des marchandises cesse d’être une nécessité. Les besoins
tendront alors à s’autonomiser.
---
On a beaucoup critiqué Marx et les marxistes pour leur productivisme.
La société d’abondance qu’ils promettent, celle qui doit succéder au
capitalisme, est souvent présentée comme supposant une croissance
indéfinie des forces productives. Et, en effet, dans la Critique du programme de Gotha, Marx écrit :
Quand, avec
le développement multiple des individus, les forces productives se
seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse
collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du
droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra
écrire sur ses drapeaux : de chacun selon ses capacités, à chacun selon
ses besoins.
Mais ce que beaucoup de commentateurs n’ont pas vu, c’est que
le concept d’abondance chez Marx n’est pas défini seulement du côté de
l’offre. Il l’est aussi du côté de la demande ou de l’usage :
« Qu’est-ce qui met le comble à l’embarras de M. Proudhon ? C’est qu’il a
tout simplement oublié la demande, et qu’une chose ne saurait être rare
ou abondante qu’autant qu’elle est demandée », lit-on par exemple dans Misère de la philosophie, sa querelle avec le fondateur de l’anarchisme moderne.
Pour Marx, il n’y a en dernière instance d’utilité que pour un
consommateur, donc l’abondance et la rareté sont relatives. Autrement
dit, l’abondance suppose la sobriété, un principe d’autolimitation de la
production plutôt qu’un développement sans limite des forces
productives. C’est tout le sens de la formule « à chacun selon ses
besoins » : dans la société postcapitaliste, les vrais besoins seront la mesure de ce qui est produit et consommé.
---
Dans ce passage, Marx veut simplement dire ceci : dans le communisme, la
division entre le travail manuel et le travail intellectuel sera
relativisée, si ce n’est abolie. L’humanité se sera libérée du
productivisme, de la nécessité pour les acteurs économiques de produire
toujours davantage pour survivre dans un environnement concurrentiel. De
ce fait, la séparation entre travail manuel et intellectuel perdra sa
centralité. Pas de productivisme, pas de division durable entre les
deux.
---
Tous les besoins, dit Heller, porteront alors le « sceau de l’espèce ».
Dans une formule profonde, la philosophe définit le communisme comme la
« société de l’espèce en soi ». Chaque individu pourra expérimenter une
part significative des besoins développés par l’espèce. Ceux-ci seront
comme une palette de couleurs sur laquelle l’individu choisira et à
laquelle il contribuera en retour. À la suite de Marx, Heller utilise
l’activité artistique comme modèle pour penser la condition de
l’individu dans le communisme. L’art est synonyme de créativité et
d’autonomie. Il permet ainsi de concevoir une révolution permanente dans
le domaine des besoins. Une idée qui vient de loin : « Les vrais
besoins n’ont jamais d’excès », dit Rousseau dans La Nouvelle Héloïse.
2. Déprivation
Si Gorz et Heller élaborent leurs idées dans une société où le
problème du « gaspillage », de ce qui est produit sans nécessité,
devient central, la pollution lumineuse est un symptôme d’une nouvelle
phase dans l’histoire de l’aliénation et des destructions
environnementales, de leur aggravation simultanée. Cette étape, c’est
celle de la déprivation.
L’accumulation du capital s’enracine aujourd’hui dans la vie. Soit que celle-ci engendre directement de la valeur, via la marchandisation de la santé (ou de la maladie), du service à la personne ou de l’attention.
Soit qu’elle subisse indirectement les effets de l’accumulation, en
« victime collatérale ». « Biocapitalisme » est un concept parfois
employé pour désigner cette tendance. L’exploitation de la vie, de la nature en général, par le capitalisme n’est pas nouvelle.
---
Ainsi, aujourd’hui, le capitalisme colonise le « monde vécu ».
Sont exploités non seulement le travail proprement dit, avec son
soubassement physiologique, mais encore les facultés cognitives,
langagières et même affectives de l’individu. La subjectivité et la
coopération ne sont plus seulement des conditions ou des instruments de
l’accumulation. Elles deviennent des sources de valeur, dont le capital
tire profit.
La première conséquence de cette subsomption grandissante de la
vie par le capital est que la distinction entre le travail et le
hors-travail est relativisée, si ce n’est abolie. De tout temps,
l’exploitation a influé sur les différents aspects de l’existence des
salariés, sur le lieu de travail et en dehors. Mais, dès lors que le
langage et les affects deviennent sources de valeur, comme lorsqu’une
auxiliaire de vie prodigue des soins quotidiens à une personne âgée à
son domicile ou que l’employé d’un call center cherche à
convaincre son interlocuteur d’acheter un abonnement à Internet, c’est
la vie elle-même, certains fondements de la sociabilité qui sont mis au
travail. Soigner fait intervenir des émotions, convaincre passe par le
langage. Or ces fondements débordent les frontières de l’entreprise traditionnellement définie. Il s’agit de compétences développées dès la naissance et dans des sphères sociales diverses.
Cette relativisation de la distinction entre travail et
hors-travail soulève un problème de mesure du temps de travail, et par
là même de mesure de la valeur.
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La subsomption de la vie par le capital a une seconde conséquence :
la personne elle-même devient une marchandise. Au sein du capitalisme
historique, la marchandise est un objet, « une chose qui par ses
propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce »,
comme dit Marx dans un passage cité ci-dessus. Cet objet se caractérise
notamment par sa sérialité (il est produit en grand nombre), sa
standardisation (il est assemblé à partir de composants identiques) et
la spécialisation des gestes productifs.
La marchandise traditionnellement conçue est produite dans le cadre
d’une organisation du travail qui divise et hiérarchise la conception
(travail intellectuel) et l’exécution (travail manuel). Le « fordisme »
est l’une des déclinaisons historiques de cette organisation du travail.
Dans le cadre du biocapitalisme, la marchandise cesse d’être
uniquement une entité séparée de la personne. L’individu lui-même, son
corps, sa subjectivité, sa sociabilité se transforment en marchandises.
Le fordisme n’a pas disparu, tant s’en faut. Ses
variantes contemporaines continuent à dominer à l’échelle du monde, et
même au sein des pays anciennement capitalistes, il demeure prégnant.
Mais il cohabite désormais avec des formes émergentes de marchandises,
pour lesquelles la distinction entre l’objet et la personne qui le
consomme est plus difficile à établir. Les « technologies de soi »
visant à améliorer les performances de l’individu (coaching,
nutritionnisme), à prolonger sa durée de vie, à lui éviter certaines
pathologies, la montée en puissance de l’autoentrepreneuriat ou encore
le « travail numérique » (digital labor), par lequel les
grandes firmes du numérique – les GAFA (Google, Apple, Facebook,
Amazon) – captent et valorisent l’activité des usagers d’Internet, en sont des manifestations.
Le biocapitalisme s’accompagne de processus d’automarchandisation.
---
a pollution lumineuse est symptomatique de cet enracinement grandissant
du capitalisme dans la vie. Elle affecte, on l’a vu, l’endormissement,
l’attention, l’appétit, la pression artérielle ou encore la probabilité
d’être victime d’un cancer. Elle dérègle, par son action sur certaines
hormones, les cycles et les rythmes qui sous-tendent le fonctionnement
de l’organisme, chez l’homme et l’animal. Elle atteint, en somme,
certains besoins biologiques absolus.
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On assiste à une biologisation du capitalisme. L’étape la plus récente de cette tendance a pour nom gene editing,
ou « édition génomique », qui consiste en des « copier-coller » du code
génétique d’organismes à des fins thérapeutiques ou pour améliorer le
rendement de certaines cultures.
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La notion de cosmocapitalisme renvoie à l’idée que le capitalisme
assujettit à sa logique l’ensemble des sphères de l’existence,
c’est-à-dire en dernière instance le monde (« cosmos ») lui-même. Ses
effets ne sont plus confinés à la sphère du travail, ils contaminent
l’univers.
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Cette imbrication des dimensions biologique et cosmique du
capitalisme contemporain débouche sur une nouvelle approche de
l’aliénation et, par là même, de la désaliénation. L’aliénation n’est
pas un phénomène anhistorique. Ses configurations mutent en même temps
que le capitalisme, mais les nouvelles formes d’aliénation ne chassent
pas les anciennes. Elles viennent s’ajouter à elles et les aggravent.
Ainsi se combinent aujourd’hui des atteintes portées en même temps à la
vie et au monde vécu sur des modes à la fois « microscopique » et
« macroscopique ».
Dans ce contexte, désaliénation signifie : constituer ce que le
capitalisme a endommagé en objet de revendication politique. Souvent,
cela suppose d’invoquer contre le présent un passé où l’aliénation était
moins avancée.
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Appelons cet état vie non aliénée. Des mouvements tels que
ceux pour le droit à l’obscurité posent aujourd’hui la question des
conditions de possibilité d’une vie de ce genre.
La déprivation est une composante fondamentale de
l’aliénation aujourd’hui. Ce concept caractérise le mieux la nouvelle
étape du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés, car il établit un
lien entre aliénation et crise environnementale. Déprivation : non la
simple privation, c’est-à-dire la non-satisfaction d’un besoin
(essentiel ou accessoire), mais la non-satisfaction nouvelle d’un besoin
qui autrefois l’était. Ce n’est pas la même chose : dans la
déprivation, la mémoire de la satisfaction passée continue à hanter la
personne, à la manière d’un spectre.
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Dans la « vraie déprivation », distincte de la simple « privation »,
l’individu fait l’expérience de la perte – réelle ou imaginaire – de
quelque chose de bon, de réconfortant, comme l’affection de la mère. En
résultent des actions plus ou moins destructrices, mais Winnicott – là
réside son originalité – interprète cette « tendance antisociale » comme
une « manifestation de l’espoir ».
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Un autre grand psychiatre de la même génération, Frantz Fanon, a théorisé dans Les Damnés de la terre le caractère émancipateur de la violence anticoloniale.
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Cette déprivation collective donnera-t-elle lieu à des « tendances
antisociales », comme le prévoit la théorie winnicottienne ? Tout dépend
de l’ampleur des luttes pour la désaliénation. La crise
environnementale est l’objet depuis trois décennies d’une
militarisation. Les grandes armées de la planète se préparent à des
« guerres vertes » ou « guerres du climat ».
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Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire
mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut
que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans
le train tire les freins d’urgence.
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3. Addicts à la marchandise
Les psychiatres qui s’intéressent aux cas de consommation pathologique sont partagés entre deux positions1 :
ou bien la consommation compulsive est une maladie spéciale, un cas à
part, à distinguer nettement de formes de consommation – considérées
comme – normales, ou bien les consommateurs se situent tous sur un
continuum, et l’achat compulsif désigne une forme de comportement auquel
chacun est susceptible de succomber occasionnellement, avec une
sévérité variable. Dans ce second cas, la distinction entre le normal et
le pathologique est graduelle. Et elle se situe à des niveaux
différents selon les pays et les classes sociales.
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Payer par carte plutôt qu’en liquide rend la dépense abstraite. Avec l’e-commerce, la carte elle-même a disparu.
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Contrairement aux psychotropes, la marchandise n’influe pas sur la
physiologie du fait des substances chimiques qu’elle contient. Son
impact sur l’individu est d’une autre nature, il est « symbolique »,
même si elle peut le mettre dans un état de sidération comparable. En
outre, il n’existe pas pour la consommation d’équivalent d’un sevrage :
on peut renoncer à l’alcool pour guérir de l’alcoolisme ; on ne peut
survivre sans argent dans les sociétés capitalistes.
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L’existence de l’individu est « colonisée » par le besoin de consommer,
ce qui l’empêche de mener à bien ses activités normales. Dans les
récits que font les malades revient souvent l’idée d’une force étrangère
présente en soi, qui pousse à la consommation malgré la résistance qui
lui est opposée.
L’individu lutte contre cette force, un conflit interne se joue en lui.
Mais la lutte est remportée par le besoin d’acheter. La consommation
compulsive, c’est l’expérience subjectivement ressentie du fétichisme de
la marchandise en soi.
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Pourtant, la consommation compulsive n’a pas toujours un caractère
ostentatoire. Il arrive en effet que le consommateur compulsif, pris de
remords et de culpabilité, cache ses achats au fond de son armoire et ne
les en ressorte jamais.
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L’achat compulsif interrompt un besoin irrépressible d’acheter, qui est
suivi d’un sentiment de « manque ». Ce sentiment s’accompagne d’un
épisode dépressif assorti de culpabilité, que ne peut assouvir qu’un
nouvel achat, et ainsi de suite. Les antidépresseurs permettent de
« casser » ce cycle.
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Un deuxième type de thérapie consiste à intervenir sur les finances du
patient. Lui suggérer de rendre sa ou ses cartes bancaires et son
chéquier est un premier pas.
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Un troisième ensemble de thérapies est de nature sociale. Certains
psychiatres encouragent leurs patients à faire leurs courses accompagnés
d’un ami qui ne souffre pas lui-même de troubles de la consommation.
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Pour certains psychiatres, le consommateur compulsif souffre d’« alexithymie »,
soit une difficulté à identifier et exprimer ses émotions, pour autrui
mais aussi pour soi-même. Je suis euphorique ou en colère sans savoir
que je le suis et sans être capable de verbaliser mes affects. Les
autistes souffrent d’une variété sévère de ce mal.
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4. Changer les choses
Un besoin porte sur un objet, il est assouvi ou attisé par lui, par
ses propriétés réelles ou fantasmées. Or, des objets eux-mêmes, il n’a
pas été question jusqu’ici. J’ai essentiellement parlé des sujets,
individuels et collectifs. Un défaut – majeur – de la théorie critique
des besoins de Gorz et Heller est qu’elle ne parle jamais des choses,
elle ne prend jamais leur parti. Les deux paradoxes des besoins radicaux
– le capitalisme suscite des besoins qu’il n’assouvit pas ; la richesse
de l’espèce s’accompagne d’une pauvreté de l’individu en matière de
besoins – n’en font pas mention. C’est très curieux pour une tradition,
le marxisme, qui se veut matérialiste. Des matérialistes devraient
s’intéresser d’un peu plus près aux choses.
Si des besoins artificiels sont engendrés par le productivisme
et le consumérisme, par l’accélération constante de la vitesse de
rotation des marchandises, c’est bien que l’objet est à l’origine du
besoin. Les objets nous mettent dans des états. Ils sont même souvent
conçus pour cela.
« The Zone » est le nom donné par les joueurs compulsifs de Las
Vegas à l’état dans lequel les plongent les machines à sous lorsqu’ils
s’y consacrent pendant de longues heures.
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Or « the Zone » est rendue possible par l’ergonomie des machines à sous,
des fauteuils qui les accompagnent et l’ambiance qui règne dans le
casino : fond sonore, lumières, architecture d’intérieur. La conception
et l’installation de ces machines représentent une industrie florissante
aux États-Unis, où s’illustrent les designers les plus créatifs. Il
s’agit d’améliorer en permanence le confort du joueur, en optimisant par
exemple la hauteur et l’inclinaison du fauteuil par rapport à la
machine. La crampe est l’ennemie, qui le conduirait à interrompre les
mises quelques instants pour se détendre. De l’augmentation de la
« productivité du joueur » – gaming productivity est un terme utilisé par les designers eux-mêmes – dépendent les profits des casinos.
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Susciter des besoins artificiels suppose de façonner les objets,
d’optimiser leur ergonomie et d’accélérer le rythme de leur
renouvellement. Les combattre pour favoriser des besoins authentiques
également. Après tout, nombre de figures de l’histoire du design étaient
des révolutionnaires : William Morris, les constructivistes russes ou
encore certains membres du Bauhaus. Il faut s’intéresser aux choses elles-mêmes, à la stabilité et à l’instabilité du système des objets.
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Une hypothèse formulée par Hartmut Rosa est que le peu de temps dont
nous disposons dans nos sociétés de l’« accélération » pour jouir des
biens achetés – par exemple lire un livre – nous conduit à en acheter de
toujours nouveaux, dans l’espoir constamment différé que le temps
viendra où nous pourrons en profiter enfin.
Le nouvel achat compense l’impossibilité dans laquelle je me trouve de
consommer vraiment le précédent. La marchandise fait entrevoir une
satisfaction – un bonheur – à venir, toujours déçue mais réactivée par
la perspective de l’achat de nouvelles marchandises.
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La consommation n’est pas la seule sphère sociale mue par une
insatiable quête de nouveauté. Il suffit d’être entré un jour dans un
musée d’art moderne pour s’apercevoir du diktat de renouvellement
permanent qui s’impose au champ artistique. L’artiste d’avant-garde
– littéraire, picturale ou musicale – s’est paré d’atours divers depuis
le XIXe siècle, tour à tour esthète, dandy,
révolutionnaire ou mystique. Mais ce qui rassemble les avant-gardes
par-delà leurs différences, c’est la recherche de l’originalité, de la
singularité, de l’authenticité ; bref, de la nouveauté.
Une avant-garde se définit par la rupture qu’elle opère avec la
précédente et les innovations qu’elle introduit dans les formes et le
discours esthétiques. De Dada aux surréalistes, puis aux lettristes,
puis aux situationnistes, c’est cette logique qui est à l’œuvre, jusqu’à
ce que Guy Debord proclame la fin de l’art, du fait justement de
l’impossibilité de créer du neuf.
Cette centralité de la nouveauté dans l’art moderne s’explique
par plusieurs facteurs. Son originalité, d’abord, est censée conférer à
une œuvre son « aura », pour employer un concept de Walter Benjamin, c’est-à-dire son unicité.
De l’aura découle l’expérience, elle aussi singulière, du spectateur ou
de l’auditeur en sa présence. Contrairement à l’art prémoderne, l’art
moderne ne cherche pas à imiter des modèles du passé, principalement
antiques, réputés indépassables. Il prétend créer à partir de rien. La
question que soulève Benjamin dans son texte de 1936 « L’œuvre d’art à
l’époque de sa reproductibilité technique » est : qu’advient-il de
l’aura à l’époque où les œuvres peuvent être reproduites à l’infini, où
donc elles ne sont plus uniques ?
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L’usage du style indirect libre par Flaubert n’est pas seulement
l’expression de son « neutralisme esthétique », selon l’expression de
Pierre Bourdieu, c’est-à-dire de la distance qu’il cultive avec les
personnages qu’il met en scène. C’est une manière de se distinguer de ses contemporains sur le terrain proprement esthétique.
---
Quel rapport avec le modernisme ? Le fascisme se présente comme une révolution, une « révolution continue » (rivoluzione continua).
Cette expression, les fascistes l’ont reprise – comme d’autres éléments
de leur répertoire discursif – aux bolcheviques, en l’occurrence à
Trotski, qui parlait de « révolution permanente » (une locution déjà
présente chez Marx).
---
Moralité : plus on étend la durée de la garantie, plus les marchandises
sont réparées et plus, donc, elles sont durables. Le rythme de leur
renouvellement, de l’exploitation des ressources naturelles et des flux
d’énergie qu’impliquent leur fabrication et leur cycle de vie s’en
trouve par là même ralenti. La garantie, ça n’a l’air de rien, c’est
pourtant un puissant levier de transformation économique et, par là
même, politique.
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Les industriels, de leur côté, s’opposent bec et ongles à cette mesure.
On comprend pourquoi. Moins de marchandises déversées sur les marchés
signifie, toutes choses égales par ailleurs, moins de profits. La
réparation, certes, pourrait devenir un secteur profitable. Elle l’est
déjà dans certaines filières. Mais cela impliquerait de repenser de fond
en comble les modèles productifs en vigueur.
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Dans ce contexte, la publicité est la meilleure forme de
garantie. La publicité non au sens actuel de marketing, mais au sens de
caractère public de la transaction. Au Moyen Âge, les échanges doivent
avoir lieu de jour et en public, au vu et au su de la communauté. « No
sales by candle light or after the bell had rung for sunset » (« Pas de
transaction à la lumière de la bougie ou après que la cloche annonçant
le coucher du soleil a retenti »), dit un code anglais datant du XIVe siècle.
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Les transformations du capitalisme altèrent les conditions de la
transaction marchande. Le face-à-face entre le producteur et l’acheteur a
de moins en moins cours dans le capitalisme du XXe siècle.
Qui connaît l’agriculteur qui a élevé le bœuf dont la viande se trouve
dans son assiette, ou le menuisier – en fait l’industriel – qui a
fabriqué ses meubles ? Le producteur et le vendeur ne sont plus la même
personne, la classe des marchands est montée en puissance. L’artisanat
persiste, mais est résiduel. La distance s’est accrue entre les lieux de
production, de vente et de consommation de la marchandise. Et il faut
désormais dire les lieux de production, et non le
lieu. Car la production s’est fragmentée. Aujourd’hui, une marchandise
est le plus souvent constituée de composants fabriqués en des endroits
différents et assemblés ailleurs encore. Les filières se diversifient et
les intermédiaires sont multiples.
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La production se massifie. « Massification » signifie quatre choses :
sérialité, standardisation, diversification et complexification.
Sérialité : la même marchandise est produite en série, à
l’identique. L’artisan produisait lui aussi des vêtements en série. Mais
en moins grand nombre, du fait de l’absence d’automatisation de sa
production, et avec un degré de singularité plus élevé, chaque vêtement,
même s’il découlait d’un même patron, étant « fait main ». Si le « fait
main » est encore valorisé aujourd’hui, c’est qu’il passe pour être
singulier, autrement dit pour échapper à la sérialité de la production
de masse. Une certaine « aura » l’entoure, comme l’œuvre d’art selon
Walter Benjamin. Et cette aura déteint sur la personne qui possède
l’objet.
La production repose sur des standards, des « recettes pour la réalité » (recipes for reality), pour reprendre l’expression de Lawrence Busch.
Une recette spécifie les ingrédients qui entrent dans la composition
d’un plat. Il en va de même pour les marchandises, dont la fabrication
répond à des normes qualitatives et quantitatives, autour desquelles les
acteurs d’une filière se mettent d’accord. Ces normes portent sur
l’assemblage des composants, mais aussi leur emballage, leur
installation, leur alimentation électrique… La standardisation, couplée à
l’automatisation, permet la sérialité, c’est-à-dire la production d’une
même marchandise en (très) grande quantité. Elle permet aussi
l’interchangeabilité : deux usines situées aux antipodes peuvent
produire le même composant et, si elles respectent les mêmes standards,
l’assemblage peut avoir lieu. La standardisation est donc la condition
de la fragmentation spatiale de la production.
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La massification de la production s’accompagne d’une complexification
des marchandises. Toutes les marchandises ne sont pas complexes.
Certaines sont, comme on dit, « à faible valeur ajoutée » et proviennent
souvent des économies en voie de développement.
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La troisième théorie est la théorie de l’« investissement ».
Celle-ci stipule que la garantie représente un coût à la fois pour le
producteur, le vendeur et le consommateur, mais un coût qu’il est
rationnel pour chacun d’eux de consentir. Du point de vue du
consommateur, la garantie permet, comme une assurance, de se couvrir en
cas de défaillance du bien. Elle représente certes un coût, mais un coût
inférieur à celui qu’il devrait supporter si la marchandise se révèle
défaillante.
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Aujourd’hui, le capitalisme sait tout marchandiser. Il sait même
marchandiser les marchandises une seconde fois après que vous les avez
payées. Une forme de marchandisation au carré ou de remarchandisation,
en somme. Les « extensions de garantie » prolongent, on l’a vu, la durée
de garantie d’un bien. Elles débutent lorsque les garanties légales
prennent fin et s’étendent le plus souvent d’une à trois années
supplémentaires. C’est une sorte d’aveu de la part de la firme : les
marchandises que je vous vends ne tiendront pas jusque-là, il serait
mieux pour vous de prolonger la durée de la garantie.
---
Mais si ces appareils tombent en panne avant l’échéance des garanties
légales (deux ans désormais), quel besoin de prolonger la durée de la
garantie au moyen d’une extension ? Première chose, le consommateur ne
connaît pas ses droits. S’il les connaissait, il n’est même pas sûr
qu’il les fasse valoir, car le parcours pour activer une garantie est
semé d’embûches. Et pour cause : elle est gratuite, raison pour laquelle
le vendeur ou le fabricant ne fera pas de zèle pour prendre en charge
la réparation. Les associations de défense des consommateurs sont là
pour informer et soutenir la démarche, mais le rapport de force avec les
fabricants et les enseignes leur est défavorable.
Ensuite, le business des extensions de garantie s’ancre dans le
désir de l’acheteur de voir son bien durer aussi longtemps que
possible. L’alternative est toujours la même : s’acquitter du coût de
l’extension pour que, en cas de panne après l’échéance des garanties
légales, la marchandise puisse être réparée sans frais, ou alors risquer
que, si elle tombe en panne, des frais de réparation trop élevés
contraignent à l’achat d’un équipement neuf. Face à ce dilemme, nombre
de consommateurs choisissent la première option. La propension à acheter
l’extension augmente avec le prix de la marchandise. Ce sont les
voitures qui engendrent le plus d’extensions de garantie. Plus le prix
de la marchandise est élevé, plus le coût de l’extension représente une
proportion moindre de ce prix.
---
Leur commerce deviendra peut-être à l’avenir un secteur florissant de
l’économie. La législation sur le secret industriel et le copyright ne
pourra demeurer en l’état. Car, derrière le problème de la disponibilité
des pièces détachées, c’est la question de la propriété privée qui se
profile.
Le fabricant de matériel agricole John Deere vend des tracteurs
et des moissonneuses-batteuses, mais il interdit à ses clients de les
réparer eux-mêmes en cas de panne.
L’électronique ultra-sophistiquée que renferment désormais ces engins
n’est accessible qu’aux experts de la marque et aux concessionnaires
agréés. Ceci permet à la multinationale de vendre les pièces détachées
et la réparation au prix fort, tout en maintenant sa clientèle captive.
Une machine John Deere requiert des composants John Deere, ceux des
marques concurrentes ne sont pas compatibles.
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Les fabricants n’ont nul besoin de pratiquer l’obsolescence programmée stricto sensu.
Il leur suffit de concevoir des marchandises impossibles à réparer.
C’est beaucoup plus simple et juridiquement moins risqué.
Historiquement, le design était du côté du progrès et même souvent de la
révolution. Le fantôme de William Morris se morfond de l’asservissement
de larges pans de cette discipline à la logique du capital.
---
Le calcul du prix d’usage dépend de la durée de vie « normale » du
bien. Tout comme il y a un « usage attendu », il y a une durée de vie
attendue, estimée à la conception et entrée dans nos représentations des
objets qui nous entourent. Nous n’attendons pas la même durée de vie
d’un frigo ou d’un smartphone. Pour les smartphones, le rythme de
renouvellement par le consommateur est en moyenne de vingt mois.
Plus le produit est durable, plus son prix d’usage est bas, toutes
choses égales par ailleurs, puisque le coût total de l’usage pourra être
divisé en un plus grand nombre d’années. Mais cela dépend aussi de la
nature du bien. Si, en vieillissant, une voiture occasionne des frais de
réparation de plus en plus élevés, le coût d’usage explosera.
Afficher le prix d’usage consiste donc à ouvrir la boîte noire
des prix. Aujourd’hui, quand on achète un aliment, on est informé de sa
composition par l’étiquette : nutriments et calories notamment. Ces
informations sont plus ou moins exactes et complètes, mais le principe
est là. Cependant, on ne sait rien de ses conditions de production, du
salaire des producteurs ou des marges des fournisseurs.
Cela vaut non seulement pour les aliments, mais à des degrés divers
pour toutes les marchandises. Le commerce « équitable » tente de forcer
cette boîte noire, afin de porter les mécanismes de formation des prix à
la connaissance du consommateur.
5. Un communisme du luxe
Il faut étendre l’anticapitalisme aux objets. C’est une condition de
la désaliénation. Le capital conçoit les objets en fonction des
nécessités de l’accumulation. Il est parfaitement capable de mettre sur
le marché des pianos et des avions, soit des biens à longue durée de
vie. Mais, pour l’essentiel, la rotation rapide est son credo. À
l’inverse, il faut imaginer des ontologies qui ne donnent pas – ou
donnent moins – prise à cette logique. Plus que des biens durables : des
biens émancipés. Ces ontologies auront un impact sur les besoins. Elles
doivent empêcher l’entrée dans « the Zone ».
Un bien émancipé a quatre caractéristiques. D’abord, il est
robuste. Évaluer la robustesse d’un produit suppose de prendre en compte
deux variables. Premièrement, les nuisances qu’il engendre
résultent-elles de sa production et de sa fin de vie, ou également de
son usage ?
La production d’un gobelet en plastique est écologiquement coûteuse et
le gobelet, une fois utilisé, se transforme en déchet polluant. Mais son
usage lui-même n’engendre pas de nuisance (du moins si l’on fait
abstraction des perturbateurs endocriniens qu’il contient…). Une
voiture, au contraire, a un coût écologique à la production, lorsqu’elle
va à la casse, mais aussi à l’usage, le carburant étant émetteur de gaz
à effet de serre.
Il faut ensuite déterminer si la technologie que renferme la marchandise est stabilisée. Des innovations diminuant son empreinte
écologique sont-elles susceptibles de survenir dans un avenir
prévisible ? Dans le cas des réfrigérateurs, par exemple, la technologie
semble ne plus évoluer. On peut donc exiger des frigos qui durent
plusieurs décennies. En ce qui concerne les voitures ou les smartphones,
en revanche, le rythme des innovations est encore élevé, notamment
parce que les dépenses en R&D le sont. Les voitures électriques et
les fairphones sont loin d’être parfaits, mais ils sont moins nocifs que
les véhicules à essence et les smartphones standard.
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Un bien émancipé est démontable. Lorsque l’un de ses composants est
endommagé, il peut être facilement remplacé par son propriétaire ou un
réparateur. Une attention particulière doit être prêtée au mode
d’assemblage : visser et/ou emboîter est préférable à coller et aux
structures « monobloc ». La « sur-qualité » doit être évitée, autrement
dit les composants doivent avoir approximativement la même durée de vie
– sans cela, l’un d’entre eux risque de se retrouver à la déchetterie
alors qu’il est encore en état de marche ; ou alors ce composant doit
pouvoir être réemployé.
Les pièces détachées doivent être durablement disponibles.
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Un bien émancipé se caractérise par son interopérabilité. Les
composants et logiciels doivent être, au plan technologique, compatibles
avec ceux d’autres marques. Exemple classique : le chargeur de
téléphone portable. Un chargeur « universel » – iPhone excepté – a été
imposé aux fabricants en 2017, après dix ans de débats au Parlement
européen, par une coalition d’associations de consommateurs et de
députés écologistes et de gauche. Cette seule mesure permet d’éviter
jusqu’à 50 000 tonnes de déchets électroniques chaque année.
Comme la pénurie de pièces détachées, les freins à l’interopérabilité
sont une stratégie des fabricants visant à maintenir leurs clients en
état de captivité technique.
La standardisation est souvent connotée négativement, mais elle
peut aussi avoir des aspects vertueux. Ce ne sont pas tant les
standards en eux-mêmes qui posent problème que le type de pratiques
qu’on y associe, le degré auquel elles sont contraignantes, pour qui et à
quelle fin. Ivan Illich parle de technologies « conviviales » : celles
qui ne prédéterminent pas leurs usages.
Peu importe en définitive qu’un bien soit standardisé ou non, la vraie
question est de savoir s’il augmente ou diminue l’autonomie et la
créativité de la personne. L’usage quotidien de ma voiture dans les
embouteillages est aliénant et écologiquement néfaste. Mais elle me
permet aussi, pendant mes vacances, de découvrir des horizons nouveaux.
Il paraît qu’André Gorz adorait sa voiture.
Un bien émancipé, enfin, est évolutif. Il intègre dans sa
conception les évolutions technologiques futures, concernant l’un des
composants – la batterie d’une voiture électrique, par exemple – ou
l’ensemble.
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Les biens émancipés ouvrent la voie à un communisme du luxe. Un
quoi ? Un communisme du luxe, le luxe pour tous, sans distinction de
classe. Une vieille idée, qui remonte à la Commune de Paris…
Qu’est-ce que le luxe ? Il faut d’abord le distinguer du « haut de gamme », avec lequel il est parfois confondu9.
Le « haut de gamme », comme son nom l’indique, se situe en haut, à
l’opposé du « bas de gamme ». Une voiture qui en relève roulera plus
vite, aura une meilleure tenue de route et sera plus sûre pour ses
occupants. Ces caractéristiques découlent de la conception et des
matériaux : plus robustes et technologiquement à la pointe. Son prix est
plus élevé, mais le rapport qualité/prix favorable. La robustesse des
matériaux implique qu’il aura souvent une durée de vie plus longue.
Le produit de luxe, lui, est « hors gamme », il échappe à la
comparaison. Il est le seul membre de sa ligue : rare et singulier.
Cette qualité est savamment entretenue par les marques. L’enjeu du
marketing du luxe est d’éviter le « piège de la banalisation », soit la
démocratisation du bien. Le produit de luxe est intemporel, il ne suit
pas les cycles de la mode. Une forme de gratuité – au sens d’un acte
gratuit, arbitraire – l’accompagne, puisque son prix est sans rapport
avec les matériaux qui le composent. « On paie la marque » comme dit
l’expression courante. Cette « gratuité » inscrit le luxe dans le
registre de l’irrationalité économique, de l’incommensurable plutôt que
du calcul. De l’« aura », au sens de Walter Benjamin, que le bien de
luxe s’efforce de ravir à l’œuvre d’art. Celle-ci, cependant, n’est pas
rare mais unique, à moins de devenir intégralement reproductible par la
technique. Dans le sillage de Benjamin, Pierre Bourdieu montre que les
effets symboliques produits par le couturier et sa « griffe » relèvent
de la magie.
Le luxe ne connaît pas la crise : depuis 2010, le secteur croît de 10 %
par an, beaucoup plus rapidement que la croissance mondiale. La financiarisation du capitalisme, l’émergence d’élites globales – les fameux « 1 % » – ont favorisé cette expansion.
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Le programme de la Fédération des artistes repose sur deux points. Il
s’agit d’abord de soustraire l’art au marché. Valeur artistique et
valeur économique renvoient à des réalités distinctes, mais la seconde
empiète encore trop sur la première. Souvent, la qualité d’une œuvre
correspond à ce qu’elle vaut sur le marché. L’abolition du marché de
l’art est à l’ordre du jour : les œuvres cesseront d’être achetées et
vendues.
Second objectif : récuser la distinction entre les
« beaux-arts » et les arts dits « décoratifs ». Ceux-ci renvoient à
l’utile et au quotidien. Ceux-là, au contraire, sont supposés être en
prise avec le Beau et nous faire
sortir de l’ordinaire. Mais d’où vient cette division ? N’est-ce pas
justement parce que cet ordinaire est insupportable que l’on nous
propose d’en sortir de façon imaginaire ? S’il cessait de l’être, comme y
travaillent les communards, le citoyen ne renoncerait-il pas à
« s’évader » par l’art ? La distinction entre les deux est arbitraire,
les arts décoratifs relèvent eux aussi de l’Esthétique. L’un des
fondateurs du design moderne, William Morris – un grand défenseur de la mémoire de la Commune – inscrira tout son travail dans
cette perspective. Le design se trouve au croisement des beaux-arts et
des arts décoratifs.
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Résorber la division entre l’art et la vie suppose une critique de la
notion même d’œuvre d’art. Derrière l’œuvre, il y a toujours l’artiste,
conçu comme un homme – rarement une femme – d’exception. Si la Commune
veut « changer la vie », selon l’expression d’Arthur Rimbaud – dont la
poésie a été inspirée par la Commune –,
le processus créatif lui-même, plutôt que son résultat, doit être
valorisé. Il s’agit de démocratiser les conditions de la création et
d’accroître ainsi le nombre d’artistes dans la société, jusqu’à ce que
chaque citoyen en devienne un, que le champ artistique comme champ
autonome se dissolve dans la vie sociale et que prolifèrent les artistes
sans œuvres.
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Communisme du luxe ne signifie pas que les produits les plus coûteux
deviennent accessibles à tous. Ce n’est pas la « banalisation » du luxe,
celle qui fait perdre le sommeil aux spécialistes en marketing de ce
secteur. Les communards n’ont que faire de l’ostentation versaillaise,
ils ont une autre conception du luxe, une conception communale. C’est
bien du luxe qu’il s’agit : beau et singulier, irréductible à une
fonction d’utilité. Et relevant d’une logique du don – du potlatch,
auraient dit les situationnistes – plus que du calcul. Mais, à leurs
yeux, il ne s’incarne pas dans des objets onéreux, anciens ou nouveaux.
Il se confond avec la vie, elle-même peuplée d’objets, il est vrai.
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Une civilisation matérielle émancipée de cette logique est la
condition du communisme du luxe, lui-même fondement d’une société
soutenable, en rupture avec le marché. Des biens robustes, démontables, interopérables et évolutifs : c’est l’infrastructure de l’égalité.
L’égalité ne se décrète pas, elle se construit. Plus précisément, elle a
des conditions matérielles de possibilité, qui doivent déboucher sur
des besoins universalisables. Une véritable conception matérialiste de
l’égalité part de ce principe.
Cette infrastructure de l’égalité court-circuitera les logiques
de distinction. La distinction au sens de Veblen et de Bourdieu :
consommer pour exister socialement, pour exhiber un statut social réel
ou supposé. La distinction passe notamment par la possession du plus
ancien et du plus neuf. Le très ancien : des bijoux ou des meubles
transmis de génération en génération, qui agrémentent un appartement lui
aussi ancien. Le très neuf : le dernier modèle de smartphone ou de
voiture, acheté au moment où il est mis sur le marché, c’est-à-dire où
il est le plus cher.
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6. Politique des besoins
C’est la raison pour laquelle le discours écologiste mainstream,
fondé sur l’idée que l’humanité doit « dépasser ses divisions » pour
trouver des solutions à la crise environnementale, a toutes les chances
d’être inopérant. Ce discours ne se pose jamais la question des
conditions politiques concrètes de sa réalisation. Le conflit de classe
doit être approfondi pour qu’un début de solution à la crise apparaisse.
D’un côté, ceux qui ont intérêt au changement ; de l’autre, ceux qui
ont intérêt au statu quo.
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La nécessité d’hybrider le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste
se double d’une autre urgence : faire converger les producteurs et les
consommateurs. La transition écologique, le dépassement du capitalisme
qu’elle implique supposent d’agir simultanément dans la sphère
productive et dans celle de la consommation, contre le productivisme et
le consumérisme. Pour cela, une forme d’organisation enracinée dans
l’une et l’autre doit être imaginée.
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Aux États-Unis, cette tension s’observe dans l’opposition entre les deux
premières associations de consommateurs : Consumers Research (CR) et
Consumers Union (CU).
CR considère la consommation comme une sphère autonome, à distinguer
soigneusement des enjeux de production. Aux associations de consommateurs,
la régulation de la demande ; aux syndicats, celle du secteur
productif : droit du travail, salaires, santé des salariés, travail des
enfants…
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Mais CU va plus loin : pour ses militants, le consommateur est un travailleur. L’expression de « consommateur-producteur » (consumer-worker)
est couramment utilisée dans la documentation mise en circulation dans
les années 1930. Simplement, le travailleur et le consommateur se
situent en des points différents du cycle
de la marchandise. Bien sûr, l’intérêt du travailleur et celui du
consommateur ne sont pas toujours identiques. Baisser le prix des biens
passe souvent par des réductions salariales. Mais l’objectif est de
construire les problèmes politiques de sorte qu’ils convergent. Surtout,
ils doivent voir dans le capitaliste un adversaire commun.
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L’augmentation du coût de la vie est considérée par CU comme une forme
détournée d’exploitation, d’extorsion de la plus-value. Le capitalisme
capte la plus-value à l’usine, mais il ponctionne également le salaire
des ouvriers en augmentant les prix, notamment ceux des biens de
première nécessité7.
Il est donc par deux fois gagnant. En 1910, à Cleveland, syndicats et
associations de consommateurs organisent conjointement un boycott de la
viande pendant trente jours, pour dénoncer son prix trop élevé. Ils exigent sa diminution, en même temps qu’une revalorisation des salaires des employés des abattoirs.
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Dans ses tracts, la LSA encourage les consommatrices à ne pas acheter
après 17 heures, ou le samedi, ou encore à ne pas se faire livrer le
soir – ceci afin d’aider le personnel des magasins dans son rapport de
force avec l’employeur. Son action n’est pas sans relents moralisateurs
et paternalistes (« maternalistes » serait plus exact). La
démocratisation de la consommation, qui ne fait que commencer à la Belle
Époque, suscite chez ces représentantes de la bourgeoisie un sentiment
d’inquiétude quant à la « corruption » morale à laquelle elle pourrait
donner lieu. Il n’empêche, la LSA milite en faveur de l’intervention du
consommateur dans l’opposition entre le capital et le travail. À la
lettre, le consommateur devient alors un producteur. Par son activisme,
il influe sur le niveau de la plus-value.
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L’enjeu aujourd’hui est de reconstruire l’unité entre ce qui a été séparé au cours du XXe siècle : les mouvements de producteurs et de consommateurs. Appelons cela des associations de producteurs-consommateurs.
Leur matrice pourrait être les associations de consommateurs actuelles,
mais qui renoueraient avec leur vocation originelle : celle de ne pas
séparer les enjeux de production et de consommation. Un rapprochement, si ce n’est une fusion, prendrait place avec les syndicats.
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La révolution logistique suppose la montée en puissance de nouvelles technologies : GPS, code-barres, ERP (enterprise resource planning, ou progiciels de gestion), RFID (radio frequency identification, les puces placées dans les marchandises ou l’emballage), algorithmes, big data…
Dans la logistique, la valeur de l’équipement technologique a augmenté
de 187 % entre 1982 et 2009, alors qu’il n’a crû que de 56 % dans le
secteur manufacturier.
Si le mouvement est une donnée essentielle de l’ontologie de la
marchandise, il en va de même de la traçabilité : son propriétaire doit
savoir à chaque instant où elle se trouve et sous la responsabilité de
qui. Cela lui permet de ne pas la perdre en route, bien sûr, mais aussi
d’être capable de planifier les flux de marchandises futurs sur la base
des flux passés. Oui, le capitalisme planifie constamment.
Cette traçabilité s’applique également aux salariés : elle
discipline leur temps de travail. Aujourd’hui comme par le passé, les
nouvelles technologies ne sont pas neutres. Elles ont des implications
en termes d’organisation de la production, induisant une intensification
de la journée de travail.
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Depuis le XIXe siècle, l’accélération de la
vitesse de circulation du capital est rendue possible par l’innovation
technologique et les énergies fossiles, charbon puis pétrole, qui
permettent de propulser des moyens de transport toujours plus rapides : trains, voitures, bateaux, avions…
Le point essentiel : de l’accélération de la « vitesse de
circulation » des marchandises dépend le niveau de la plus-value. Tout
ralentissement du mouvement des marchandises, dans un contexte de
mondialisation du capital, rabaisse le profit. À l’inverse, lorsque le
travailleur logistique accélère le chargement d’un camion, la plus-value
augmente. La logistique produit donc de la valeur, elle n’est plus un
service au sens traditionnel.
Le stockage, c’est du temps mort. Depuis qu’il existe, le
capital livre une lutte à mort contre toutes les formes de stocks (sauf
lorsqu’il fait de la « rétention d’offre » pour faire grimper les prix,
mais c’est un autre problème). Stocker, c’est ralentir la vitesse de
circulation des marchandises et peser ainsi à la baisse sur le niveau de
la plus-value. C’est aussi encourir le risque que, pendant la période
de stockage, les marchandises soient endommagées. D’où le just-in-time
ou les « flux tendus » typiques du postfordisme, par lesquels les
entreprises cherchent à minimiser le temps qui sépare la production de
la vente de la marchandise.
Le capital rêvait du cross-docking. La révolution logistique le lui a offert.
Cette logique consiste à ne pas stocker les marchandises dans
l’entrepôt lorsqu’elles sont déchargées, mais à les laisser à quai
(dock). Jusqu’à ce qu’un autre camion les récupère pour les acheminer à
leur destination suivante. Les marchandises restent à quai moins de
vingt-quatre heures. En 2018, près de la moitié des entrepôts
logistiques aux États-Unis mettent en œuvre ce principe. Il est rendu
possible par les technologies de traçabilité de la marchandise, qui
permettent à chaque partie prenante de la production d’entrer en action
au moment requis.
Le mélange des activités productives et logistiques atteint son stade suprême dans le co-manufacturing.
En ce cas, la logistique s’occupe non seulement de l’acheminement des
marchandises, mais aussi de leur finition. Activités productives et
logistiques s’entremêlent au point de devenir indistinguables.
L’objectif est que la finition s’opère le plus tard possible. Cela s’appelle la « différenciation retardée » (delayed differenciation ou postponment) : un produit est adapté aux normes d’un pays ou aux préférences d’un groupe de consommateurs le plus tard possible.
Ce qui permet notamment d’éviter les invendus : si la France consomme
plus d’ordinateurs portables que la Suisse ce mois-ci, le clavier
français est installé in extremis sur un nombre plus grand
d’ordinateurs (les pays germanophones utilisent les claviers QWERTZ).
Pour cela, il faut que les technologies de traçabilité de la marchandise
informent en temps quasi réel l’entreprise de l’état des ventes.
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Les technologies de traçabilité peuvent être détournées, sabotées. Si
tout est connecté, si la technologie revêt une importance croissante
dans la production, une coupure à un endroit met en péril la chaîne
productive dans son ensemble. Les capitalistes organisent la redondance
des dispositifs technologiques : l’un cesse de fonctionner, un autre
prend le relais. Ce qui implique d’en saboter davantage. Et donc que les
grèves de la logistique se transforment en grèves de masse. Si le
pouvoir est logistique, l’action révolutionnaire est une politique du
grand nombre.
7. A la recherche de la démocratie écologique
Cette dictature sur les besoins reposait sur deux opérations. La
première consistait à retarder constamment la satisfaction de certains
besoins, en promettant qu’ils le seraient à l’avenir, une fois la phase
de « transition » terminée. Cette phase devenant permanente, les besoins
ne sont jamais contentés. À Cuba, on appelle ainsi « période spéciale »
l’ère qui a commencé après la chute de l’URSS
dans les années 1990, qui a conduit à un isolement économique et
diplomatique accru du régime. Elle se caractérise par le rationnement et
un strict contrôle sur la liberté d’expression. Elle n’a rien de
« spécial », puisqu’elle est devenue la norme de fonctionnement du
régime. La dictature sur les besoins transforme donc l’exceptionnel en
permanent. C’est un « état d’exception permanent » dans le domaine
économique.
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Les algorithmes façonnent nos désirs, les livrant à la convoitise des
entreprises du numérique. Comment fonctionnent-ils ? Le détail est
complexe, mais le principe simple : ils extrapolent vos comportements
futurs sur la base de vos comportements passés. Dominique Cardon parle
de « comportementalisme radical ».
Les algorithmes partent du principe que vous reproduirez vos
comportements passés ou les comportements d’individus au profil
similaire au vôtre. Ils n’intègrent pas la dimension créative de
l’action humaine, le fait que le futur n’est pas toujours prévisible à
partir du passé. Lorsque vos comportements changent, l’algorithme vous
suit à la trace, mais il ne vous encourage pas à étendre l’éventail de
vos goûts.
Shoshana Zuboff appelle « capitalisme de la surveillance » la
tendance récente des plateformes numériques à vouloir « orienter », et
donc plus seulement reproduire, les comportements des consommateurs, au moyen par exemple de la publicité ciblée.
Les profits de Google, par exemple, proviennent de la promesse que
l’entreprise de la Silicon Valley fait aux annonceurs qu’elle est
capable d’anticiper vos goûts futurs. Or quel meilleur moyen d’y
parvenir que de façonner ces goûts ? Dans ce cas, les algorithmes ont
une action performative sur les besoins. L’individu dispose de
marges de manœuvre, il peut résister aux injonctions des machines et,
derrière elles, des multinationales du numérique. Mais le rapport de
force lui est largement défavorable. Si donc les big data
peuvent être mis au service de la planification, il faut au prélable les
soustraire au contrôle des GAFA, en les expropriant et en « socialisant
les data centers », comme le préconise Evgeny Morozov.
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L’Assemblée du futur sera composée de trois collèges de cinquante
députés. Un premier, formé de citoyens lambda, sera tiré au sort dans la
population ;
un deuxième sera composé de « spécialistes de l’environnement » ; un
troisième regroupera des membres de la société civile « organisée » :
ONG, associations, syndicats, entreprises… La chambre sera chapeautée
par un « Haut Conseil du long terme », au fonctionnement proche de celui
du GIEC, qui aura un rôle de « veille scientifique ».
L’idée de Bourg selon laquelle la politique est sous-tendue par
le temps, que les temporalités politiques peuvent être discordantes,
est cruciale, mais elle doit être nuancée : par le passé, les
démocraties se sont en effet montrées capables d’organiser le long
terme. Les grands projets industriels financés par l’État sur plusieurs
décennies ou la sécurité sociale impliquaient une projection dans
l’avenir lointain. Si cela a été possible, il n’y a pas de raisons de
penser que des politiques climatiques ne puissent pas l’être. Mais tout
dépendra du rapport de force entre ceux qui ont intérêt au changement et
ceux qui se satisfont du statu quo. Le temps politique est fonction de la lutte des classes.
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Les conseils d’usine ou de fabrique émanent du lieu de travail. Au
début du processus révolutionnaire, ils établissent un rapport de force
avec les patrons, organisant caisses de grève et mutuelles ouvrières.
Puis, une fois les patrons chassés, ils prennent en charge la
production. « Ainsi naquit l’autogestion », commente Ferro.
Les conseils d’usine constituent pour un temps une « courroie de
transmission » entre le soviet des députés et les masses. Avec la montée
de la vague révolutionnaire et la délégitimation du gouvernement
provisoire, ils s’organisent de façon autonome, se réunissant fin mai à
Petrograd à l’occasion d’une conférence des conseils d’usine.
Les conseils de quartier sont organisés sur une base
territoriale, pour l’essentiel urbaine. Leurs fonctions sont
nombreuses : ravitaillement, tâches de police et de défense de la
population, réquisition d’appartements vides pour les sans-abri,
organisation de garde d’enfants, aide aux personnes âgées… Bref, leur
rayon d’action est la vie quotidienne. Du fait du processus
révolutionnaire et de la guerre, les institutions étatiques n’assurent
plus le cours normal de la vie sociale. Les conseils de quartier
émergent de ce vide. À l’instar des comités d’usine, leur pouvoir
s’autonomise et se radicalise à l’approche d’octobre.
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L’organisation territoriale des associations de
producteurs-consommateurs peut se doubler de commissions thématiques,
portant sur des sujets spécifiques, comme les transports ou la culture.
C’est ainsi que fonctionnait le budget participatif de Porto Alegre.
Elles pourront être composées, par exemple, de membres élus des
associations à l’échelle d’une ville ou d’une région. Des représentants
de l’État, des collectivités locales, des administrateurs chargés de la
mise en œuvre des décisions ou encore des membres d’associations
pourront y prendre part. Comme dans toute expérience de démocratie
participative, la délibération sur les besoins suppose une assistance
technique : statisticiens, informaticiens, logisticiens, juristes…