Fragments
d’un journal intime – Henri Frédéric Amiel
TOME
2
Vernex-sur-Montreux, 3
janvier 1871. — Pour moi, il est évident
que le côté nocturne de la conscience, que la partie occulte de la psychologie,
que la vie mystique de l'âme est d'une réalité aussi certaine que l'autre
aspect de l'existence 'humaine. C'est là que sont les origines et les clefs.
Tout sort des ténèbres, de l'inconnu, du mystère. Seulement la difficulté est
de pénétrer dans ces ténèbres divines avec la lampe de la science, et non à la
lueur trompeuse des feux follets de l'imagination. Mettre de la méthode dans
cette quasi-folie, voilà le point. Faire la géographie du fond des océans est
bien plus facile. Le monde des germes, des larves, des fantômes, des Mères, des
secrets, est ou semble être l'inaccessible et l'inexprimable. Une horreur
sacrée en défend les abords, comme ceux du sombre Averne. Les Grecs, amoureux
de lumière, croyaient même que les Olympiens reculaient d'épouvante devant les
mystères infernaux, devant les monstres de la nuit plutonienne. Nous, modernes
passionnés pour les origines, nous n'avons peur d'aucun souterrain. La race
audacieuse de Japhet veut peser tous les mystères à la balance ; et comme pour
les anciens tous les dieux s'abîmaient dans le Fatum, leur berceau et leur
gouffre commun, de même pour nous toutes les superstitions se consument sur
l'autel d'Isis devenue la Science
19 janvier .1871 (dix
heures et demie du matin). — ... Les douleurs profondes et personnelles doivent
être silencieuses, car en devenant objet d'art elles se guérissent. 1/exercice
d'un talent console. — Et quand un père qui a perdu sa fille peut se dire :
Comme j'ai bien exprimé la douleur paternelle, comme j'ai pathétiquement
pleuré, il manque de respect à celle qu'il regrette, il introduit
l'amour-propre dans le chagrin, il flatte son moi sous prétexte de culte aux
morts. La poésie de la douleur subjective n'est pure et touchante que
lorsqu'elle est un monologue intérieur, ou tout au plus un dialogue entre l'âme
et Dieu. Sitôt qu'elle admet ou convoque le public, elle devient vaniteuse et
par conséquent profane.
20 janvier 1871 (dix heures du matin). — Point de
lettres. Paix et silence.
Dans cet égoïsme gœthesque il y a du moins ceci
d'excellent qu'il respecte la liberté de chacun et se réjouit de toute
originalité. Seulement il n'aide personne à ses dépens, il ne se tourmente pour
personne, ne se charge du fardeau d'aucun autre ; en un mot, supprime la
charité, la grande vertu chrétienne. La perfection, pour Gœthe, est dans la
noblesse personnelle, non dans l'amour. Son centre est l'esthétique, non la
morale. Il ignore la sainteté et n'a jamais voulu réfléchir sur le terrible
problème du mal. Spinoziste jusqu'à la moelle, il croit à la chance
individuelle, non à la liberté, -ni à la responsabilité. C'est un Grec du bon
temps, que la crise antérieure de la conscience religieuse n'a pas effleuré.
Il représente donc un état d'âme antérieur ou
postérieur au christianisme, ce que les critiques prudents de notre époque ; appellent
l'esprit moderne ; et encore l'esprit moderne t envisagé dans l'une de ses
tendances seulement, savoir le culte de la Nature, car Gœthe est étranger aux
aspirations sociales et politiques des foules, il ne s'intéresse nullement aux
déshérités, aux faibles, aux opprimés, pas plus que la Nature elle-même, mère
insouciante et féroce, sourde envers tous les infortunés.
(Neuf heures du soir.) — Tu es arrivé à un
carrefour de ta vie. Diverses routes s'ouvrent à toi, mais tu ne sais laquelle
prendre, tu voudrais même n'en point prendre et rester coi. Or, c'est la sule
alternative qui soit prohibée. Est-ce toi qui es un excentrique ou la vie qui
est bizarre ? Tu as horreur de la loterie, et il te faut jouer. D'où vient cet
arrangement biscornu et cette loi cocasse ? Tu as en antipathie l'action qui
fait presque toujours le contraire de ce qu'elle veut ; et la nécessité te
force d'agir. Quelle pantalonnade !
Ceux, par exemple, qui croient qu'on est ici pour
s'amuser devraient bien expliquer cette passion taquine et contrariante de la
destinée, s'ingéniant à placer les poissons dans une guitare et les poètes dans
un guêpier.
Je sais bien que les délicats de ta façon ont
surtout peur de ce qui leur serait bon et inclinent vers ce qui leur nuit ; en
sorte que la contrainte leur est plutôt bonne, comme pour les jeunes mariées.
Mais il n'en est pas moins dur d'être ainsi dépourvu de clartés pour la
conduite de ses efforts et d'impulsion secrète vers sa fin sociale.
23 avril 1871 (dix heures du matin). — Éprouvé hier au
soir une vague impression cérébrale, comme d'une congestion future : ces
anticipations d'orages sanguins sont les pressentiments de la chair. Elles vous
disent très nettement : voilà ta borne ; tu n'iras pas plus loin, ne te fais
pas d'illusion. Ce petit avertissement sec fait presque autant d'effet que lé
petit souffle dans la vision de Job ; on sent l'abîme et le poil se hérisse.
Ainsi, dans toutes les directions je touche à mes limites : le cœur, les
bronches, les reins, la vue, l'ouïe, les os, l'estomac, le cerveau m'ont
successivement menacé de cesser leurs services, et laissé entrevoir le terme de
leurs complaisances. Je suis un peu comme un général dont l'armée ergote,
discute et se rebiffe avant de se mutiner, ou comme un gouvernement qui voit se
relâcher tous les liens du respect et de l'obéissance avant le refus de l'impôt
ou l'érection des barricades. J'en suis aux avant-coureurs de la démolition.
Pour un psychologue, il est même fort intéressant d'avoir la conscience
immédiate de la complication de son organisme et du jeu de ses rouages. Il me
semble que mes sutures se dénouent et se détachent juste assez pour que j'aie
la perception de mon assemblage et le sentiment distinct de ma fragilité. Cela
fait de l'existence personnelle un étonnement et une curiosité. Au lieu de ne
voir que le monde environnant, on s'analyse soi-même. Au lieu de n'être qu'un
bloc, on -devient légion, multitude, tourbillon, on est un cosmos. y Au lieu de
vivre par la surface, on prend possession de son intimité^ On s'aperçoit, sinon
dans ses cellules et ses atomes, au moins dans ses systèmes organiques et
presque dans ses tissus. En d'autres termes, la monade centrale s'isole de
toutes les monades subordonnées pour les contempler, et reprend en soi son
harmonie, quand elle voit se troubler l'harmonie plurielle et intermonadique.
Ainsi un roi, après son abdication, rentre dans la vie privée.
La santé est donc un équilibre de notre organisme avec
ses parties composantes et avec le monde extérieur ; elle nous sert surtout -à
connaître le monde. Le trouble organique nous oblige à reconstituer un
équilibre plus intérieur, à nous retirer dans notre âme; et dès lors c'est
notre corps lui-même qui devient notre objet, il n'est plus nous, quoiqu'il
soit encore à nous ; il n'est plus que le vaisseau où nous faisons la traversée
de la vie, vaisseau dont nous étudions les avaries et la structure sans l'identifier
avec notre individu.
Où réside en définitive notre Moi ?
Dans la pensée ou plutôt dans la conscience. Mais au-dessous de la conscience,
il y a son germe, le Punctum, saliens de la spontanéité, car la conscience
n'est pas primitive, elle devient. La question est de savoir si la monade
pensante peut retomber dans l'enveloppement, c'est-à-dire dans la pure
spontanéité ou même dans le gouffre ténébreux de la virtualité. J'espère que non. Le royaume s'en
va, le roi subsiste. Ou bien serait-ce la royauté qui seule subsisterait,
c'est-à-dire l'idée, la personne n'étant à son tour que le vêtement passager de
l'idée durable. Est-ce Leibniz ou Hegel qui a raison ? L'individu est-il
immortel sous la forme de corps spirituel ? Est-il éternel sous la forme d'idée
individuelle ? Qui a vu le plus juste, de saint Paul ou de Platon ? C'est la
théorie de Leibniz qui me sourit le plus, parce qu'elle ouvre l'infini en
durée, en multitude et en évolution. Une monade, étant l'univers virtuel, n'a
pas trop de l'infini du temps pour développer l'infini qui est en elle-même.
Seulement, il faudrait admettre des actions et des influences extérieures
faisant osciller l'évolution de la monade ; il faudrait que son indépendance
fût une quantité mobile et croissante entre zéro et l'infini, sans être jamais
complète et jamais nulle, la monade ne pouvant être absolument passive ni
entièrement libre.
14 octobre 1872. — Voilà terriblement longtemps que je n’exige plus rien de moi-même, et
que je vivote comme les végétaux. Le seul intérêt véritable de ma vie, c'est
quelques affections. Le reste n'est que prétexte. J'en suis encore à cette
vieillerie romanesque : l'amour, comme attrait, mobile, raison, foyer de
l'existence. Si je n'étais assuré de quelques sympathies sérieuses, si personne
ne tenait à moi, je n'aurais pas le moindre goût à vivre. Réjouir ceux qui
s'attachent à moi, je ne connais guère plus d'autre bonheur. Et je sens que la
charité seule survit à la foi et à l 'espérance. Je sens que l'acte de la
charité a remplacé pour moi l’acte esthétique et scientifique, et je ne suis
plus bon à rien qu 'à être bon. - Cette débonnaireté de la vieillesse, cette
mansuétude anticipée est la compensation de l'impuissance, suite de la
non-ambition, de la désuétude et de la paresse. J'ai au moins la joie secrète
de ne pas me sentir d'envie et de prodiguer à de jeunes talents les
encouragements et les conseils que je n'ai pas obtenus moi-même. 1/ ambition
personnelle me fatigue ; mais je puis être ambitieux, inventif, infatigable
pour d'autres. C'est une spécialité inoffensive, et où la concurrence n'est pas
à craindre.
Mon moi a dépensé en curiosité sur lui-même la force
que les autres emploient à le dilater et à le mettre en relief. Les uns veulent
dominer la matière ou les hommes, se faire riches, influents, puissants,
célèbres ; je n'ai cherché qu'à me connaître ou plutôt à m'expérimenter. J'ai
essayé de me passer de tout, hors du nécessaire, et le nécessaire pour moi,
c'est un peu d'indépendance matérielle et un attachement. Le dépouillement plus
complet me paraît au-dessus de mes forces. Privé d'affection et réduit à la
misère, il me semble que je mourrais très vite, car même avec mes avantages, je
ne tiens qu'à un fil. Personne n'est moins chevillé que moi à son corps, et
l'ennui d'être m'a déjà souvent tourmenté. Je crois que ma mémoire n'a pas plus
de cohésion que mes molécules, et qu'enfin la désagrégation est déjà commencée
de mon vivant. Le contemplateur assiste à sa vie plutôt qu'il ne la conduit, il
est spectateur plutôt qu'acteur, il essaie de comprendre plutôt que de faire. —
Est-ce que cette manière d'être est illégitime, immorale ? est-on tenu à
l'action ? ce détachement est-il une individualité à respecter ou un péché à
combattre ? J'ai toujours balancé sur ce point, et j'ai perdu des années en
reproches inefficaces et en élans inutiles. Ma conscience occidentale et
pénétrée de moralisme chrétien a toujours persécuté mon quiétisme oriental et
ma tendance bouddhique. Je n'ai pas osé m'approuver, je n'ai pas su m'amender.
En ceci comme en tout le reste, je suis demeuré hésitant, partagé, confus,
perplexe, incertain, et j'ai oscillé entre les contraires, ce qui est une façon
de sauvegarder l'équilibre, mais ce qui empêche toute cristallisation.
Ayant entrevu de bonne heure l'absolu, je n'ai pas eu
l'effronterie indiscrète de l'individualité. De quel droit me faire d'un défaut
un titre ? Je n'ai su voir aucune nécessité à m'imposer aux autres et à
réussir. Je n'ai jamais eu l'évidence que de mes lacunes et des supériorités
d'autrui. Ce n'est pas ainsi qu'on fait son chemin. Avec des aptitudes variées
et passablement d'intelligence, je n'avais pas d'impulsion dominante ni de
talent impérieux, de sorte que, capable, je me suis senti libre, et que, libre,
je n'ai pas découvert ce qui était le mieux. L'équilibre a produit
l'indécision, et l'indécision chronique a stérilisé toutes mes facultés.
11 novembre 1872. — […]
Entre le relatif qui m'assomme et l'absolu que je désespère d'atteindre, je
flotte nonchalamment, et je n'agis qu'à la dernière extrémité, toute action
étant une loterie, sauf quand elle est un devoir positif. Dans le doute
abstiens-toi, dit le proverbe : or dans toute action facultative, je doute ; et
dans toute décision spéculative, j'hésite. — Je n'ai pas ce qui fait la détermination,
c'est-à-dire cette illusion qui prend parti pour sa volonté et la croit bonne
parce qu'elle est sienne. Pour moi, j'ai toujours l'arrière-pensée que le
contraire de ce que je vais dire ou faire était peut-être aussi vrai ou aussi
bon. Il me manque l'infatuation de moi-même ou cette obstination de la volonté
qui remplace l'infatuation. Je ne suis jamais assez de mon opinion ni de mon
parti pour travailler énergiquement dans leur sens. Je n'ai nullement
l'évidence de ce qui me convient ou de ce qu'il convient que je fasse. Ma
sagacité, mon tact, ma résolution, mon zèle ne peuvent servir que pour autrui.
23 novembre 1872. — Partout querelle, dispute, zizanie
; que le monde est fatigant ! L'impossibilité de la paix a été convertie
par l'orgueil de notre race en titre de grandeur ; à peu près comme les bossus,
s'ils étaient en majorité, décréteraient que la gibbosité fait l'ornement de
l'homme. L'oscillation entre les bévues contraires paraît la loi de notre
espèce ; la sagesse, c'est-à-dire la conciliation des contrastes, n'est le lot
que de quelques privilégiés. Le monde humain est livré aux partis, et les
partis sont des partialités qui s'ignorent mais s'entremordent. Qu'est-ce que
tout cela prouve ? I qu'Héraclite a raison : que la majorité bipèdes aptères
sont des créatures mal douées, chez qui la sottise et la malignité dominent.
Plus un homme est vraiment homme,
plus il est isolé ; à mesure qu'il grandit en clairvoyance et en bonté il a
moins de semblables ; s'il était parfait, il serait un exemplaire unique. Ainsi
l'excellence fait le vide autour de lui et le sépare de son milieu, du
vulgaire, de la multitude. Heureusement t que la charité lui fait repasser l'abîme. Moins les hommes
méritent sa complaisance et son amour, plus il se dévoue à eux. Moins il les
goûte, plus il essaie de leur être utile. Plus il les trouve inintelligents et
mauvais, plus la pitié étouffe la répugnance. Il tire de sa supériorité un
motif non de dédain. mais d'apostolat.
Les querelles religieuses et
politiques t'assomment ; l'éternelle enfance des foules passionnées, qui sont
maîtresses de tout en démocratie, te donne des satiétés et des nausées
perpétuelles ; la nécessité de disputailler sur tout, de redémontrer sans trêve
les vérités élémentaires ; l'ennui des préjugés courants, des rengaines
usuelles, des trucs familiers t'écœure et t'affadit ; la certitude que l'idée
la meilleure aura toujours le dessous dans les préférences des masses, te
décourage. — Donc, tu manques d'énergie et d'amour du prochain. La désillusion
te rend froid.
Il est certain que changer le monde te paraît une
chimère, et que tu trouves bien assez difficile de te réformer toi-même.
Apprendre à voir plus juste, à faire mieux suffit à ton ambition. Ajoutons-y
l'aide à tous ceux qui le demandent et qui espèrent en toi, nous voilà au bout
de tes sacrifices. Tu n'as pas la notion distincte d'une charge d'âmes plus
générale, d'une mission publique, d'un devoir envers ceux qui ne t'appellent
point et ne te donnent point la parole. Tu n'as aucune démangeaison de
prosélytisme, de propagande ou même de publicité. Le sentiment de l'universelle
suffisance, que produit le régime de la démocratie t'a ôté jusqu'au désir de la
discussion.
11 décembre 1872. — […]
Que le monde est bizarre et que l'homme
est étrange !
Le spectateur changeant d'un spectacle qui
change
Croit qu'il reste le même et qu'il tient
le réel...
Qu'est-ce que la folie ? C'est l'illusion à la
seconde puissance. Le bon sens établit des rapports réguliers, un modus vivendi
entre les choses, les hommes et lui-même, et il a l'illusion qu'il touche la
vérité stable, le fait éternel. La déraison n’aperçoit pas même ce 'que voit le bon sens, et a
l’illusion de voir mieux. Le bon sens confond le fait d’expérience avec le fait
nécessaire, et prend de bonne foi ce qui est pour la mesure de ce qui peut être
; la folie ne perçoit plus la différence entre ce qui est et ce qu'elle se
figure ; elle confond son rêve avec la réalité.
23 juillet 1873. - Trois choses me refroidissent
très vite : être soupçonné, n'être pas compris ou découvrir un besoin
d'indépendance. La première m'offense, la seconde me décourage, la troisième me
désintéresse. J'ouvre à qui veut sortir, je me retire de qui veut m'estimer
moins, je me tais avec qui cesse d'entendre. Ainsi le prochain est toujours
maitre des relations qui nous rapprochent,
Selon qu'il a semé chacun récolte en moi.
4 février 1874. — Chez les peuples très sociables,
l'individu craint par-dessus tout le ridicule, et le ridicule c'est d'être
trouvé original. Nul ne veut faire bande à part, chacun veut être avec tout le
monde. Ce « Tout le monde » est la grande puissance, il est le souverain et
s'appelle On. On s'habille, on dîne, on se promène, on envoie des cadeaux, on
sort, on entre comme ceci et non pas comme cela. Cet On a toujours raison quoi qu'il fasse. On dirait le Padischah, ou
encore le Pape infaillible. Les sujets de On
sont plus prosternés que les esclaves d'Orient devant leur sultan. Le bon
plaisir du souverain décide sans appel ; son caprice est la loi et les
prophètes.
On a trois visages et par conséquent
trois bouches. La première bouche déclare ce que On dit ou fait et s'appelle l'usage, la seconde déclare ce que On pense et s'appelle l'opinion, la
troisième déclare ce que On trouve
beau ou bien et s'appelle la mode. Quand les trois bouches ont parlé, chacun
sait tout ce qu'il faut savoir. Chez les peuples heureux, On est la cervelle, la conscience, le jugement, le goût et la
raison de tous ; chacun trouve donc tout décidé sans qu'il s'en mêle ; il est
dispensé de la corvée de découvrir quoi que ce soit. Pourvu qu'il imite, copie
et répète les modèles fournis par On,
il n'a plus rien à craindre. Il fait son salut dans cette vie et dans l'autre.
L'inclination naturelle de ces peuples, fortifiée par
la discipline sociale, par l'éducation historique, par les soins prolongés de
l'État et de l'Église, ont produit ce beau résultat, le nivellement complet de
toutes les individualités, le remplacement de toute âme personnelle par l'âme
banale, la moutonnerie universelle.
On dit la langue de si, la langue de y es, la langue
de ja, la langue d'oïl. Je crois qu'on pourrait dire de même le peuple de l'On,
et ajouter que les peuples de l'On seront toujours le contraire des
peuples de la conscience. Ils représenteront la puissance collective, la force
sociale, peut-être la grâce, la vivacité, l'esprit, mais ils ne connaîtront
jamais la liberté individuelle et l'originalité profonde.
16 février 1874. — […]
La politique honnête ne doit adorer que la justice et
la raison, et la prêcher aux foules, qui représentent en moyenne l'âge de
l'enfance et non celui de la maturité. On corrompt l'enfance si on lui dit
qu'elle ne peut se tromper et qu'elle a plus de lumières que ceux qui la
précèdent dans la vie. On corrompt les foules quand on leur dit qu'elles sont
la' sagesse, la clairvoyance et possèdent le don d'infaillibilité.
Montesquieu a remarqué finement que plus on met de
sages ensemble, moins on obtient de sagesse (critique des assemblées
délibérantes trop nombreuses). Le radicalisme prétend que plus l'on met
ensemble d'illettrés, de gens passionnés ou irréfléchis, de jeunes gens
surtout, plus on voit se dégager de lumière. C'est bien la réciproque de
l'autre thèse, mais c'est une mauvaise plaisanterie. Il est vrai qu'en algèbre
— A multiplié par — A donne bien + A2,
mais les ténèbres multipliées par elles-mêmes n'ont jamais produit de rayon.
Ce qui se dégage d'une foule, c'est un instinct ou une
passion ; l'instinct peut être bon, mais la passion peut être mauvaise. Et ni
l'instinct ne donne une idée claire, ni la passion ne donne une résolution
juste.
La foule est une force matérielle, la multitude donne
à une proposition force de loi, mais la pensée sage, mûre, qui tient compte de
tout et qui, par conséquent, a de la vérité, cette pensée n'est jamais
engendrée par l'impétuosité des masses. Les masses sont la matière de la
démocratie, mais la forme, c'est-à-dire les lois qui expriment la raison, la
justice et l'utilité générale, est produite par la sagesse, laquelle n'est
point une propriété universelle.
26 septembre 1874. — L'amour contient en soi le
principe de sa dissolution. Dès qu'on se reprend dans son unité, dans son moi,
dans sa liberté, ne fût-ce qu'un jour, on sent que la vie à deux n'est que
provisoire, épisodique, passagère et que l'amour finira. C'est le côté
mélancolique de l'amour. L'amitié ne présente rien de pareil, parce qu'elle n'a
pas d'illusion au point de départ et qu'elle n'a jamais rêvé l'identification
des volontés et des destinées.
Du reste, cela n'est vrai que de l'amour-passion, de
l'amour partagé, de l'amour enthousiaste. Il est clair que l'amour maternel, le
saint amour, celui qui donne sans illusion, sans besoin de réciprocité, est
affranchi de cette loi de la mort. Mais la charité samaritaine est la joie de
l'âme ; elle est compatible avec tous les renoncements et les désenchantements
du cœur. Elle est aussi riche en pardons et en indulgences que le cœur est
susceptible et absolu. Elle n'est pas l'amour.
On n'entre en religion que lorsque l'espoir du cœur
est déçu ou perdu. Quand on ne peut toucher de ses mains la perfection sur la
terre, on la demande au ciel. Le cloître est l'asile des naufragés.
16 août 1875. — La vie
n'est qu'une oscillation quotidienne entre la révolte et la soumission, entre
l'instinct du moi qui est de se dilater, de se délecter dans -son inviolabilité
tranquille sinon dans sa royauté triomphante, et l'instinct de l'âme qui est
d'obéir à l'ordre universel, d'accepter la volonté de Dieu.
26 octobre 1875. — Toujours des limites, et des
obstacles croissants et des privations multipliées. C'est le contraire de
l'épanouissement... A qui et à quoi peut servir cette constriction impitoyable
?
Le renoncement est une défensive, mais il n'a pas plus
de valeur réelle qu'une dent de moins ou une jambe coupée. L’éducation morale
est une compensation pour ceux qui espèrent une survivance. Mais pour moi qui
n'ai pas cette espérance, ce sacrifice ne sert pas non plus. Il reste du moins
ceci : l'envie ou la révolte sont vilaines, se les interdire est donc bien ; et
faire le bien sans récompense est la maxime des cœurs nobles. Je ne changerai
donc rien à ma conduite ; seulement la mélancolie est l'inverse d'un ressort,
tandis que le bonheur donne des ailes.
19 avril 1876 (midi). — La pluie a
cessé. Les moineaux pépient assez tristement. La matinée s'est envolée à
refeuilleter les trois cahiers 137, 138 et 139, qui précèdent celui-ci,
c'est-à-dire à renouer avec moi-même. Le journal intime me dépersonnalise
tellement que je suis pour moi un autre et que j'ai à refaire la connaissance
biographique et morale de cet autre. Cette puissance d'objectivation devient
une cause d'oubli. Mes états antérieurs, mes configurations et métamorphoses,
m'échappent comme accidents transitoires. Ils me sont devenus étrangers, objets
de curiosité, de contemplation ou d'étude ; ils n'affectent pas ma substance
intime ; je ne les sens pas à moi, en moi, ils ne sont pas moi. Je ne suis donc
pas une volonté qui se continue, une activité qui s'accumule, une conscience
qui s'enrichit : je suis une flexibilité qui devient plus flexible, une mue qui
s'accélère, une négation de négation et une réflexion qui se réfléchit comme
deux glaces en face l'une de l'autre. La légère bordure de chacune d'elles est
la seule mesure de la quantité d'images réciproques qui s'encadrent
indéfiniment l'une dans l'autre. Mon identité se retrouve entre le moi et le
toi, mais est-elle assez fluide !
C'est de l'omphalopsychie. —
L'évanouissement de mon être en sera bien facilité, car je m'aperçois moi-même
comme les fantômes à l'aube, déjà diaphane, inconsistant, vaporeux, illusoire.
Ma veille se connaît comme le rêve d'un rêve. Je n'ai ni pesanteur, ni
solidité, ni fixité, et n'ai pas le préjugé opaque qui pèse sur les yeux
humains, le préjugé de l'existence. L'impersonnalité a subtilisé jusqu'au
principe pensant, jusqu'au moi.
Cet état bouddhique doit être
impossible à faire comprendre à tous ces emprisonnés qui ne peuvent sortir de
leur individu et qui se croient positivement réels, parce qu'ils ont des mains
qui empoignent leurs pieds et qu'ils ont conscience de vouloir.
Il me semble que ce qui enchaîne à
l'existence c'est la douleur. Celui qui souffre ne peut imaginer qu'il ne
souffre pas ; il est ramené à un point particulier, il redevient subjectif. La limite
de l'objectivité, c'est donc la souffrance. Par la pensée nous serions dieux et
nous nous dissoudrions en esprits ; c'est la douleur qui nous rabat dans notre
humanité.
21 mai 1876. — […]
Pourquoi donc me semble-t-il avoir dormi ? Parce que
le j tout ne diffère pas beaucoup de rien,
et que neuf mois disparus ne sont pour ma conscience que fumée légère.
Impossible de me prendre au grand sérieux. Tout ce que je fais ne me paraît
qu'un néant, un badinage, une manière de tromper le vide menaçant que je sens
en moi. Je n'ai ni résignation, ni sérénité, ni espérance.
31 mai 1876. — Tout le mouvement de l'univers
n'est que matière pour la pensée. L'esprit cherche donc à s'en isoler pour se
le soumettre. La méditation est une retraite en soi, elle construit une cellule
invisible, qui soit un observatoire et un laboratoire, où les phénomènes
tourbillonnants soient tamisés, choisis, analysés, convertis en lois générales,
en idées, en modes de l'esprit. Bile suppose deux choses, la communication avec
le monde, et la faculté de s'en abstraire.
Nous
n'avons pas besoin de chercher le monde, car il vient à nous tout seul ; c'est
la défensive qui est plus malaisée. La dissipation est le fait de nature, mais
le recueillement utile suppose beaucoup d'art, de discipline, de précautions et
d'arrangements. Nous devons imiter l'appareil optique, par lequel, étant
donnés les rayons lumineux directs et réfléchis qui essaiment et frissonnent
dans l'espace, l'individu arrive à prendre conscience des formes, des corps,
des couleurs et des distances. Nous devons nous fabriquer l'analogue de la
pupille, du cristallin, de la rétine. Notre esprit doit découvrir les meilleurs
appareils pour son fonctionnement, les abat-jour, les lentilles, les compas,
les prismes, qui lui permettent de se saisir de son objet, la vérité.
24 juillet 1876 (huit heures du matin). — Inconvénient du Journal intime : il est
trop complaisant pour nos lamentations ; il remplace l'action médicatrice par
la description des maux ; il dérive d'ordinaire vers l'apologie ; il est un
épicuréisme plutôt qu'une discipline, du moins quand on est passé de la morale
à la psychologie et qu'on a substitué la contemplation à la sanctification,
Montaigne à Pascal.
Le Journal
intime est une manière de rêver, et par conséquent de flâner. C'est de
l'oisiveté occupée, une récréation qui simule le travail. Il n'y a pas de
travail sans but utile, sans effort et sans esprit de suite. Or j'écris ici
sans but quelconque, sans continuité d'idée et sans direction voulue. — A quoi
me sert cet interminable soliloque ? A penser et à écrire, ou plutôt à défendre
d'engourdissement complet la faculté "de réflexion et celle d'expression.
C'est quelque chose. Mais en même temps, ce procédé trop commode m'empêche de
faire un livre et de construire une théorie. Or l'indolence n'entretient pas la
force. Le laisser aller n'aiguise, n'augmente aucune aptitude. Le pelotage
éternel ne fait gagner aucune partie.
A préluder
sans fin l'œuvre ne vient jamais.
Le
monologue sans frein, sans borne et sans intentions, s'il défend de l'anéantissement,
affaiblit néanmoins. Il conduit à l'inertie par le rabâchage et à l'épuisement
par déperdition vaine. C'est une coulée de sève, une fistule qui ruine, une
fuite de douve... Cette sottise fuse, mine, dévore, consume la vie sans profit
pour personne. C'est l'holocauste à la déesse stérile, à l'Inutilité.
29
août 1876. — Ma vie n'est pas saine et normale, car elle est livrée à tous les
tourbillons intérieurs et ne réalise aucun plan. Je vis non seulement au jour
le jour, mais je passe par toutes les manières de voir et de sentir, sans règle
fixe, sans dessein arrêté, sans unité de caractère et de conduite. Je ne veux
rien, je me laisse flotter à tous les vents de l'air et à tous les courants de
l'onde, comme une feuille morte qui aurait la propriété de se sentir elle-même.
Je ne suis qu'une conscience psychologique, un milieu où se passent des
phénomènes que je ne dirige point et que je me contente de noter. Je me regarde
vivre, comme on suit un rêve, par curiosité forcée. C'est être une pensée,
moins que cela, une perception intérieure, un sphygmomètre enregistreur, ce
n'est pas être un homme. Un homme fait de sa vie une œuvre et laisse une œuvre
; son activité a un but et devient un travail ; ses tendances se classent et se
trient, il devient un caractère, un individu, quelqu'un. Toi, tu en restes à
l'indétermination, à la virtualité ; tu n'es qu'en promesse, qu'en espérance,
qu'en perspective... Comme les nuages, tu attends que le vent te pousse, que le
soleil te dore, que la chaleur te soulève.
12 septembre 1876. – […] Extrêmement subjectif
par le sentiment et objectif par la pensée, ton individualité est d'être
impersonnel et ton ennui de devoir être individuel. Ta lacune est dans le
vouloir, le principe de ton abstention est dans le doute, et le doute provient
de l'impossibilité de tout voir, jointe à la probité qui repousse le parti pris
et la décision arbitraire. En d'autres termes, tu es mal adapté à la condition
humaine et tu mourras sans avoir vraiment déballé, parce que ton milieu n'a pu
ni t'accommoder, ni s'accommoder de toi.
Ton moi condamné à n'être que lui-même, tandis que son
instinct profond est d'être le non-moi, voilà l'espèce de supplice dont tu ne
peux sortir. Il faudrait se borner et cela t'est peut-être impossible, soit
parce que ton âme n'y consent pas, soit parce que ton esprit ne sait ce qui
devrait être choisi. L'indétermination dans la désespérance, c'est le point où
se maintient ton être central et que tu retrouves toujours dans ta conscience
au-dessous de tes distractions, entreprises et diversions de détail.
Mon âme est un gouffre dont rien n'a jamais satisfait
le désir, et que l'extirpation du désir n'a pas encore apaisée. Elle veut
pouvoir se donner tout entière, avec amour, foi, enthousiasme, et aucun objet
n'a pu l'absorber ni même lui faire illusion. Cette aspiration immense et
confuse est une soif qui ne s'éteint point. On demande sa différence avec la
souffrance des réprouvés ? C'est que celle-ci est le remords éternel, et que
l'autre peut vaguement espérer soit le bonheur soit le néant.
Je ne suis donc ni révolté, ni soumis : nouvelle
ambiguïté. L'état inquiet, instable, indéfinissable, anxieux est mon état.
L'énigme qui se connaît énigme, le chaos qui s'aperçoit, le désordre qui se
sent et ne se débrouille pas, telle est ma situation. Du reste, même quand
l'intuition a traversé et illuminé l'abîme de son large éclair, la vision
s'oublie et se mêle ensuite et l'effort est à recommencer. L'esprit individuel
ne réussit pas à se saisir dans son essence, peut-être parce que son essence
est de n'être pas individuel.
9 juin 1877. — Je ne suis pas heureux, cela va
sans dire. Je ne suis pas résigné. Je n'ai point la paix. J'alterne entre
l'indolence et le souci. Le centre de mon calme est la désespérance. Je n'ai
point accepté ce qui me froisse, je ne veux point regarder ce qui me navrerait.
Je cache aux autres, et même j'essaie d'ignorer le renard qui me ronge les
entrailles. J'ai l'attitude du stoïcisme, mais je n'en ai ni l'orgueil ni la
vigueur. La tristesse incurable est au fond de mon apparente sérénité. Je suis
doux envers la destruction, mais j'ai la mort dans l'âme parce que je sens
cette vie manquée et que je n'attends pas de revanche. Rien, rien, rien ! Nada.
Il juin 1877. — Se résigner n'est pas une
lâcheté, et si l'on y met de l'enjouement, n'est pas même une humiliation. Les
infirmités, les besoins, les contraintes sont notre lot ; mieux vaut y céder en
badinant que de se cabrer contre ces misères comme des offenses à notre
majesté. Oublier l 'irréparable, accepter l'irrémédiable, aller au-devant de
l'inévitable est beaucoup plus sage que de se consumer ou de s'aigrir dans une
lutte vaine.
3 juillet 1877. — L'âme ne procède que par zigzags et
oscillations. La vie intérieure n'est que la résultante de contradictions infinies.
Le sentiment est mobile comme les flots ou comme les nuages. Le contemplateur
impersonnel qui ne veut rien faire ni défaire, mais seulement apercevoir et
comprendre, est condamné à voir des répétitions sans terme et sans repos, car
l'âme traverse tous les états, tous les modes, toutes les vibrations et
recommence toujours ces métamorphoses inquiètes, revient pourtant à son défaut,
à son tic fondamental, comme à son gîte.
Ton défaut à toi, c'est la rêverie tournoyante, qui ne
cherche rien et ne mène à rien. Tu te contentes de prendre note de ce qui
s'agite en toi, tu te recueilles sans autre but que le recueillement, oubliant
le passé et l'avenir, esquivant l'action, redoutant tout ce qui engage,
engrène, entrave ; c'est-à-dire que tu fais de la méditation un opium, une
manière d'étourdissement, une échappatoire à l'obligation, un stratagème
inconscient pour éluder les censures de la conscience. Cette rêverie plume en
main a l'air d'une recherche de toi-même, tandis qu'elle est une fuite de
toi-même. Elle est censée te fortifier, tandis qu'elle t'amollit. Elle est un
épicuréisme qui joue l'ascétisme, une songerie vague qui simule la pensée. Elle
abuse ton être véritable, elle trompe ta faim, mais elle t'aide à franchir le
grand désert de la vie. Celui qui n'a pas de foyer, pas d'enfant, pas d'épouse,
pas d'intérêt puissant, pas d'illusion de gloire, pas de carrière et
d'ambition, celui que rien n'encourage, n'appelle, ne soutient, qui se sent à
peu près inutile à la patrie, à la science, à l'Église, à l'humanité, comment
ne chercherait-il pas à s'étourdir ? Il ne peut garder un peu de bonne humeur
qu'en fermant les yeux sur ce qui lui manque, ou qu'en s'amusant à la
description de ses misères.
4 juillet 1877. — Mais cette « rêverie tournoyante » a
un inconvénient plus grave encore que ceux que je notais hier. Elle m'a
déshabitué de la pensée conséquente, de la construction rationnelle, de la
spéculation philosophique. Je ne t sais
plus dominer tout un sujet, limiter les unes par les ; autres toutes les idées
particulières qu'il renferme, échafauder l un cours, un livre, même une leçon
ou un article. Le vagabondage à la gitanesque a remplacé l'exploitation
méthodique ; les plaintes éparses de la harpe éolienne m'ont presque ôté la
capacité de me composer une symphonie. En un mot, le journal intime m'a nui
artistiquement et scientifiquement.
Il n'est qu'une paresse occupée, et un fantôme
d'activité • intellectuelle. Sans être lui-même une œuvre, il empêche les
autres œuvres, dont il a l'apparence de tenir lieu... Mais quoi ? peut-on se
faire autre qu'on est ? Je ne me suis jamais traité comme moyen ou instrument
d'autre chose. Je n'ai point vu en moi une machine à gagner de l'argent, à
fabriquer des lois, à écrire des livres. Prendre conscience de la nature
humaine a été mon goût le plus ancien et le plus vif : pourquoi le maudire ou
le vilipender maintenant, ce goût rare et non pas illégitime ?
15 juillet 1877. — […]
(Sept heures du soir.) — Brillant coucher de soleil,
effet de ; lumière hollandais, air limpide, ombres fortes, coloris très vif des
feuilles, splendeur humide et presque mélancolique. Les jours ont déjà l'air de
se raccourcir. Je ne sais quoi avertit que le temps est court et que l'été
s'envole.
Eprouvé aussi le besoin de me renouveler, de changer
mon traintrain circulaire d'habitudes quotidiennes, de voir et de faire du
nouveau. Je m'apparais comme absurde et encroûté et enterré, sans nécessité et
par pure sottise. Il faut se démomifier, donner de la pâture fraîche à ses yeux
et à son imagination ; reprendre langue avec les hommes, user de sa liberté.
Quand on a des ailes, c'est un péché de ne pas s'en servir ; quand on a de
l'argent on doit le dépenser ; quand on n'est pas galérien, il faut quitter son
banc, laisser la rame pour l'alpenstock, les livres pour la nature, et son trou
studieux pour la « foire aux vanités ». Va-t'en feuilleter les paysages du bon
Dieu, les choses étrangères, l'humanité vivante. Tu as besoin de regarder, de
causer, de voyager, de secouer ton indolence musculaire.
Restaure-toi, récrée-toi. Renouvellement c'est
rajeunissement. Ta vie réclame une mue et une révolution, un autre cours
d'idées et un rafraîchissement nerveux. Toute sorte de choses sont à modifier
pour te remettre dans l'état normal.
L'esprit peut donc avoir une fringale subite de
changement, et dans cette disposition-là, les choses coutumières, les visages
familiers, l'ennuient. Il est comme rassasié et, pour reprendre appétit,
appelle d'autres aliments, une autre cuisine.
Même celui qui redoute l'inconnu en
a donc besoin dans' une certaine mesure ; le statu quo absolu est donc contre
nature. 4e conservatisme immobile, la vie de couvent sont des erreurs. La
fixité est saine, à condition qu'elle soit complétée par son contraire. L'art
de la vie consiste à marier la- continuité et l'innovation, la persistance et
le progrès, l'identité et le changement. Imitons le temps qui transforme nos
visages, mais graduellement, de façon qu'ils sont les mêmes et deviennent
autres. L'existence bien réglée doit combiner, dans son tissu, une ou deux
constantes avec trois ou quatre variables. — La satiété momentanée que tu
ressens prouve que tu as violé la loi hygiénique et que l'uniformité a eu plus
que sa part. Rétablis l'équilibre ; change d'air, d'occupation, de milieu,
d'horizon. Tu reviendras ensuite avec plus de plaisir à tes intérêts
ordinaires, à ton entourage accoutumé, à ton régime habituel.
Chose bizarre. Ta vie est une des plus
monotones qu'on puisse imaginer ; tous les mois, toutes les semaines, tous les
jours de la semaine s'y ressemblent. L'accoutumance machinale la gouverne. Il
semble donc que la répétition éternelle et l'uniformité journalière ne doivent
pas t'effrayer et pourtant l'une des anxiétés que te donne l'idée du mariage,
c'est la crainte de la satiété et peut-être de la révolte. Tel qui ne mettra
pas le pied dehors pendant des mois, frémit à la pensée d'être condamné pour
quelques semaines à la prison ou aux arrêts. Nous voulons théoriquement être
libres, c'est-à-dire pouvoir renoncer à notre servage, s'il nous lasse ou nous
déplaît. C'est donc l'irréparable qui nous inquiète ; être prisonnier, fût-ce
dans un paradis, nous est désagréable ; la perpétuité de la chaîne, fût-ce la
chaîne d'or ou la chaîne de fleurs, nous effraie ; engager à l'avance, aliéner
notre volonté à toujours, lorsque nous la savons mobile, changeante, indocile,
nous paraît une témérité, presque une folie. C'est le serment qui fait peur,
parce qu'il affirme et que nous ignorons, et qu'il promet ce qui ne dépend pas
de nous, l'indestructibilité de l'amour, l'immuable attachement, l'invariable
tendresse. Nous pouvons jurer de mourir pour un drapeau, de rester fidèles à
l'honneur, de porter notre croix, parce qu'en le voulant nous pouvons le faire
; mais nous ne pouvons pas jurer d'aimer sans fin, parce que nous n'aimons pas
à volonté, et que le sentiment se rit de nos ordres. Même à cette heure, à plus
de cinquante ans, je ne me connais pas assez pour présumer de moi dix ou vingt
ans à l'avenir, du moins sur des cas particuliers. Je sais bien que j'aimerai
toujours la perfection, c'est-à-dire la bonté, la santé, la beauté, la justice,
l'harmonie, la vérité, la vertu. Il me semble que j'en pourrais faire le
serment. Mais mon idée actuelle de telle chose, mon sentiment actuel sur telle
personne seront-ils les mêmes ? Je n'en sais rien.
Comment font les autres ? Ils s'abusent de bonne foi-;
ils disposent étourdiment de l'éternité et s'en remettent à l'avenir du soin de
les éclairer sur la validité de leurs promesses et sur la constance de leur
nature. Émus, touchés, ils s'engagent pour la vie ; ils sont sincères ; mais il
en est-ce qu'il en peut et les serments n'empêchent rien, ni la froideur, ni
les regrets, ni les révoltes, ni les haines, ni les fautes, ni les séparations
morales. Le serment aggrave les culpabilités, voilà tout. A quoi bon
méconnaître la nature des choses ? Une clause subreptice ou déraisonnable est
entachée de nullité. On peut affirmer par serment qu'on aime, mais non qu'on
aimera. Faites donc promettre et jurer l'honnêteté, la douceur, la patience, la
fidélité, la protection, le support, c'est très bien ; mais ne faites pas
promettre et jurer l'amour perpétuel, c'est vendre la peau de l'ours, c'est
usurper l'avenir, c'est tromper les deux parties, c'est un leurre.
Ne nous engageons qu'à ce qui dépend de nous et qu'à
ce qui est juste. Pour l'amour gratuit, pour le pardon, pour la générosité,
pour l'héroïsme, nul n'a le droit de les exiger de nous, c'est notre réserve
inaliénable...
Ems, 13 août 1877. — Je crois que c'est Schopenhauer
et t: Hartmann qui ont le plus crûment dévoilé l'escamotage de la Nature, et
toutes les ruses dont la sexualité enlace les individus. Le pessimisme échappe
à cette tyrannie frauduleuse du penchant érotique. Qui trompe-t-on ici ?... 1
L'amour a l'instinct du suicide, car il pousse aux caresses, : et la caresse
suprême le tue ; et, si elle est refusée, elle tue l'amoureux. C'est donc une
flamme qui a besoin de brûler, c'est-à-dire de détruire son aliment,
c'est-à-dire de s'annuler elle-même. — La sagesse consiste à changer l'incendie
d'un jour en lumière et en foyer continuel, c'est-à-dire à faire vie qui dure
avec l'amour ; car le cœur glacé ou embrasé détruisent également l'homme...
31 octobre 1877. — Est-ce un signe de maturité ou de
déclin ? j'éprouve une grande lassitude morale devant l'obligation de tenir
pied au torrent des publications philosophiques et de rester au niveau ; cela
m'ennuie même. Ma curiosité des faits nouveaux n'est point épuisée ; mais
l'éternel raturage et recommencement des idées sur les choses me rassasie et
m'oppresse.
Au fond, j'ai comme Schopenhauer peu de goût à
professer la philosophie, comme à inculquer la poésie, à enseigner la religion.
Ma vocation n'est plus de mon goût et la défiance de moi-même, le doute sur les
résultats, l'indifférence, l'indolence, le scepticisme m'y rendent impropre
peut-être l’esprit critique a tout dévoré. D'ailleurs trois mois de distraction
m'ont rendu étranger à toute cette modalité de l'être. Je suis devenu
littérateur, épicurien, valétudinaire et paresseux. Mon vieux moi n'est plus moi ; je
me reconnais à peine. Le détachement l'a dépouillé des acquisitions de toute sa
vie ; il est dévêtu de son être ancien comme mes os maxillaires sont veufs de
leurs dents. Cet état de pénurie intérieure, de misère et de vide,
d'incertitude et de nonchalance est une épreuve étrange. Il me semble sortir
d'une longue maladie ou même du tombeau ; et je demande à mon être actuel : Qui
es-tu ? que peux-tu ? que sais-tu ? Je ne me sens aucune volonté, et je flotte
comme une simple épave. Faut-il m'effrayer de cette situation anormale ? est-ce
un état morbide ? Il me semble que oui, car ainsi l'on ne peut être utile ni à
soi ni aux autres ; la carrière virile est terminée ; on est un homme usé, fini
; l'honneur murmure, la fierté rougit, la conscience réclame. — Chacun a son
devoir particulier, outre le devoir général de faire quelque chose. Tu dois
être un professeur sérieux ; tu dois t'appliquer à quelque travail important ;
tu dois économiser le reste de tes forces, au lieu de jeter le manche après la
cognée. Et quant à ce qui dépend de ton choix, tu dois choisir ce que personne
ne fera mieux que toi ou ne peut faire à ta place, ou ne ferait aussi
prochainement. Il faut jouer ton jeu et non le jeu d'autrui, jouer avec tes
cartes et non avec les cartes qui te manquent, jouer sans délai et non te
proposer vaguement de jouer.
Reprends le gouvernement de ta vie,
l'administration et l'exploitation de tes jours, la responsabilité de toi-même,
l'activité, la volonté. Règle tes affaires, ton temps, tes occupations, ton délassement,
ton travail. Mets fin résolument aux vacances, et à l'oisiveté. Réveille-toi,
toi qui dors, et sors d'entre les défunts. Tu n'es pas encore dispensé. Les
velléités, le partage, l'insouciance sont à jeter à la porte.
6 novembre 1877 (huit
heures et demie du matin)
Pourquoi de ses ennuis recommencer la
gamme ?
Ruminer ses chagrins, c'est deux fois en
souffrir.
A tous délaissements accoutumons notre
âme,
Sans révolte sachons renoncer et mourir.
L'intelligence d'assimilation anticipe presque toujours
l'expérience intime et personnelle. Ainsi nous parlons d'amour bien des années
avant de le connaître, et nous croyons le connaître, parce que nous le nommons
ou que nous en répétons ce qu'en disent les gens ou ce qu 'en racontent les
livres. Il y a donc des ignorances de plusieurs degrés, et des degrés de
connaissance tout illusoires. C’est même l’ennui perpétuel de la société, que
ce tournoi avec des verbosités impétueuses et intarissables, qui ont l'air de
savoir les choses parce qu'elles en parlent, l'air de croire, de penser, d
'aimer, de chercher, tandis que tout cela n'est que bruit vain, apparences,
vanité, babil. Le pis est que, l 'amour-propre étant derrière ce babil, ces
ignorances d'ordinaire sont féroces d'affirmation, ces caquetages se prennent
pour des opinions, ces préjugés se posent comme des principes. Les perroquets
se tiennent pour des êtres pensants, les imitations se donnent pour des
originaux, les fantômes d'idées entendent être traités comme des substances, et
la politesse exige qu’on entre dans cette convention. C'est fastidieux.
Le langage est le véhicule de cette confusion,
l’instrument de cette fraude inconsciente. — Babélisme, psittacisme : ces
maux sont prodigieusement augmentés par l’instruction universelle, par la
presse périodique et tous les procédés de vulgarisation actuellement répandus.
Chacun remue des liasses de papier-monnaie, et peu ont palpé l'or. On vit sur
les signes, et même sur les signes des signes, et l'on n’a jamais tenu,
vérifié, senti, expérimenté les choses. On juge de tout et l'on ne sait rien.
27 août 1878. — […]
Aristote tenait la
contemplation pour plus divine que l'action. L'action, comme toute création de
génération, a une grande partie d'aveuglement et d'impétuosité. Vaut-il mieux
voir clair ? La production volontaire et consciente, si elle était possible,
cumulerait deux privilèges. Nous imaginons que l'esprit pur, que Dieu sait ce
qu'il fait en faisant.; mais nos inspirés, nos inventeurs, nos génies font ce
qu'ils ne savent pas, ils sont entraînés, portés, poussés par une force
secrète, dont ils sont les agents plutôt que les maîtres et les véhicules
plutôt que les gouverneurs.
30 août 1878. — Importance d'un mot en philosophie.
Schopenhauer dit : Toute vie est action, toute action effort, tout effort
douleur, donc la vie est un mal. Pessimisme. — Mais il n'est pas vrai que toute
action soit effort, souvent l'action est élan, c'est-à-dire joie, sentiment de
puissance ; l'oiseau qui plane ne souffre pas à voler, ni le promeneur à se
promener. Le seul fait de manquer d'un mot fait ici confondre l'emploi de la
force avec l'effort, l'expansion avec la volonté, l'action avec la fatigue.
Distinguons deux activités conscientes : l'activité spontanée et l'activité
voulue ; la première est presque aussi légère que l'activité inconsciente. Tout
ce qui se fait avec plaisir, avec amour, avec enthousiasme se fait aisément.
3 septembre 1878 . – Le sentiment ne peut rien
promettre, puisqu'il ne sait pas ce qu'il deviendra et ne dépend pas de la
volonté. Les serments de la passion ne sont pas enregistrés par Jupiter. Que
valent donc les serments conjugaux On peut promettre la fidélité et
l'obéissance ; mais peut-on promettre la durée de l'amour ? Le serment, fût-il
sincère, est fou ; aussi n'est-il tenu que rarement, exactement comme s'il
n'avait pas été fait. L'homme espère diminuer sa faiblesse en la niant. Il fait
le brave, pour cacher sa peur. Il essaie de lier sa mobilité par sa signature.
Pauvres stratagèmes 1 Mieux vaudrait ne promettre que ce qui dépend de nous, la
probité et l'intégrité. Le cœur ne se laisse enchaîner par aucun procédé
juridique ; mais la conscience aussi échappe aux sophismes du cœur. Le devoir
des époux subsiste, quand le charme et l'attrait de la vie commune ont disparu.
On aime aussi longtemps qu'on peut, et l'on aide honnêtement lorsqu'on n'aime
plus.
13 janvier 1879. — […]
L'idéal est
l'anticipation de l'ordre par l'esprit. L'esprit est capable d'idéal parce
qu'il est esprit, c'est-à-dire parce qu'il entrevoit l'éternel. Le réel au
contraire est un fragment, il est passager. La loi seule est éternelle. L'idéal
est donc l'espérance indestructible du mieux, la protestation involontaire
contre le présent, le ferment de l'avenir. H est le surnaturel en nous, ou plutôt
le sur-animal, la raison de la perfectibilité humaine. Celui qui n'a point
d'idéal se contente de ce qui est ; il ne querelle point le fait, qui devient
pour lui identique avec le juste, avec le bien, avec le beau.
5 novembre 1879. — C'est
à l'individu, au citoyen, à juger les partis, les meneurs, les harangueurs, et
à se faire une opinion malgré les sophismes de plaidoirie qui font la grosse
voix autour de lui. L'éloquence et la presse, loin d'aider à voir clair,
s'ingénient à entortiller les gens et à leur jeter de la poudre aux yeux.
L'honnêteté est un oiseau rare ainsi, que l'impartialité. On ne veut pas être
juste ; la passion a une secrète horreur de ce qui pourrait la déranger ; loin que
ce soit l'intelligence qui mène le vouloir et la conscience morale qui dirige
la pensée, c'est le vouloir qui conduit l'intelligence, et la passion qui guide
le vouloir. L'intelligence est un moyen, un instrument, un esclave, un animal
domestique, elle a un maître qui est la partie obscure et irréfléchie de l'homme,
et qui s'appelle son naturel. La liberté de la majorité des hommes ne diffère
guère de celle de la bête, c'est celle de suivre ses impulsions inconscientes,
ses mobiles inavoués. La Fontaine le savait bien — L'homme est une passion
mettant en jeu une volonté qui pousse une intelligence, et ainsi les organes,
qui ont l'air d'être au service de l'intelligence, ne sont que les agents de la
passion. Le déterminisme a raison pour tous les êtres vulgaires ; la liberté
intérieure n'existe que par exception et par le fait d'une victoire sur
soi-même. Même celui qui a goûté de la liberté n'est libre que par intervalles
et par élans : la liberté réelle n'est
donc pas un état continu, elle n'est pas une propriété indéfectible et toujours
la même. Cette opinion répandue n'en est pas moins sotte. On n'est libre que
dans la mesure où l'on n'est pas dupe de soi, de ses prétextes, de ses
instincts, de son naturel. On n'est libre que par la critique et l'énergie,
c'est-à-dire par le détachement et le gouvernement de son moi, ce qui suppose
plusieurs sphères concentriques dans le moi' la plus centrale étant supérieure
au moi, étant l'essence plus pure, la forme super-individuelle de notre être,
notre forme future sans doute, notre type divin. Nous sommes donc assujettis,
mais susceptibles d d'affranchissement ;
nous sommes liés, mais capables de nous délier. L'âme est en cage, mais peut
voltiger autour de sa cage. Le Platonisme explique très bien le fait de
cette émancipation.
1er juin 1880. — Lecture
: Stendhal, La Chartreuse de Parme. L'œuvre est remarquable. C'est même un
type, une tête de ligne. Stendhal ouvre la série des romans naturalistes, qui
suppriment l'intervention du sens moral et se moquent de la liberté prétendue. Les
individus sont irresponsables ; ils sont gouvernés par leurs passions, et le
spectacle des passions humaines fait la joie de l'observateur et la pâture de
l'artiste. Stendhal est le romancier selon le cœur de Taine, le peintre fidèle
qui ne s'émeut ni ne s'indigne et que tout amuse, le coquin et la coquine,
comme le brave homme et l'honnête femme, mais qui n'a ni croyance, ni
préférence, ni idéal. La littérature est ici subordonnée à l'histoire
naturelle, à la science ; elle ne fait plus partie des humanités, elle ne fait
plus à l'homme l'honneur d'un rang à part ; elle le range avec les fourmis, les
castors et les singes. Cette non-moralité indifférente achemine au goût pour
l'immoralité, car les vilenies ont plus de saveur que la vertu. Le vitriol est plus
curieux que le sucre, et l'empoisonnement présente plus de phénomènes que la
simple alimentation.
24 août 1880 (neuf heures
du matin). — Si l'on attend pour agir on n'agit pas ; si l'on attend pour se
reposer on ne se : repose pas ; si l'on ajourne la sagesse, le plaisir, la
réflexion, leur heure ne vient pas. Mieux vaut ne se piquer de rien, profiter
du présent et ne pas escompter l'avenir. Voilà la morale d'Épicure. Faire à
chaque moment son devoir, voilà celle de Zénon. Suivre sa pente ou la contrarier
c'est le va-et-vient éternel de l'âme, qui oscille entre le bonheur et la
dignité, parce qu'elle a besoin de l'un et de l'autre. Il est certain que je
m'éloigne lentement du stoïcisme, et que je dérive vers le nonchaloir de
Montaigne. Quand l'ambition et l'espérance sont mortes, quand tout est
incertain et fugitif, on se réfugie dans le calmé bienveillant et dans la
quiétude. On désire ne pas souffrir et diminuer la souffrance d'autrui. On ne
vise plus au génie, à l'héroïsme, à la gloire ; on se contente de la
tranquillité. Sentir et penser dans son ermitage, à cela se bornent tous les
vœux ; on laisse le vouloir à la jeunesse et aux hommes de désir. Ce
renoncement de vieillard est naturel quand la force est partie et que les t
infirmités sont là. La vieillesse n'est pas un âge, elle est une privation et
une mutilation...