Fragments d’un journal intime – Henri Frédéric Amiel
TOME 1
Berlin, 16 décembre 1847 — Pauvre journal intime ! tu attends là depuis sept mois et c'est en décembre que se fait la première application d'une résolution de mai. Ou plutôt pauvre moi ! Je ne suis pas libre, car je n'ai pas la force d'exécuter ma volonté. Je viens de relire mes notes de cette année. Tout a été vu, prévu, je me suis dit les plus belles choses, j'ai entrevu les plus séduisantes perspectives, et aujourd'hui je suis retombé, j'ai oublié. Ce n'est pas l'intelligence, c'est le caractère qui me manque. Quand je m'adresse à mon juge intérieur, il voit très clair et parle fort juste. Je me devine mais ne me fais pas obéir. Et encore en ce moment-ci je sens que j'ai du plaisir à découvrir mes fautes et leurs motifs, sans que j'en devienne plus fort contre elles. Je ne suis pas libre. Qui devrait l'être plus que moi ? Aucune contrainte extérieure, jouissance de tout mon temps, maître de me poser un but quelconque. — Mais je me fuis des semaines, des mois entiers ; je cède aux caprices du jour, je suis le regard de mes yeux.
Pensée terrible : Chacun se fait son destin.
Les Indiens disaient : Le destin n'est point un mot, mais il est la suite des actions commises dans une autre vie. Il n'est pas nécessaire de remonter si haut. Chaque vie se fait son destin. — Pourquoi es-tu faible ? parce que tu as dix mille fois cédé. Ainsi tu es devenu le jouet des circonstances ; c'est toi qui as fait leur force, non elles qui ont fait ta faiblesse.
Je viens de faire repasser devant les yeux de ma conscience toute ma vie antérieure : enfance, collège, famille, adolescence, voyages, jeux, tendances, peines, plaisirs, le bon et le mauvais. J'ai essayé de dégager la part de la nature et de la liberté ; de retrouver dans l'enfant et le jeune homme les linéaments de l'être actuel. Je me suis vu en relations avec les choses, avec les livres, avec parents, sœurs, camarades, amis. Tes maux contre lesquels je lutte sont de vieille date. — C'est une longue histoire, qu'il me faudra écrire quelque jour. — Si l'antagonisme est la condition du progrès, j'étais né pour faire des progrès.
Tu n'es pas libre, pourquoi ? parce que tu n'es pas d'accord avec toi-même, que tu rougis devant toi ; parce que tu cèdes à tes curiosités, à tes désirs. Ce qui te coûte le plus c'est de renoncer à ta curiosité.
Tu es né pour être libre, pour réaliser courageusement et pleinement ton idée. Tu sais que la paix est là. Équilibre, harmonie ; savoir, aimer, vouloir ; idée, beauté, amour ; vivre de la volonté de Dieu, de la vie éternelle ; être en paix avec toi-même, avec la destinée ; tu sais parfaitement, tu as reconnu.et senti souvent que là était ton devoir, ta nature, ta vocation, ton bonheur. — Mais au-dessous de ton devoir général, tu n'as pas assez précisé ta vocation spéciale, ou plutôt tu n'as pas cru sérieusement au résultat auquel tu étais arrivé ; tu t'es distrait. Renoncer à la distraction, te concentrer dans ta volonté, sur une pensée ; c'est ce qui te coûte tant.
Berlin, 31 décembre 1847. — J'ai besoin d'affection. Avoir l'air d'un ami et n'en avoir pas la réalité, cela offense ma franchise. L'absence de sérieux me repousse décidément. — Je ne sais pas encore vivre avec les hommes ; surtout avec mes contemporains. Pourquoi ? parce que tu es despotique. Tu es jaloux de tes égaux. Non, ce n'est pas cela. Tu n'accordes la supériorité qu'à ceux que tu aimes. Tu as besoin d'aimer pour n'être pas jaloux. Et cependant la justice doit passer avant l'amour. A celui qui serait reconnaissant tu donnerais avec joie, mais tu n'aides pas à monter celui qui ne te demande rien. — Tu dois faire droit aux autres. Le moyen, c'est de penser toujours que chacun t'est supérieur par quelque endroit, et de lui reconnaître cet avantage, volontiers en t’effaçant, en le mettant sur ce terrain. Intéresse-toi vraiment aux autres, c’est le moyen de leur inspirer de l’intérêt. Pas de hauteur, de raideur, d’orgueil. Attache- toi à ce que chacun a de bon, de meilleur, et non à son côté faible. Cherche à donner du plaisir, du bonheur aux autres ; que l'on aime à se trouver avec toi ; l'amabilité est un reflet de l'amour.
Sois juste. C'est-à-dire respecte l'individualité de chacun ; respecte ses opinions, ses lumières ; écoute-le avec égard, consulte-le et ne t'impose pas. — Sois bon. Cherche à faire du bien, à éclairer, à intéresser, soulager, aider, etc... — Sois flexible. Ne demande pas à quelqu’un ce qu’il n'a pas. Prends chacun comme il est ; ne demande pas amitié de ce qui n’a que de l’esprit, de l’esprit de celui qui a surtout des connaissances. Apprends à te plier aux caractères. C’est le savoir-vivre. Résigne-toi et assouplis-toi. La souplesse, qui vient de la bonté et non de la ruse, n’est pas un défaut, mais une qualité. — Sois vrai. C'est ce que tu es un peu exclusivement. Tu ne sais pas dissimuler un mécontentement. Mais sois vrai dans tes manières, c’est-à-dire simple. Sois au lieu de paraître. Tâche de ne pas paraître plus sot ou plus railleur que tu ne l’es. Mesure, naturel, convenance, sont des qualités très importantes ; convenance surtout, mais la vraie, celle qui se fonde sur les vrais rapports des choses. Convenance dans le style, le langage, les actions, c’est la proportionnalité constante avec les lieux, les temps, l'âge, le sexe, les circonstances, etc. C'est l’expression du vrai, le tact du juste.
27 mai 1849. — Être méconnu même par ceux qu'on aime, c'est la vraie croix, c'est ce qui met sur les lèvres des hommes supérieurs ce sourire douloureux et triste, c'est la plus poignante amertume des hommes qui se dévouent ; c'est ce qui a dû serrer le plus souvent le cœur du Fils de l'homme, c'est la coupe de souffrance et de résignation.
3 juin 1849. — Temps délicieux, frais et pur. Longue promenade matinale. Surpris l'aubépine et l’églantier en fleurs. Vagues et salubres senteurs des champs. Les Voirons bordés d'une lisière de bruine éblouissante, le Salève vêtu de belles nuances veloutées. Travaux aux champs. Deux charmants ânes, l'un broutant avec avidité une haie d'épine- vinette. Trois jeunes enfants ; j'ai eu une envie démesurée de les embrasser. Jouir du loisir, de la paix des champs, du beau temps, de l'aisance ; avoir mes deux sœurs avec moi ; reposer mes yeux sur des prairies embaumées, et sur des vergers épanouis ; entendre chanter la vie sur les herbes et dans les arbres ; être si doucement heureux, n'est-ce pas trop ? est-ce mérité ? Oh ! jouissons-en sans reprocher au ciel sa bienveillance ; jouissons-en avec gratitude. Des mauvais jours viennent assez tôt et assez nombreux. Je n'ai pas le pressentiment du bonheur. Profitons d'autant plus du présent. Viens, bonne Nature, souris et enchante-moi. Voile-moi quelque temps mes propres tristesses et celles des autres ; ne me laisse voir que les draperies de ton manteau de reine et cache les misères sous les magnificences.
14 décembre 1849 (huit heures du matin). —[…]
Un puissant gardien a été aussi ma défiance de moi-même. Je sentais que l'étincelle deviendrait incendie, que la rage passionnée était plutôt à comprimer qu'à retenir une fois élancée. J'avais peur de moi-même et n'ai jamais osé m'abandonner. Je me rappelle avoir refusé G*** qui m'entraînait, que je tenais dans mes bras, tous deux à demi hors de nous. J'ai eu peur du tigre de la passion, je n'ai pas osé démuseler la bête féroce, me laisser aller à moi-même. J'en ai presque du regret, surtout ayant su depuis que mes scrupules pour elle lui faisaient trop d'honneur, et faisaient voir trop de délicatesse. J'ai écrasé la tentation plutôt que de l'éteindre. Sottise peut-être : on n'est pas complètement homme, tant qu'on ignore la femme. J'ai préféré l'ignorance au remords ; pour moi, c'était un sacrifice, qu'un autre, moins dévoré du besoin de savoir, ne comprendra guère. — D'autre part, je m'étais juré d'être aussi héroïque que la femme pure, qui ne donne sa fleur de chasteté, sa couronne de vierge, qu’à celui qui lui rend la guirlande d'épouse. Je m'étais juré de faire à celle qui conquerrait mon cœur une offrande exquise et rare, la virginité de nies sens, avec les prémices de mon âme, un amour grand, complet, sans brèche, sans tache ; pour pouvoir accepter sans rougir un don équivalent, pour pouvoir ouvrir toute ma vie à ses yeux, et la laisser plonger en moi, sans qu'elle rencontrât de fange dans mes souvenirs, ni de rivalité même dans mes rêves. Si c'est une niaiserie, je t'en remercie, mon Dieu. L'idéal aussi est un songe, mais un songe qui l'emporte sur toutes les pauvretés du réel. Pour un fils d'Ève, renoncer à la pomme de la science, c'est valoir mieux que sa mère ; mais ce n’est pas moi qui ai mérité, c'est mon bon ange, c'est mon instinct, c'est Dieu en moi. Moi j'ai voulu mordre, c'est lui qui a paralysé mes lèvres ; moi, j'ai voulu pécher et j'ai péché, c'est lui qui m'a gardé. Aussi je ne puis être fier, mais touché, reconnaissant et humble.
30 décembre 1850. — Le rapport de la pensée à l'action m'a beaucoup préoccupé, à mon réveil, longtemps avant de me lever, et cette formule bizarre, à demi nocturne, me souriait : L'action n'est que la pensée épaissie, devenue concrète, obscure, inconsciente. Il me semblait que nos moindres actions, manger, marcher, dormir, étaient la condensation d'une multitude de vérités et de pensées, et que la richesse d'idées enfouies était en raison directe de la vulgarité de l'action (comme le rêve qui est d'autant plus actif que nous dormons plus profondément). Le mystère nous assiège et c'est ce qu'on voit et fait chaque jour qui recouvre la plus grande somme de mystères. — Par la spontanéité, nous reproduisons analogiquement l'œuvre de la création : inconsciente, c'est l'action simple ; consciente, c'est l'action intelligente, morale. — Au fond, c'est la sentence de Hegel, mais jamais elle ne m'avait paru plus évidente, plus palpable. Tout ce qui est, est pensée, mais non pensée consciente et individuelle. L'intelligence humaine n'est que la conscience de l'être. — C'est ce que j'ai autrefois formulé ainsi : Tout est symbole de symbole, et symbole de quoi ? de l'esprit.
12 mars 1851 (trois heures après-midi). —Pourquoi ai-je envie de pleurer ? ou de dormir ? Langueur de printemps, besoin d’affection. Je rentre d’une promenade par ce chaud soleil d’une douce après-dînée, qui pénètre les moelles. Tout paraît vide, vain, pauvre en vous, quand la nature parle d’amour. Les livres vous répugnent, l’action vous fait sourire de dédain. La musique, la poésie, la prière ont seules assez de tendresse pour correspondre à votre secret désir. Elles sont le seul nid de duvet ou l’âme endolorie et sensitive puisse se reposer sans se meurtrir. La science est trop dure, la distraction trop insensible, la pensée trop prompte. Heureux ceux qui savent chanter, ils endorment leur souffrance, ils recueillent leurs larmes dans un prisme de cristal. Mon compagnon de promenade est allé à son piano, j’ai ouvert mon journal. Il sera plus vite consolé que moi.
Est-ce notre vie ordinaire qui est fausse, ou ses impressions qui trompent ? Ni l’un ni l’autre.
Le printemps est bon comme l’hiver. L'âme doit se tremper et se durcir, elle doit aussi s’ouvrir et se détendre. Respecte chaque besoin nouveau qui apparaît dans ton cœur, c’est une révélation, c’est la voix de la nature, qui t’éveille à une nouvelle sphère d’existence ; c’est la larve qui tressaille et pressent le papillon. N’étouffe pas tes soupirs, ne dévore pas tes larmes, ils annoncent ou une grandeur inconnue, ou un trésor oublié, ou une vertu qui se noie et appelle au secours. La douleur est bonne, car elle fait connaître le bien ; le rêve est salutaire, car il présage une réalité plus belle ; l'aspiration est divine, car elle prophétise l'infini, et l'infini c'est la Maïa, la forme riante ou sombre de Dieu.
La grandeur d'un être est proportionnelle à ses besoins. Dis-moi ce que tu désires et je te dirai qui tu es. Pourtant, diras-tu, il y a une chose plus grande que l'aspiration, c'est la résignation. Il est vrai, mais c'est non pas la résignation passive et triste qui est un énervement, mais la résignation décidée et sereine qui est une force. D'une est une privation car elle n'est qu'un regret ; l'autre une possession car elle est une espérance. Or regarde et tu verras que cette résignation n'est qu'une aspiration plus haute. Ainsi la loi subsiste.
2 avril 1851. —Quelle jolie promenade ! ciel pur, soleil levant, tous les tons vifs, tous les contours nets, sauf le lac doucement brumeux et infini. Un œil de gelée blanche poudrait les prairies, donnait aux haies de buis vert une vivacité charmante et à tout le paysage une nuance de santé vigoureuse, de jeunesse et de fraîcheur. — « Baigne, élève ta poitrine avide dans la rosée de l'aurore ! » nous dit Faust, et il a raison. Chaque aurore signe un contrat nouveau avec l’existence ; l'air du matin souffle une nouvelle et riante énergie dans les veines et les moelles ; chaque journée est une répétition microscopique de la vie. — Tout est frais, facile, léger le matin comme à l'enfance. Comme l'atmosphère, la vérité spirituelle est plus transparente. Comme les jeunes feuilles, les organes absorbent plus avidement la lumière, aspirent plus d'éther et moins d'éléments terrestres.
La nuit et le ciel étoilé parlent de Dieu, d'éternité, d'infini à la contemplation ; l'aurore est l'heure des projets, des volontés, de l'action naissante. La sève de la nature se répand dans l’âme et la pousse à vivre, comme le silence et la « morne sérénité de la voûte azurée » l'inclinent à se recueillir.
7 avril 1851. — […]
Aimer c'est virtuellement savoir ; savoir n'est pas virtuellement aimer : voilà la relation de ces deux modes de l'homme. La rédemption par la science ou par l'amour intellectuel est donc inférieure à la rédemption par la volonté ou par l'amour moral. La première peut libérer du moi, elle peut affranchir de l'égoïsme. La seconde pousse le moi hors de lui-même, le rend actif et agissant. L'une est critique, purificatrice, négative ; l'autre est vivifiante, fécondante, positive. La science, si spirituelle et substantielle qu'elle soit en elle- même, est encore formelle relativement à l'amour. La force morale est donc le point vital.
Aix-les-Bains 6 septembre 1851. —L'ouvrage de Tocqueville donne à l’esprit beaucoup de calme, mais lui laisse un certain dégoût. On reconnaît la nécessité de ce qui arrive, et l’inévitable repose ; mais on voit que l’ère de la médiocrité en toute chose commence, et le médiocre glace tout désir. L'égalité engendre l’uniformité, et c’est en sacrifiant l’excellent, le remarquable, l’extraordinaire, que l’on se débarrasse du mauvais. — Le spleen deviendra la maladie du siècle égalitaire. — L'utile remplacera le beau, l’industrie l’art, l’économie politique la religion, et l’arithmétique la poésie.
Le temps des grands hommes passe ; l’époque de la fourmilière, de la vie multiple arrive. Par le nivellement continuel et la division du travail, la société deviendra tout, et l’homme ne sera rien.
La statistique enregistrera de grands progrès, et le moraliste un déclin graduel ; les moyennes monteront comme le fond des vallées par la dénudation et l’affaissement des monts. Un plateau de moins en moins onduleux, sans contrastes, sans oppositions, monotone, tel sera l'aspect de la société humaine. Les extrêmes se touchent, et si la marche de la création consiste d'abord à dégager sans limite et multiplier les différences, elle revient ensuite sur ses pas pour les effacer une à une. L'égalité qui, à l’origine, est encore la torpeur, l’inertie, la mort, deviendrait-elle à la fin la forme de la vie ?
N’est-ce pas acheter trop cher le bien-être universel que de le payer au prix des plus hautes facultés, des plus nobles tendances de l’espèce humaine ? Est-ce bien là le sort fatal réservé aux démocraties ? Ou bien, au-dessus de l’égalité économique et politique à laquelle tend la démocratie socialiste, se formera-t-il un nouveau royaume de l’esprit, une église de refuge, une république des âmes, où par-dessus le pur droit et la grossière utilité, le beau, l’infini, l’admiration, le dévouement, la sainteté auront un culte et une cité ? Le matérialisme utilitaire, la légalité sèche, égoïste, l’idolâtrie de la chair et du moi, du temporel et de Mammon sont-elles le terme de nos efforts ? Je ne le crois pas. —L'idéal de l’humanité est tout autrement haut. Mais l’animal réclame le premier, et il faut d’abord bannir la souffrance superflue et d’origine sociale avant de revenir aux biens spirituels. Il faut que tout le monde vive avant que de s’occuper de religion.
Aix-les-Bains, 7 septembre 1851 (dix heures du soir), — Un clair de lune étrange, recueilli, par une brise fraîche et un ciel traversé de nuages, rend à cette heure notre terrasse charmante. Ces rayons doux et pâles laissent tomber du zénith une paix résignée qui pénètre. C’est la joie calme, le sourire pensif de l’expérience, avec une certaine verdeur stoïque. Les étoiles brillent, les feuillages frémissent sous des reflets argentés ; pas un bruit de vie dans la campagne, de larges ombres s’engouffrent sous les allées et au tournant des escaliers. Tout est mystérieux, furtif et solennel.
Heure nocturne, heure de silence et de solitude, tu as de la grâce et de la mélancolie, tu attendris et tu consoles ; tu nous parles de tout ce qui n’est plus et de tout ce qui doit mourir, mais tu nous dis : Courage ! et tu nous promets le repos.
2 décembre 1851. — La loi du secret. Fais comme la plante, protège par l'obscurité tout ce qui germe en toi, pensée ou sentiment, et ne le produis au jour que déjà formé. Toute conception doit être enveloppée du triple voile de la pudeur, du silence et de l'ombre. Respecte le mystère, car sa profanation donne la mort. Ne mets pas à nu tes racines, si tu veux croître et vivre. Et s'il se peut, même au jour de la naissance, ne convie pas de témoins, comme le font les reines, mais ouvre-toi comme la gentiane des Alpes sous le regard de Dieu seul.
26 avril 1852. — Ce soir, éprouvé du vide, rentré en moi-même ; avenir, solitude, devoir, toutes ces idées solennelles ou pressantes sont venues me visiter. J'ai recommencé ; mon credo, reconstitué (et cette fois dans un carnet à part) le catéchisme de ma vie, le plan de ma conduite, l'unité de mon existence bariolée et capricieuse. —Je me suis recueilli, révisé, ramassé, concentré, massé en moi-même, et cela est bien nécessaire contre la dispersion et la distraction qu'amènent les jours et les détails. […] Il me faut un christianisme moins solitaire.il le faut aussi plus pratique : je prie souvent, je n'ai pas communié à Pâques. Aussi mes besoins religieux ne sont pas satisfaits, c'est comme mes besoins sociaux et mes besoins d'affection. Quand je cesse de les oublier dans la somnolence, ils se réveillent avec une sorte d'âcreté douloureuse. Ma vie est tiède, elle manque d'énergie, de substance, de grandeur et de joie. Pourquoi ? faute de réactifs, de stimulants, de circonstances. Je m'endors comme la marmotte parce que l'hiver m'entoure. L’hiver, c'est le milieu dans lequel je suis plongé, l'atmosphère inerte, engourdie des esprits, les préoccupations mesquines, terre à terre, fastidieuses qui m'enveloppent et m'oppressent. J'oscille entre la langueur et l’ennui, l'éparpillement dans l'infiniment petit et la nostalgie de l'inconnu ou du lointain. — Il faut singulièrement de puissance morale pour résister à ces influences ambiantes, et pour se régénérer perpétuellement dans cette déperdition ennemie.
Lancy, 28 avril 1862. — Langueurs printanières, vous voilà donc revenues, vous me visitez encore après une longue absence. Hier au soir le théâtre, ce matin la poésie (Ch. Reynaud, Heine), le chant des oiseaux, les rayons tranquilles, l'air des campagnes verdoyantes, tout m'est monté au cœur et mes yeux se sont mouillés. O silence, tu es effrayant ! effrayant comme le calme de l'Océan qui laisse plonger le regard dans ses abîmes insondables ; tu nous laisses voir en nous des profondeurs qui donnent le vertige, des besoins inextinguibles, infinis, des trésors de souffrance et de regret. Viennent les tempêtes ! elles agitent au moins la surface de ces ondes aux secrets terribles. Soufflent les passions ! en soulevant les vagues de l'âme elles en voilent les gouffres sans fond. A nous tous, enfants de la terre, fils du temps, l'éternité inspire une involontaire angoisse, et l'infini une mystérieuse épouvante. Il nous semble entrer dans le royaume de la mort. — Pauvre cœur, tu veux de la vie, tu veux de l'amour, tu veux des illusions, et tu as raison après tout, la vie est sacrée.
Lancy, 2 mai 1852 (dimanche). — […]
Toute semaille est une chose mystérieuse, qu'elle tombe dans le sol ou dans les âmes. L'homme est un colon : toute son œuvre à le bien prendre est de développer la vie, de la semer partout ; c'est la tâche de l'humanité, et cette tâche est céleste. L'influence d'un mot dit à son heure est incalculable. Nous oublions trop que la parole est une révélation, un ensemencement (sermo-serere). O le langage ! quelle chose profonde ! mais nous sommes obtus, parce que nous sommes matériels et matérialistes. Nous voyons les pierres et les arbres, nous ne distinguons pas les armées des idées invisibles qui peuplent l'air et battent perpétuellement de l'aile autour de chacun de nous !
Lancy, 12 août 1852. — Chaque sphère de l'être tend à une sphère plus élevée et en a déjà des révélations et des pressentiments. L'idéal, sous toutes ses formes, est l'anticipation symbolique d'une existence supérieure à la nôtre, à laquelle nous tendons. Comme les volcans nous apportent les secrets de l'intérieur du globe, l'inspiration, l'enthousiasme, l'extase sont des explosions passagères du monde intérieur de l'âme. Ta vie humaine n'est que l'avènement à la vie spirituelle, et il y a encore des degrés innombrables soit dans l'une, soit dans l'autre. Ainsi veille et prie, disciple de la vie, chrysalide d'un ange, prépare ton éclosion future, car l'ascension divine n'est qu'une série de métamorphoses de plus en plus éthérées, où chaque phase, résultat des précédentes, est la condition de celles qui la suivent. Ta vie divine est une série de morts successives, où l'esprit rejette ses imperfections et ses symboles et cède à l'attraction croissante du centre de gravitation ineffable, du soleil de l'intelligence et de l'amour. Tes esprits créés, qui reconnaissent leur mission, tendent à former des constellations et des voies lactées dans l'empyrée de la divinité ; en devenant des dieux, ils entourent d'un cour étincelante et incommensurable le trône du souverain. Leur grandeur, voilà leur hommage. Leur divinité d'investiture est la couronne la plus éclatante de Dieu. Dieu est le père des esprits ; la vassalité de l'amour, telle est la constitution du royaume éternel.
10 novembre 1852. — […]
Les choses deviennent majestueuses, mais l’homme diminue. Pourquoi donc ?
1. Nous avons trop de sang barbare et grossier dans les veines. Manquons d’harmonie, de mesure et de grâce.
2. Le christianisme, en brisant l’homme en extérieur et intérieur, le monde en terre et ciel, en enfer et paradis, a décomposé l’unité humaine, il est vrai pour la reconstruire plus profonde et plus vraie ; mais la chrétienté n’a pas encore digéré ce levain puissant. Elle n’a pas encore conquis la vraie humanité ; elle vit encore sous l’antinomie du péché et de la grâce, d’ici-bas et de là-haut. — Elle n’a pas pénétré dans tout le cœur de Jésus ; elle est encore dans le narthex de la pénitence ; elle n’est pas réconciliée, et même les Églises portent encore la livrée de la domesticité et n’ont pas la joie des filles de Dieu, baptisées du Saint-Esprit.
3. Division du travail excessive.
4. Mauvaise et sotte éducation, qui ne développe pas tout l’homme.
5. Le problème de la misère. — Nous avons aboli l’esclavage, mais sans avoir résolu la question du travail. En droit, il n’y a plus d’esclaves ; en fait, il y en a. Et tant que la majorité des hommes n’est pas libre, on ne peut concevoir l’homme fibre, on ne peut même bien le réaliser. Voilà suffisamment de causes.
5 février 1853 (sept heures du matin). — Je suis toujours émerveillé de la différence entre les dispositions intérieures du soir et celles du matin. Le soir je vois en noir, et le matin en rose. Les passions, qui donnent le ton le soir, laissent le matin l'empire à la partie contemplative de l'âme. Ce qui paraissait impossible aux unes, paraît aisé à l'autre. Tout l'être échauffé, irrité, tendu par l'excitation nerveuse de la journée arrive le soir au point culminant de sa vitalité humaine ; l'être rafraîchi, apaisé, reposé par le calme du sommeil, est au matin plus près du ciel, plus bienveillant, meilleur. J'ai senti qu'il faut avoir pesé une résolution aux deux balances, examiné une idée aux deux lumières, pour diminuer la chance d'erreur, en prenant la moyenne de nos oscillations diurnes. Notre vie intérieure décrit journellement les courbes barométriques régulières, indépendamment des bouleversements accidentels que les orages divers des sentiments et des passions peuvent soulever en nous. Chaque âme à son climat, et est un climat ; elle a sa météorologie particulière dans la météorologie générale, et la psychologie ne sera pas achevée avant la physiologie de la planète, que nous nommons insuffisamment aujourd’hui la physique du globe.
10 février 1853. — […]
Rien ne nous est plus caché que notre illusion de tous les jours, et notre plus grande illusion, c'est de croire que nous soyons ce que nous croyons être.
26 juillet 1853. — […] Je prépare toujours et je n'effectue jamais. Conclusion : curiosité. — Timidité et curiosité, voilà deux obstacles qui me barrent la carrière littéraire.
29 juillet 1853 (onze heures et demie du soir). — Ce soir, fait une expérience qui se résume en ceci : dans un baiser peut-on voler une âme ?
J’en ai dérobé un, et au reflux de mon sang au cœur, j'ai senti et pressenti comment une pareille bagatelle pouvait être une trahison ou décider une destinée. Le mouvement avait d'ailleurs été spontané et irrésistible. Sympathie, sentiment de pitié et d'attendrissement, attraction, et le coup était fait, la joue pressée contre mes lèvres, et la joue s'y est prêtée. Le baiser, presque fraternel au départ, était, chemin faisant, devenu presque passionné. — L'entraînement rapide, la métamorphose d'un sentiment sous l'influence du sexe, la puissance d'un baiser et son enivrement, étonnante capacité de dissimulation de la femme, la promptitude du regret, tout cela m'a frappé avec la rapidité de la pensée, au contact de la peau satinée ou plutôt dans la seconde d'après. Et tout cela sans amertume, car j'ai le sentiment de n'avoir réellement pas fait de mal. J'ai plutôt senti comment, circonstances ou personnages changeant, on peut en faire.
Gênes, 6 octobre 1853, — […] Pour redevenir moi- même, je dois me guérir de toutes les formes étrangères que le dehors m’impose ; pour retrouver ma nature, il me faut l’opération douloureuse de la mue quotidienne. Ce qui subsiste de moi à travers toutes ces déperditions, c’est le souvenir de mes métamorphoses, aucune réalité, mais la capacité de chacune ; nulle matière, mais la forme, le moule, la méthode, l’image des substances et des monades particulières; bref aucune originalité productive, hardie et spontanée, mais la reproductivité passive, l’impressionnabilité illimitée.
Les autres ne m’influencent ni par leurs volontés sur moi, car j’y résiste absolument, ni par leurs facultés, car je m’en affranchis et les domine en les comprenant, mais bien par leur nature et leurs instincts, justement parce que l’instinct ne s’impose pas à moi et parce qu’il me manque. Toute la partie des autres qui est déjà en moi n’agit que peu sur ma nature, mais c’est ce qui en eux m’est étranger qui m’envahit immédiatement. Ma nature a horreur de l’ignorance et honte de l’incomplet. Elle a besoin d’universalité et n’ose pas se résoudre à être quelque chose de fini. Elle aspire à se faire tout à tous, à l’omni-compétence, et à l’ubiquité. Ce qu’elle craint surtout, c’est d’être enfermée et dupe, dupe de soi ou d’autrui. Elle tend à l’omni-conscience, qui implique la possession de l’unité dans l’expérience de l’infinie diversité. C’est pourquoi l’inconnu est pour moi un ennemi, une menace, une humiliation, en même temps qu’une joie et une découverte. Il me diminue pour m’agrandir, c’est une île de glace à fondre, un sphinx à dompter.
18 février 1854. — […] Tout se fige, se solidifie, se cristallise dans notre langue, qui cherche la forme et non la substance, le résultat et non sa formation, bref ce qui se voit plutôt que ce qui se pense, le dehors plutôt que le dedans. — Nous aimons le but atteint et non la poursuite du but, le terme et non le chemin, bref l'idée toute faite et le pain tout cuit : à l'inverse de Lessing, Nous voulons les conclusions. Cette clarté du tout fait, c'est la clarté superficielle, la clarté physique, extérieure, solaire pour ainsi dire, mais le sentiment de la genèse manquant, c'est la clarté de l’incompréhensible, la clarté de l'opaque, la clarté de l'obscur. Nous folâtrons toujours à la surface, notre esprit est formel, c'est-à-dire frivole et matériel, ou mieux artistique et non philosophique, car ce qu'il veut c'est la figure, la façon, la manière d'être des choses et non leur vie profonde, l'âme et leur secret.
27 juillet 1855. — ... C’est ainsi que s'en va la vie, ballottée comme un canot par les vagues, de droite à gauche, de haut en bas, mouillée par l'onde amère, puis salie d'écume, puis-jetée au rivage, puis reprise par le caprice des flots. C'est du moins la vie du cœur et des passions, celle que réprouvent Spinoza et les stoïciens, le contraire de cette vie sereine et contemplative, toujours égale comme la lumière des étoiles, où l'homme vit en paix et voit tout sous le regard de l’éternité ; le contraire aussi de la vie de conscience, où Dieu seul parle et où toute volonté propre abdique devant sa volonté manifeste.
12 novembre 1855. — […] Mais peut-on tenir à qui ne tient pas à vous ? Oui. C'est l'amour désintéressé, le plus beau des amours, qui aime, donne, offre, sans se lasser et sans attendre de retour, et qui n'est' point ridicule même à ses propres yeux, car il ne fait point de marché et n'est par conséquent point dupe.
21 janvier 1856. — […] Combien il est vrai que nos destinées sont décidées par des riens, et qu'une légère imprudence tombée sur un hasard insignifiant, comme une goutte de pluie tombée sur un gland, fait lever l’arbre où nous et d'autres serons peut-être suppliciés ! Ce qui arrive est tout différent de ce que nous avons voulu. Nous voulons un bien et il en résulte un malheur.
7 mai 1856. — […] Ainsi, chose bizarre, c'est ce que nous croyons être que nous ne sommes pas ; ce que nous voudrions être qui nous convient parfois le moins ; c'est notre théorie qui nous condamne, et notre pratique qui dément notre théorie. Et cette contradiction est un avantage puisqu'elle est origine d'un conflit, d'un mouvement, et condition du progrès. Toute vie est une lutte intérieure, toute lutte suppose deux forces contraires ; rien de réel n'est simple, et ce qui pense être simple est ce qui en est le plus éloigné. — Conséquence : tout état est un moment dans une série, tout être est une transaction entre des contraires, un plexus de contrastes ; la dialectique concrète, voilà la clef qui ouvre l'intelligence des êtres dans la série des êtres, des états dans la série des moments ; la dynamique, voilà l'explication de l'équilibre. Toute situation est un équilibre de forces ; toute vie est une lutte de forces contraires renfermées dans les limites d'un certain équilibre.
22 octobre 1856. — La vie est l'apprentissage du renoncement progressif, de la réduction continuelle de nos prétentions, de nos espérances, de nos possessions, de nos forces, de notre liberté. Le cercle se rétrécit de plus en plus ; on voulait tout apprendre, tout voir, tout atteindre, tout conquérir, et dans toutes les directions on arrive à sa limite : Non plus ultra. Fortune, gloire, puissance, santé, bonheur, longue vie, joie du cœur, tous les biens qu'ont possédés d'autres hommes, semblent d'abord promis et accessibles, et puis il faut souffler sur ce rêve, diminuer successivement son personnage, se faire petit, humble, se sentir borné, faible, dépendant, ignorant, chétif, pauvre, dépouillé ; et s'en remettre à Dieu de tout, car on n'avait droit à rien, et l'on est mauvais. C'est dans ce néant qu’on retrouve quelque vie, parce que l'étincelle divine est là tout au fond. On se résigne. Et dans l'amour croyant, on reconquiert la vraie grandeur.
18 juin 1857. — […] La leçon à tirer de sa vie, c'est : 1. qu'il faut attentivement soigner sa santé dans l'intérêt de sa pensée ; — 2. qu'il faut se créer de bonne Heure une occupation fixe, un but ferme, et ne pas se laisser aller au courant de tous ses caprices intellectuels ; —3. qu'il ne faut pas éviter le monde, l'action, la lutte, le devoir, et tout ce qui développe la volonté ; et cela de bonne Heure ; — 4. qu'il faut conclure, aboutir, formuler, achever ; car l'indétermination, le recommencement, l'Hésitation disséminent les forces, ôtent le courage, augmentent l'inquiétude et l'incapacité ; — 5. qu'il ne faut pas isoler en soi la théorie de la pratique, et l'Homme intérieur de l'Homme extérieur : l'Harmonie est la santé morale.
4 juillet 1860 (dix heures du matin). — On a besoin d'aimer et d'être aimé tous les jours ; je le sentais ce matin en lisant dans mon « parc ». Il n'est pas bon et pas heureux de vivre seul ; même quand on jouit de la santé du corps et de l'esprit. Mon cœur soupirait après l'affection, non pas telle ou telle, mais en général ; mon bonheur n'est pas encore individualisé, mais il tend à se personnaliser davantage. Les choses ne me rassasient plus, les gens non plus ; aucune femme non plus, mais la femme incarne encore l'aspiration secrète de ce qui rêve et soupire en moi... Ne suis-je plus fait que pour l'amitié ?
Ai-je passé le temps d'aimer ?
D’aimer follement, complètement, avec ivresse ? Dio lo sa. Le mérité-je encore ? suis-je un aveugle ? suis-je un rebelle ? suis-je un ingrat ? suis-je un impie ? suis-je un fou ? En vérité, je ne sais trop. Pour les choses de cet ordre, il me répugne de prendre le bon sens pour directeur et pour juge. Je suis mystique en amour ; l’infini seul me tente. Au-dessous, je n’ai qu'indulgence, indifférence et pitié. Avec ma terreur de l'action, je suis toujours empressé à saisir les motifs de m'abstenir, de renoncer, d’abandonner. Or ces motifs sont toujours les limites, les lacunes, les imperfections de la chose qui se présentait comme but à poursuivre, comme objet à désirer, comme dessein à réaliser. Je ne consens à me livrer qu’à l'idéal qui ne laisse au cœur ni regret, ni inquiétude, ni souci, ni désir, parce qu’il apaise toutes les aspirations. — Or, rien ni personne ne peut être l’idéal ; c’est ainsi que mon instinct a trouvé et trouve le moyen de se dégager, de se dégoûter, de se débarrasser de tout mobile impérieux, de tout ascendant vainqueur, de tout entraînement irrésistible ; et de me laisser libre, dénué, vide comme un sectateur du grand Lama.
Car le néant peut seul simuler l'infini.
4 septembre 1861. — […] J’aime un peu toutes les femmes, comme si toutes me tenaient en gage une parcelle de mon idéal, ou mon idéal lui-même.
12 septembre 1861. — […] Avoir passé sa vie à se forger une cuirasse, à se blinder d’indifférence, pour aboutir à cette vulnérabilité ! Avoir prévu que tout trompe, manque, lasse, afin de s'habituer à aimer sans demander de retour, et pour tout résultat se reconnaître impuissant à pétrifier son cœur ! avoir tout mis sur une carte, et sentir arriver la vieillesse, sans avoir vécu !... Hélas !
25 novembre 1861. —Comprendre un drame, c’est la même opération mentale que comprendre une existence, une biographie, un homme : c’est faire rentrer l’oiseau dans son œuf, la plante dans sa graine, et reconstituer toute la genèse de l’être en question. L'art n’est que la mise en relief de la pensée obscurcie de la nature ; c’est la simplification des lignes et le dégagement des groupes invisibles. Le feu de l'inspiration fait ressortir les dessins tracés à l’encre sympathique. Le mystérieux devient évident, le confus devient clair, le compliqué devient simple, le fortuit devient nécessaire. Bref l'art révèle la nature en traduisant ses intentions et formulant ses volontés (l'idéal). Chaque idéal est le mot d'une longue énigme. Le grand artiste est un simplificateur.
8 avril 1863. — Refeuilleté les trois mille cinq cents pages des Misérables et cherché l'unité de cette vaste composition...
Les Misérables ont pour idée fondamentale ceci : la société engendre de tristes et affreuses misères (la prostitution, le vagabondage, la classe des gens sans aveu, les scélérats, les voleurs, les galériens, la guerre aussi, les clubs révolutionnaires et les barricades). Elle doit se le dire et ne pas traiter comme de simples monstres tous ceux que frappe la loi. Humaniser la loi et l'opinion, relever les tombés comme les vaincus, créer une rédemption sociale, voilà la tâche. Et comment ? diminuer les rébellions et les vices par la lumière, et convertir les coupables par le pardon : voilà le moyen.
20 septembre 1864. — […] Le respect et la justice se tiennent de près. Qui ne respecte rien, se met lui-même au-dessus de tout comme le roi absolu au-dessus des lois. Tous ces petits égalitaires sont donc une fourmilière de petits tyrans. Et la démocratie, ainsi entendue, n'est que la curée des égoïsmes vaniteux, qui n'ont plus d'autre mesure que l'arithmétique et parfois que la poudre à canon. — Disons mieux. Chaque régime a sa menace intérieure et son danger propre. La démocratie, à tout prendre, est l'héritière légitime de la monarchie et de l'aristocratie. Mais sa maladie latente, son vice congénital, c'est le délaissement du devoir, son remplacement par l'envie, l'orgueil et l'indépendance, en un mot c'est la disparition de l'obéissance, amenée par une fausse notion de l'égalité.
Si la démocratie n'est que le rabaissement systématique des supériorités légitimes et acquises, la décapitation jalouse des mérites véritables, elle s'identifie avec la démagogie. — Mais rien ne dure que ce qui est juste, et la démocratie, devenue injuste, périra nécessairement.
Protection de tous les êtres faibles, maintien de tous les droits, honneur à tous les mérites, emploi de toutes les capacités, ces maximes de l'État juste respectent à la fois l'égalité de droit et l'inégalité de fait parce que c'est l'activité individuelle, l'énergie spontanée et libre, l'homme réel qu'elles considèrent et non une formule abstraite.
Les principes abstraits (comme celui d'égalité) donnent le résultat inverse de celui auquel ils aspirent. Ainsi la fraternité aboutit à la Terreur et à la guillotine. Le respect de l'homme par l'homme ou l'égalité aboutit au mépris de l'homme par l'homme et à l'irrévérence universelle. —Améliorez l'homme, rendez-le plus juste, plus moral, plus humble, plus pur, c'est la seule réforme qui n'ait aucun inconvénient corrélatif. Les institutions ne valent que ce que vaut l'homme qui les applique. Le nom, le parti, l'habit, l'opinion, le système sont choses presque insignifiantes et frivoles à côté de la valeur intrinsèque des individus. Orthodoxe ou libéral, conservateur ou radical, blanc ou noir, riche ou pauvre, royaliste ou républicain, je dirai même catholique ou protestant, chrétien ou juif sont des distinctions encore superficielles en regard de celle que j'entends. — Dis-moi ce que tu aimes et je te dirai ce que tu es, et tu ne vaux que ce que tu es.
20 mars 1865. — Appris que la classe supérieure du Gymnase était fermée pour cause d'indiscipline. Notre jeunesse est détestable et devient de plus en plus indocile et insolente. Sa devise est à la française : « Notre ennemi, c'est notre maître ». Le bambin veut avoir les privilèges du jeune homme et le jeune homme entend conserver ceux du gamin. Au fond, ceci est la conséquence régulière de notre système de démocratie égalitaire. Dès que la différence de qualité est officiellement égale à zéro en politique, il est clair que l'autorité de l'âge, de la science et de la fonction disparaît et que le polisson traite de niveau avec ses maîtres dans la vie scolaire.
Le seul contrepoids de l'égalitarisme, c’est la discipline militaire. Aux galons, à la salle de police, au cachot ou au passer par les armes, il n'y a pas de réplique. Mais n'est-il pas curieux que le régime du droit individuel aboutisse simplement au respect de la force ? Jacobinisme amène césarisme, avocasserie se termine en artillerie, et le régime de la langue conduit au régime du sabre. Démocratie et liberté sont deux. La république suppose des mœurs, point de mœurs sans l'habitude du respect, point de respect sans humilité. Or la prétention que tout homme a les qualités du citoyen, par le seul fait qu'il est né il y a vingt ans, équivaut à dire que le travail, le mérite, la vertu, le caractère, l'expérience ne sont rien ; et dire que chacun devient l'égal de tous les autres machinalement et végétativement, c'est naturellement détruire l'humilité. Cette prétention anéantit jusqu'au respect de l’âge : car l'électeur de vingt et un ans valant celui de cinquante, l'individu de dix-neuf ans n'a aucune raison sérieuse de se croire en rien l'inférieur de son aîné d'une ou deux années. C'est ainsi que la fiction légale de l'ordre politique finit par aller à fin contraire de son but. Le but est d'augmenter la somme de la liberté, et le résultat est de la diminuer pour tous.
L'État moderne est calqué sur la philosophie de l'atomisme. L'âme nationale, l'esprit public, la tradition, les mœurs disparaissant comme des entités creuses, il ne reste plus que les forces moléculaires et l'action des niasses pour créer le mouvement. La théorie identifie alors la liberté avec le caprice. La raison collective et la tradition séculaire ne sont plus que des bulles de savon que le moindre grimaud disperse d'une chiquenaude. Chacun est seul, et toute extravagance qui a cent adhérents peut passer de l'état d'utopie à celui de chose décrétée.
Est-ce que je m'insurge contre la démocratie ? Nullement. Fiction pour fiction, c'est la moins mauvaise. Mais il est bon qu'on ne confonde point ses promesses avec des réalités. La fiction est celle-ci : le gouvernement démocratique postule que la presque totalité des électeurs soient éclairés, libres, honnêtes et patriotes. Or cela est une chimère. La majorité se compose nécessairement des plus ignorants, des plus pauvres et des moins capables ; donc l'État est à la merci du hasard et des passions, et il finit toujours par succomber une fois ou l'autre aux conditions téméraires qui sont faites à son existence. Celui qui se condamnerait à vivre debout sur la corde tendue doit inévitablement tomber ; il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire ce résultat. (texte en grec ancien), disait Pindare. Ma foi, ce qu’il y a de meilleur actuellement, c’est la sagesse, et à son défaut la science. Les États, les églises, la société se détraquent et se disloquent. La science seule n’a rien à perdre, au moins jusqu’à la barbarie sociale. Malheureusement, la barbarie n’est point impossible. Le triomphe de l’utopie socialiste ou la guerre religieuse nous réservent peut-être cette épreuve lamentable.
7 janvier 1866. —Notre vie n'est qu'une bulle de savon suspendue à un roseau : elle naît, s'étend, se revêt des plus belles couleurs du prisme, elle échappe même par instants à la loi de la pesanteur ; mais bientôt le point noir s'y montre, et le globe d'or et d'émeraude s'évanouit dans l'espace et se résout en une simple gouttelette d’un liquide impur. Tous les poètes ont fait cette comparaison ; elle est frappante de vérité. Apparaître, luire, disparaître, naître, souffrir, mourir ; n'est-ce pas toujours le résumé de la vie pour l'éphémère, pour une nation, pour un corps céleste ?
Le temps n'est que la mesure de la difficulté d'une conception ; la pensée pure n'a presque plus besoin de temps, parce qu'elle aperçoit les deux bouts d'une idée presque à la fois. La nature n’achève que laborieusement la pensée d’une planète, mais l'intelligence suprême la résume en un point. Le temps est donc la dispersion successive de l'être, comme la parole est l'analyse successive d'une intuition ou d'une volonté. En soi, il est relatif et négatif, et s'évanouit dans l'être absolu. Dieu est en dehors du temps, parce qu'il pense à la fois toute pensée ; la nature est dans le temps, parce qu'elle n'est que la parole, le déroulement discursif de chaque pensée contenue dans la pensée infinie. Mais la nature s'épuise à cette tâche impossible, car l'analyse de l'infini est une contradiction. Avec la durée sans limites, l'espace sans bornes et le nombre sans terme, la nature fait du moins ce qu'elle peut pour traduire la richesse de la formule créatrice. Aux abîmes qu'elle ouvre pour contenir la pensée sans y réussir, on peut mesurer la grandeur de l’esprit divin. Dès que celui-ci sort de lui-même et veut s'expliquer, la Harangue entasse les univers sur les univers pendant des milliards de siècles et ne peut arriver à bien exprimer son sujet, de sorte que le discours doit continuer sans fin.
[…]
Au fond, l’homme moderne a un immense besoin de s’étourdir, il a une secrète horreur pour tout ce qui le diminue ; c’est pourquoi l’éternel, l’infini, la perfection lui sont un épouvantail. Il veut s’approuver, s’admirer, se féliciter, et par conséquent détourne ses yeux de tous les abîmes qui lui rappelleraient son néant. C'est là ce qui fait la petitesse réelle de tant de nos puissants esprits, le manque de dignité personnelle de nos étourneaux civilisés comparés avec l’Arabe du désert, la frivolité croissante de nos multitudes toujours plus instruites, il est vrai, mais toujours plus superficielles dans leur notion du bonheur.
29 janvier 1866. — (Onze heures du matin.) — Une interruption détruit le sortilège de la pensée, et brise aussi le charme d'une émotion : ainsi je suis descendu quelques minutes, j'ai causé avec deux ou trois personnes, et me voici dans une toute autre région d'idées. Il semble qu'un rêve soit dissipé, qu'une captivité magique arrive à son terme, que le chant du coq fasse évaporer les fantômes dont nous entouraient la solitude et le crépuscule. Le milieu du jour nous plonge dans la réalité et nous arrache à la contemplation. Cela est bon aussi à son heure. « Travaille pendant qu'il fait jour. »
15 avril 1867. — (Onze heures) — […] Grâce à ce fétichisme bien organisé, on a des millions de copies d’un seul patron original et tout un peuple manœuvrant comme les bobines d’une même manufacture, ou comme les jambes d’un même corps d’armée. C’est admirable et fastidieux, admirable comme puissance matérielle, fastidieux pour le psychologue. Cent mille moutons ne sont pas plus instructifs qu’un mouton, mais ils fournissent cent mille fois plus de laine, de viande et d’engrais. C’est tout ce qu’il faut au berger, c’est-à-dire au maître. Oui, mais on ne fait avec cela que des métairies et des monarchies. La république demande des hommes et réclame des individualités.
10 janvier 1868. (Onze heures du soir) — […] Mais pourquoi nous donnons-nous gratuitement tant de peine pour apprendre quelque chose ? Au moins dans nos rêves, sauf dans le cauchemar, nous accordons-nous l’ubiquité, L'omniscience et la liberté complète. Éveillés, serions-nous donc moins ingénieux qu'endormis ?
17 mars 1868. — La femme veut être aimée sans raison, sans pourquoi ; non parce qu'elle est jolie, ou bonne, ou bien élevée, ou gracieuse, ou spirituelle, mais parce qu'elle est. Toute analyse lui paraît un amoindrissement et une subordination de sa personnalité à quelque chose qui la domine et la mesure. Elle s'y refuse donc, et son instinct est juste. Dès qu'on peut dire un parce que, on n'est plus sous le prestige, on apprécie, on pèse, on est libre, au moins en principe. Or l’amour doit rester une diablerie, une fascination, un ensorcellement, pour que l'empire de la femme subsiste. Mystère disparu, puissance évanouie. Il faut que l'amour paraisse indivisible, irrésoluble, supérieur à toute analyse, pour conserver cette apparence d'infini, de surnaturel, de miraculeux, qui en fait la beauté, ha majorité des êtres méprisent ce qu'ils comprennent et ne s'inclinent que devant l'inexplicable, Le triomphe féminin est de prendre en flagrant délit d'obscurité l'intelligence virile qui prétend à la lumière. Et quand les femmes inspirent l'amour, elles ont précisément la joie orgueilleuse de ce triomphe.
19 mars 1868 (neuf heures du matin). […] Démocrite aurait-il raison ? Le fond de tout serait-il le hasard, toutes les lois n'étant que des imaginations de notre raison, laquelle, née d'un hasard, a cette propriété de se faire illusion sur elle-même et de proclamer des lois qu'elle croit réelles et objectives, à peu près comme un homme qui rêve un repas croit manger, tandis qu'il n'y a en vérité ni table, ni aliments, ni convive, ni nutrition ? Tout se passe comme s'il y avait de l’ordre, de la raison, de la logique dans le monde, tandis que tout est fortuit, accidentel, apparent. L'univers n'est que le kaléidoscope qui tourne dans l’esprit de l'être dit pensant, lequel est lui-même une curiosité sans cause, un hasard qui a conscience de tout le grand hasard et qui s'en amuse pendant que le phénomène de sa vision dure encore. La science est une folie lucide, qui se rend compte de ces hallucinations forcées. Le philosophe rit, parce qu'il -n'est dupe de rien et que l'illusion des autres persiste. Il est pareil au malin spectateur d’un bal qui aurait adroitement enlevé aux violons toutes leurs cordes et qui verrait néanmoins se démener musiciens et danseurs, comme s'il y avait musique. […] L'individualisme absolu est une niaiserie. On peut être isolé dans son milieu particulier et temporaire, mais chacune de nos pensées et chacun de nos sentiments trouve, a trouvé et trouvera son écho dans l'humanité. L'’écho est immense, retentissant pour certains hommes représentatifs que de grandes fractions de l'humanité adoptent comme guides, révélateurs, réformateurs ; mais il n'est nul pour personne. Toute manifestation sincère de l'Ame, tout témoignage rendu à une conviction personnelle sert à quelqu'un et à quelque chose, lors même qu'on ne le sait pas, et qu'une main se pose sur votre bouche ou qu'un nœud coulant vous prend à la gorge. Une parole dite à quelqu'un conserve un effet indestructible, comme un mouvement quelconque se métamorphose sans s'anéantir. — Voilà donc une raison pour ne pas rire, pour ne pas se taire, pour s'affirmer et pour agir ; c'est que nous sommes tous membres les uns des autres, et qu'aucun effet n'est totalement perdu.
Conclusion : il faut avoir foi en la vérité, et se faire un devoir de montrer cette foi par l'action. Il faut chercher le vrai et le répandre. Il faut aimer les hommes et les servir, sans espoir de gratitude. — Au lieu d'(texte en grec ancien) il convient de dire : ouvre-toi et donne-toi.
26 août 1868 (neuf heures du matin). — Le suicide ne résout rien si l'âme est immortelle. Non, il n'y a jamais qu'une solution : rentrer dans l'ordre, accepter, se soumettre, se résigner et faire encore ce qu'on peut pendant qu'il fait jour. Ce qu'il faut sacrifier, c'est sa volonté propre, ses aspirations, son rêve. Renonce au bonheur une fois pour toutes, à la bonne heure. L'immolation de son moi, la mort à soi- même, tel est le seul suicide utile et permis. Dans ton désintéressement actuel il y a du dépit secret, de l'orgueil froissé, une abdication par contrariété, un peu de rancune, bref de l'égoïsme, puisqu'il y a la recherche prématurée du repos. Le désintéressement n’est absolu que dans la parfaite humilité qui broie le moi au profit de Dieu,
De quelque grand labeur, de quelque saint amour.
[…]
Ce qui me manque, et cette lacune a été constante, c'est la volonté, la volonté dure qui se détermine par elle-même, sans amour et sans faiblesse, qui veut parce qu'elle veut, qui a l'évidence de l'utile, ou la certitude du devoir. Au fond, je n'ai jamais rien voulu qu'une chose, agir par un grand amour et pour une grande cause. Il me fallait une vie secrètement sublime, et je n’ai jamais su me résigner à la parodie de mon rêve. L’idéal a servi à me désoler intérieurement, en m'enlaidissant encore la laideur du réel et la pauvreté du possible. Désolation muette, c’est isolement ! Je n’ai jamais avoué mes peines profondes qu'à mon journal. Et le monde qui m’entoure me prend tantôt pour un joyeux compagnon qui est arrivé à l'indifférence philosophique et qui s'est arrangé pour ne pas partager l'oscillation des destinées humaines, tantôt pour un niais qui a perdu sottement toutes les chances de se procurer les biens que tous convoitent, tantôt pour un original incompréhensible et insociable qui veut tout faire autrement que les autres ; tantôt pour un égoïste renforcé, tantôt pour un ermite frondeur et morose, tantôt pour un paresseux qui fait le mort par indolence. Le monde ne m’a jamais regardé dans les yeux ni dans le cœur. Il préfère s'imaginer que mon plaisir est de jouer avec le repos des jeunes filles, ou de faire des rimes à moments perdus. Il n'aura pas mon secret, parce que je ne l'estime ni ne l'aime assez pour cela, et qu’il m'est encore plus indifférent que je ne le suis à lui-même. Dans ce petit monde avide où je vis, sauf un petit nombre d’âmes, et d'esprits d'élite, le reste n'existe pas pour moi, et est certainement plus loin de moi que les habitants de Terre-Neuve ou de Formose. Notre vrai monde individuel ne se compose que des êtres qui s'attendent à nous ou à qui nous pouvons faire du bien. Le reste n'est que masse, milieu, élément, à travers lequel nous avons à naviguer, sans lui faire tort, mais sans entrer avec lui dans un autre rapport que le rapport juridique. — O misère ! Tandis que le cœur chante : « Seid umschlungen Millionen ! » le monde se refuse à toute
16 décembre 1868. —
[…]
Oh ! n'attendons pas, pour être justes, compatissants, démonstratifs envers ceux que nous aimons, qu'eux ou nous soyons frappés par la maladie ou menacés de mort. La vie est courte et l'on n'a jamais trop de temps pour réjouir le cœur de ceux qui font avec nous la sombre traversée. Hâtons-nous d'être bons.
18 mars 1869. — […] J'ai aperçu le grand abîme implacable où s'engouffrent toutes ces illusions qui s'appellent les êtres. J'ai vu que les vivants n'étaient que des fantômes voltigeant un instant sur la terre, faite de la cendre des morts, et rentrant bien vite dans la nuit éternelle comme des feux follets dans le sol. De néant de nos joies, le vide de l'existence, la futilité de nos ambitions, me remplissaient d'un dégoût paisible. — De regret en désenchantement, j'ai dérivé jusqu'au bouddhisme, jusqu'à la lassitude universelle. — L'espérance d'une immortalité bienheureuse vaudrait mieux...
Villars 16 août 1869. — Je suis frappé et presque effrayé de représenter aussi bien l’homme de Schopenhauer : « Que le bonheur est une chimère et la souffrance une réalité ; — que la négation de la volonté et du désir est le chemin de la délivrance ; — que la vie individuelle est une misère dont la contemplation impersonnelle seule affranchit », etc. Mais le principe que la vie est un mal et le néant un bien est à la base du système, et cet axiome je n'ai pas osé le prononcer d'une façon générale bien qu'en l'admettant pour tels ou tels individus.
Charnex 31 août 1869. — […] Senti se heurter en ma conscience tous les systèmes opposés : stoïcisme, quiétisme, bouddhisme, christianisme. Schopenhauer a beau me prêcher l’abdication, la résignation, l’immobilité, pour atteindre la paix, quelque chose réclame en moi et proteste. La mort de la volonté et du désir, le désenchantement absolu de la vie : ceci m’est facile, et précisément par cela, suspect. La vie est-elle seulement un piège, une illusion, un leurre, un mal ? Je ne puis encore le croire. L'amour est-il une superstition ? une contemplation ? une immolation ? Le bonheur n’est-il qu’un mensonge convenu ? Ne serai-je donc jamais d’accord avec moi-même, et ne pourrai-je ni pratiquer mes maximes, ni maximer mes pratiques ? Si l’impersonnalité est un bien, pourquoi ne pas m’y obstiner, et si elle est une tentation, pourquoi y revenir après l’avoir jugée et vaincue ? Il faudrait pourtant savoir une fois ce que tu aimes le plus, ce que tu crois le plus vrai, ce qui te semble le plus exact et le meilleur, — La raison profonde de ma défiance, c’est que le dernier pourquoi de la vie me paraît un leurre. L'individu est une dupe éternelle qui n’obtient jamais ce qu’elle cherche et que son espérance trompe toujours. Mon instinct est d’accord avec le pessimisme de Bouddha et de Schopenhauer. Cette incrédulité persiste au fond même de mes élans religieux. La nature est bien pour moi une Maïa. Aussi ne la regardé-je qu'avec des yeux d'artiste. Mon intelligence reste sceptique. En quoi donc ai-je foi ? Je ne le sais pas. Et qu'est-ce que j'espère ? Il me serait difficile de le dire. —Erreur ! Tu crois en la bonté et tu espères que le bien prévaudra. Dans ton être ironique et désabusé il y a un enfant, un simple, un génie attristé et candide, qui croit à l'idéal, à l'amour, à la sainteté, à toutes les superstitions angéliques. Tout un millénium d'idylles dort dans ton cœur. Tu es un faux sceptique, un faux insouciant, un faux rieur.
Borné par sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des deux.
8 décembre 1869 (huit heures du matin). — […] J'ai ressenti l'impression morne qu 'Obermann m'avait causée dans mon adolescence, La tristesse noire du bouddhisme m'a enveloppé de ses ombres. — Si, eu effet, l'illusion seule nous masque l'horreur de l'existence et nous fait supporter la vie, l'existence est un piège et la vie un mal. Comme Annikeris, le (texte en grec ancien), nous devons conseiller le suicide, ou plutôt, avec Bouddha et Schopenhauer, nous devons travailler à l'extirpation radicale de l'espérance et du désir, qui sont la cause de la vie et de la résurrection. Ne pas renaître, c'est là le point et c'est là le difficile. La mort n'est qu'un recommencement, tandis que c'est l'anéantissement qui importe. L'individuation étant la racine de toutes nos douleurs, il s’agit d'en éviter l'infernale tentation et l'abominable possibilité. —Quelle impiété ! Et pourtant tout cela est logique ; c'est la dernière conséquence de la philosophie du bonheur, l''épicuréisme aboutit au désespoir, ha philosophie du devoir est moins désolante. — Mais le salut est dans la conciliation du devoir et du bonheur, dans l'union de la volonté individuelle avec la volonté divine, dans la foi que cette volonté suprême est dirigée par l'amour. Pour ne pas maudire la création, il faut croire, malgré les apparences et les expériences, qu'elle est une œuvre d'amour, et que le principe universel est à la fois sagesse, sainteté et bonté. Sinon, qu'elle soit anathème ! et invoquons le néant.
25 octobre 1870. — […] Tout ce qu’on peut attendre des institutions les plus perfectionnées, c’est de permettre à l’excellence individuelle de se produire, mais non de produire l’individu excellent. La vertu et le génie, la grâce et la beauté seront toujours une noblesse que ne pourra fabriquer aucun régime. Inutile par conséquent de s’enticher pour ou de s’enrager contre des révolutions qui n’ont qu’une importance de second ordre, une importance que je ne veux pas diminuer ni méconnaître, mais une importance plutôt négative, après tout.
Que mon coche ou mon wagon me cahote un peu plus ou un peu moins, pourvu que je me porte bien j’arrive, et c’est l’essentiel. La vie politique nous vole beaucoup trop de temps, car elle n’est que le moyen de la vraie vie. Quels que soient les inconvénients d’un appartement logeable, ils ne sauraient l’emporter sur ceux du déménagement perpétuel. Sous prétexte de perfectionnement ou de fini, nous nous rendons l’existence bien incommode, car enfin si j’emploie mon jour et ma nuit et mon lendemain à refaire mon lit, et cela pour recommencer le surlendemain, je sacrifie le but au moyen, et le sommeil, qui est le nécessaire, à la couchette qui est l’insignifiant. Si je boulange mon pain, quand est-ce que je le mangerai ? Si, pour mieux courir, je couds, découds, recouds et perfectionne sans fin mes chaussures, quand donc courrai- je ? Vaut-il pas mieux coucher à la dure, manger quoi que. ce soit et marcher pieds nus, que de se faire l’esclave de cette marotte tyrannique ?
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