Contre Sainte-Beuve –
Proust
Préface
Chaque jour j’attache
moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce
n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos
impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule
matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est
pas lui. En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines
légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se
cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à
moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui nous la reconnaissons,
nous l’appelons, et elle est délivrée.
Et le hasard fit qu’elle
m’apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis tremper le pain grillé dans
la tasse de thé, et au moment où je mis le pain grillé dans ma bouche et où
j’eus la sensation de son amollissement pénétré d’un goût de thé contre mon
palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d’orangers, une
sensation d’extraordinaire lumière, de bonheur ; je restai immobile,
craignant par un seul mouvement d’arrêter ce qui se passait en moi et que je ne
comprenais pas, et m’attachant toujours à ce bout de pain trempé qui semblait
produire tant de merveilles, quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire
cédèrent, et ce furent les étés que je passais dans la maison de campagne que
j’ai dite qui firent irruption dans ma conscience, avec leurs matins,
entraînant avec eux le défilé, la charge incessante des heures bienheureuses.
Alors je me rappelai : tous les jours, quand j’étais habillé, je
descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s’éveiller et
prenait son thé. Il y trempait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand
ces étés furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un
des refuges où les heures mortes – mortes pour l’intelligence – allèrent se
blottir, et où je ne les aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir
d’hiver, rentré glacé par la neige, ma cuisinière ne m’avait proposé le
breuvage auquel la résurrection était liée, en vertu d’un pacte magique que je
ne savais pas.
Car si l’intelligence ne
mérite pas la couronne suprême, c’est elle seule qui est capable de la décerner.
Et si elle n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a
qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première.
Sommeils
Il en est ainsi aussi de
ces plaisirs solitaires, qui plus tard ne nous servent qu’à tromper l’absence
d’une femme, à nous figurer qu’elle est avec nous. Mais à douze ans, quand
j’allais m’enfermer pour la première fois dans le cabinet qui était en haut de
notre maison à Combray, où les colliers de graines d’iris étaient suspendus, ce
que je venais chercher, c’était un plaisir inconnu, original, qui n’était pas
la substitution d’un autre.
L’exploration que je fis
alors en moi-même, à la recherche d’un plaisir que je ne connaissais pas, ne
m’aurait pas donné plus d’émoi, plus d’effroi s’il s’était agi pour moi de
pratiquer à même ma moelle et mon cerveau une opération chirurgicale.
Enfin, s’éleva un jet
d’opale, par élans successifs, comme au moment où s’élance le jet d’eau de
Saint-Cloud, que nous pouvons reconnaître – car dans l’écoulement incessant de
ses eaux, il a son individualité que dessine gracieusement sa courbe résistante
– dans le portrait qu’en a laissé Hubert Robert, alors seulement que la foule
qui l’admirait avait des… qui font dans le tableau du vieux maître de petites
valves roses, vermillonnées ou noires.
Journées
Car non seulement chaque
saison mais chaque sorte de temps lui offre son atmosphère, comme un instrument
particulier sur lequel il exécutera l’air toujours pareil de son roulement et
de son timbre ; et ce même air non seulement nous arrivera différent mais
prendra une couleur et une signification, et exprimera un sentiment tout
différent, s’il s’assourdit comme un tambour de brouillard, se fluidifie et
chante comme un violon, tout prêt alors à recevoir cette orchestration colorée
et légère, dans l’atmosphère où le vent fait courir ses ruisseaux, ou s’il
perce avec la vrille d’un fifre la glace bleue d’un temps ensoleillé et froid.
La beauté n’est pas comme
un superlatif de ce que nous imaginons, comme un type abstrait que nous avons
devant les yeux, mais au contraire un type nouveau, impossible à imaginer que
la réalité nous présente. Ainsi, de cette grande fille de dix-huit ans, à l’air
dégourdi, aux joues pâles, aux cheveux qui frisent.
Jeunes filles qui
semblent dans un regard mettre entre elles et vous cette distance que leur
beauté rend douloureuse ; jeunes filles non pas de l’aristocratie, car
les cruelles distances de l’argent, du luxe, de l’élégance ne sont nulle part
supprimées aussi complètement que dans l’aristocratie.
La
beauté, en étant particulière, multiplie les possibilités de bonheur. Chaque
être est comme un idéal encore inconnu qui s’ouvre à nous. Et de voir passer un
visage désirable que nous ne connaissions pas nous ouvre de nouvelles vies que
nous désirons vivre. Ils disparaissent au coin de la rue, mais nous espérons
les revoir, nous restons avec l’idée qu’il y a bien plus de vies que nous ne
pensions à vivre, et cela donne plus de valeur à notre personne.
Ainsi au fond d’un
paysage palpitait le charme d’un être. Ainsi dans un être tout un paysage
mettait sa poésie. Ainsi chacun de mes étés eut le visage, la forme d’un être
et la forme d’un pays, plutôt la forme d’un même rêve qui était le désir d’un
être et d’un pays que je mêlais vite ; des quenouilles de fleurs rouges
et bleues dépassant d’un mur ensoleillé, avec des feuilles luisantes
d’humidité, étaient la signature à quoi étaient reconnaissables tous mes désirs
de nature, une année ; la suivante ce fut un triste lac le matin, sous la
brume. L’une après l’autre, et ceux que je tâchai de conduire dans de tels
pays, ou pour rester près desquels je renonçai à y aller, ou dont je devenais
amoureux parce que j’avais cru – souvent inexactement, mais le prestige
restait une fois que je savais m’être trompé – qu’ils y habitaient, l’odeur de
l’automobile en passant m’a rendu tous ces plaisirs et m’a invité à de
nouveaux, c’est une odeur d’été, de puissance, de liberté, de nature et
d’amour.
La comtesse
Ceux
qui les possèdent n’en aperçoivent pas la poésie. Elle n’éclaire qu’au loin.
C’est ce qui rend la vie si décevante pour ceux qui ont la faculté de voir la
petite lumière poétique. Si nous songeons aux personnes que nous avons eu envie
de connaître, nous sommes forcés de nous avouer qu’alors il y avait un bel inconnu
dont nous avons cherché à faire la connaissance, et qui à ce moment-là a
disparu. Nous le revoyons comme le portrait de quelqu’un que nous n’avons
jamais connu depuis, et avec lequel certes notre ami X… n’a aucun rapport.
Visages de ceux que nous avons connus depuis, vous vous êtes éclipsés alors.
Mais hélas, les visages
que nous embrassons, les pays que nous habitons, les morts même dont nous
portons le deuil ne contiennent plus rien de ce qui nous fait souhaiter de les
aimer, d’y vivre, trembler de les perdre. Cette vérité des impressions de
l’imagination, si précieuse, l’art qui prétend ressembler à la vie, en la
supprimant, supprime la seule chose précieuse.
L’article dans « Le
Figaro »
Là
le train s’arrêta et, comme je me mettais à la fenêtre où entrait une odeur de
brouillard de charbon, une fille de seize ans, grande et rose, passait offrant
du café au lait fumant. Le désir abstrait de la beauté est fade, car il
l’imagine d’après ce que nous connaissons, il nous montre l’univers fait et
terminé devant nous. Mais une nouvelle fille belle nous apporte précisément
quelque chose que nous n’imaginions pas, ce n’est pas la beauté, quelque chose
de commun à d’autres, c’est une personne, quelque chose de particulier, qui
n’est pas une autre chose, et aussi quelque chose d’individuel, qui est, avec
qui nous voudrions mêler notre vie.
Que j’aurais voulu capter
sa vie, voyager avec elle, avoir à moi sinon son corps, au moins son attention,
son temps, son amitié, ses habitudes ? Il fallait se presser, le train
allait partir. Je me dis : je reviendrai demain. Et maintenant, après
deux ans, je sens que je retournerai là-bas, que je tâcherai d’habiter dans le
voisinage et au petit jour, sous le ciel rose, au-dessus de la gorge sauvage,
d’embrasser la fille rousse qui me tend du café au lait.
Pour
moi la réalité est individuelle, ce n’est pas la jouissance avec une femme que
je cherche, c’est telles femmes, ce n’est pas une belle cathédrale, c’est la
cathédrale d’Amiens, au lieu où elle est enchaînée, au sol, non pas son
équivalent, son double, mais elle, avec la fatigue pour l’atteindre, par le
temps qu’il fait, sous le même rayon de soleil qui nous touche, elle et moi.
La méthode de
Sainte-Beuve
La fameuse méthode, qui
en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable
de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et
l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un
livre, si ce livre n’est pas un « traité de géométrie pure »,
d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à
son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les
renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à
interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore,
en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode
méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous
apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous
manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.
Les choses ne sont plus
approchées de biais avec mille adresses et prestiges. Le cercle infernal et
magique est rompu. Comme si le mensonge constant de la pensée tenait chez lui à
l’habileté factice de l’expression, en cessant de parler en prose il cesse de
mentir.
Le Balzac de Monsieur de
Guermantes
D’ailleurs la pluie qui
tombe sur des arbres où les corolles et les feuilles restées dehors semblent
comme la certitude et la promesse indestructible et fleurie du soleil et de la
chaleur qui va bientôt revenir, cette pluie n’est guère que le bruit d’un
arrosage un peu long auquel on assiste sans tristesse. Mais soit qu’il entrât
ainsi par la fenêtre ouverte, soit que, dans les brûlants après-midi
ensoleillés, on entendît dans le lointain une musique militaire ou foraine
comme une bordure éclatante à la chaleur poussiéreuse,
Conclusion
Les beaux livres sont
écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met
son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les
beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux.
La matière de nos livres,
la substance de nos phrases doit être immatérielle, non pas prise telle quelle
dans la réalité, mais nos phrases elles-mêmes et les épisodes aussi doivent
être faits de la substance transparente de nos minutes les meilleures, où nous
sommes hors de la réalité et du présent. C’est de ces gouttes de lumière
cimentées que sont faits le style et la fable d’un livre.