OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES
MANQUE
LA PREFACE
3.
Les prétendants de la réalité. — Celui qui finit par s’apercevoir combien et
combien longtemps il a été dupé, embrasse, par dépit, la réalité même la plus
laide : en sorte que, si l’on considère le monde dans son ensemble, c’est
à la réalité que sont échus au cours des siècles les meilleurs prétendants, —
car ce sont les meilleurs qui ont été dupés le mieux et le plus longtemps.
6.
Contre les imaginatifs. — L’imaginatif nie la vérité devant lui-même, le menteur seulement devant
les autres.
7.
Inimitié contre la lumière. — Si l’on fait comprendre à quelqu’un qu’au sens strict il ne peut jamais
parler de vérité, mais seulement de probabilité et des degrés de la
probabilité, on découvre généralement, à la joie non dissimulée de celui que
l’on instruit ainsi, combien les hommes préfèrent l’incertitude de l’horizon
intellectuel, et combien, au fond de leur âme, ils haïssent la vérité à
cause de sa précision. — Cela tient-il à ce qu’ils craignent tous secrètement
que l’on fasse une fois tomber sur eux-mêmes, avec trop d’intensité, la lumière
de la vérité ? Ils veulent signifier quelque chose, par conséquent on ne
doit pas savoir exactement ce qu’ils sont ? Ou bien n’est-ce que la
crainte d’un jour trop clair, auquel leur âme de chauve-souris crépusculaire et
facile à éblouir n’est pas habituée, en sorte qu’il leur faut haïr ce
jour ?
11.
Le pessimiste de l’intellect. — L’homme véritablement libre par l’esprit pensera
aussi très librement au sujet de l’esprit lui-même et ne se cachera pas ce
qu’il peut y avoir de grave dans les sources et la direction de celui-ci. C’est
pourquoi les autres le considéreront peut-être comme le pire ennemi de la libre
pensée et lui appliqueront ce terme de mépris « pessimiste de
l’intellect » qui doit mettre en garde contre lui : habitués comme ils
sont à ne point nommer quelqu’un d’après sa force et sa vertu dominante, mais
d’après ce qui leur parait le plus étrange en lui.
13.
La connaissance nuisible à l’occasion. — L’utilité qu’apporte une recherche absolue de la
vérité est sans cesse démontrée au centuple, tellement qu’il faut s’accommoder
sans hésiter des choses nuisibles, légères et rares, en somme, dont l’individu
peut avoir à souffrir à cause de cette recherche. Il est impossible d’éviter
les risques que court le chimiste qui peut se brûler ou s’empoisonner à
l’occasion de ses expériences. — Ce que l’on peut dire du chimiste s’applique à
toute notre civilisation : d’où il résulte clairement, soit dit en
passant, combien il importe, pour celle-ci, d’avoir toujours en réserve des
baumes pour les blessures et des contre-poisons.
18.
Trois espèces de penseurs. — Il y a des sources minérales qui jaillissent, il y en a d’autres qui
coulent, et d’autres encore qui ne viennent que goutte par goutte ; dans
le même sens il y a trois espèces de penseurs. Le profane les évalue selon la
capacité de l’eau, le connaisseur en examine la teneur, et les juge par
conséquent d’après ce qui en eux n’est pas de l’eau.
26.
De la plus intime expérience du penseur. — Rien n’est plus difficile pour un homme que de saisir
une chose d’une façon impersonnelle : je veux dire d’y voir précisément
une chose et non pas une personne : on peut même se demander si,
d’une façon générale, il lui est possible de suspendre, ne fût-ce que pendant
un instant le mécanisme de son instinct qui crée et imagine des personnes. Dans
ses rapports avec les pensées, même les plus abstraites, il se comporte
comme si elles étaient des individus avec lesquels on est forcé de lutter ou de
prendre partie, des individus que l’on garde, soigne et élève. Écoutons ou
guettons-nous nous-mêmes dans la minute où nous entendons ou trouvons un axiome
nouveau pour nous. Peut-être nous déplaît-il parce qu’il se présente avec tant
de hauteur et d’orgueil : inconsciemment nous nous demandons si nous ne
devons pas lui opposer un ennemi ou bien lui adjoindre un
« peut-être » ou un « parfois » ; le petit mot
« probable » nous donne même satisfaction, parce qu’il brise la
tyrannie personnelle de l’absolu qui nous importune. Lorsque, par contre, cet
axiome nouveau nous apparaît sous une forme plus atténuée, tolérant et humble
comme il convient, se jetant, en quelque sorte, dans les bras de la
contradiction, nous avançons un autre exemple de notre souveraineté : car
comment saurions-nous ne pas venir en aide à cet être faible, le caresser et le
nourrir, lui donner de la force et de la plénitude et même une apparence de
vérité et d’absolu ? Nous est-il possible de nous comporter à son égard
d’une façon naturelle, chevaleresque ou compatissante ? — Ailleurs encore
nous voyons d’une part un jugement et d’autre part un autre jugement, éloignés
l’un de l’autre, sans qu’ils soient liés et sans qu’ils tendent à se
rapprocher : alors une idée nous chatouille, nous nous informons s’il n’y
aurait pas un mariage à faire, une conclusion à tirer, nous avons le
sentiment vague qu’au cas où cette conclusion aurait une suite l’honneur en
reviendrait non seulement aux deux jugements unis par le mariage, mais encore à
l’auteur de ce mariage. Si, par contre, on ne peut s’attaquer à cette idée ni
par l’entêtement et le mauvais vouloir, ni par la bienveillance (si on la tient
pour vraie —), on s’y soumet, et on lui rend hommage comme à un guide et
un chef, on lui accorde une place d’honneur et on n’en parle pas sans pompe et
fierté ; car son éclat rejaillit sur vous. Malheur à celui qui
voudrait l’obscurcir ! Mais il arrive aussi que cette autorité devienne un
jour scabreuse pour nous : — alors, nous qui sommes des infatigables
faiseurs de rois (king-makers) dans le domaine de l’esprit, nous chassons
du trône l’idée élue et y élevons en hâte son adversaire. Considérez cela et
faites un pas de plus dans votre pensée : certes, personne ne parlera plus
d’un « besoin de connaissance en soi » ! Pourquoi donc l’homme
préfère-t-il le vrai au non vrai, dans cette lutte secrète avec les idées-personnes,
dans ce mariage des idées, mariage demeuré le plus souvent caché, dans cette
fondation d’États sur le domaine de la pensée, dans cette éducation et cette
assistance de la pensée ? Pour la même raison qui lui fait rendre justice
dans ses rapports avec des personnes véritables : maintenant par
habitude, héritage et éducation, primitivement parce que le vrai — comme
aussi l’équitable et le juste — est plus utile et rapporte plus d’honneurs
que le non-vrai. Car, dans le domaine de la pensée, il est difficile de
maintenir la puissance et la réputation, lorsque celles-ci
s’édifient sur l’erreur et le mensonge : le sentiment qu’un pareil édifice
pourrait s’effondrer une fois est humiliant pour la conscience de son
architecte ; l’architecte a honte de la fragilité de son matériel, et,
parce qu’il se considère lui-même comme plus important que le
reste du monde, il ne voudrait rien exécuter qui ne fût plus durable que
le reste du monde. Dans son désir de la vérité, il embrasse la foi en
l’immortalité personnelle, c’est-à-dire la pensée la plus orgueilleuse et la
plus altière qu’il y ait, car elle est liée intimement à l’arrière-pensée
« pereat mundus, dum ego salvus sim ! » Son œuvre est devenue pour lui son ego,
il se transforme lui-même en une chose impérissable, qui affronte toute autre
chose ; c’est sa fierté incommensurable qui ne veut se servir, pour son
œuvre, que des pierres les meilleures et les plus dures, donc de vérités, ou de
ce qu’il tient pour tel. À bon droit, on a de tous temps appelé l’orgueil
« le vice de ceux qui savent », — mais la vérité et son prestige
seraient en mauvaise posture, sur la terre, sans ce vice fécond. C’est dans le
fait que nous craignons nos propres idées, nos propres paroles, mais aussi
que nous nous y vénérons nous-mêmes, leur attribuant involontairement la
faculté de pouvoir nous récompenser, nous mépriser, nous louer et nous blâmer,
donc dans le fait que nous sommes en relation avec elles, comme avec des
personnes libres et intellectuelles, des puissances indépendantes, d’égal à
égal — c’est dans ce fait que le singulier phénomène que j’ai appelé
« conscience intellectuelle » a ses racines. C’est donc encore une
chose morale, d’un ordre supérieur, qui est sortie d’une racine vulgaire.
34.
Sacrifice. — Vous
considérez le sacrifice comme le signe distinctif de l’action morale ? —
Réfléchissez donc s’il n’y a pas un côté de sacrifice dans chaque acte effectué
d’une façon réfléchie, qu’il soit bon ou mauvais.
35.
Contre les inquisiteurs de la morale. — Il faut savoir tout ce dont un homme est capable,
en bien et en mal, dans l’idée qu’il se fait des choses et dans leur exécution,
pour pouvoir apprécier le développement et l’aboutissant desa nature morale.
Mais connaître cela est impossible.
37.
La duperie en amour. — On oublie volontairement certaines choses
de son passé, on se les sort de la tête avec intention : on a donc le
désir de voir l’image qui reflète notre passé nous mentir à nous-mêmes et nous
flatter — nous travaillons sans cesse à cette duperie de nous-mêmes. — Et vous
pensez, vous qui parlez tant de « l’oubli de soi en amour », de
« l’abandon du moi à une autre personne », vous qui vous vantez de
tout cela, vous pensez que c’est là quelque chose d’essentiellement
différent ? On détruit donc le miroir, on se transforme par l’imagination
en une autre personne que l’on admire, et l’on jouit, dès lors, de la nouvelle
image de son moi, bien qu’on la désigne du nom d’une autro personne — et tout
ce processus ne serait pas de la duperie de soi, de l’égoïsme — vous
m’étonnez ! — Il me semble que ceux qui se cachent quelque chose devant
eux-mêmes et ceux qui, dans leur ensemble, se cachent devant eux-mêmes, se
ressemblent en cela qu’ils commettent un vol au trésor de la
connaissance. D’où il faut induire de quel méfait l’axiome « connais-toi
toi-même » met en garde.
39.
Pourquoi les gens bêtes deviennent si souvent méchants. — Aux objections de notre
adversaire contre lesquelles notre cerveau se sent trop faible, notre cœur
répond en mettant en suspicion les motifs de ces objections.
41.
L’absorption et la non-absorption des poisons. — Le seul argument définitif qui, de tous temps, oit
empêché les hommes d’absorber un poison, ce n’est pas la crainte de la mort
qu’il pourrait occasionner, mais son mauvais goût.
45.
Ne pas prendre trop à cœur. — Il est désagréable de se meurtrir à force de rester couché, mais ce
n’est pas encore une preuve contre l’efficacité du traitement qui vous
détermina à vous mettre au lit. — Les hommes qui ont longtemps vécu en dehors
et qui se sont enfin tournés vers la vie intérieure et l’isolement
philosophique savent qu’il y a aussi une façon de se meurtrir l’esprit et le
sentiment à force de les coucher dans le même cercle. Ce n’est donc pas là un
’argument contre l’ensemble du genre de vie que l’on a choisi, mais cela exige
de petites exceptions et des récidives apparentes.
46.
L’humaine « chose en soi ». — La chose la plus vulnérable et pourtant la plus
invincible, c’est la vanité humaine : sa force grandit même par la
blessure et peut finir par devenir gigantesque.
52.
On a tort d’être injuste. — Une injustice que l’on a faite à quelqu’un est beaucoup plus lourde à
porter qu’une injustice que quelqu’un d’autre vous a faite (non pas précisément
pour des raisons morales, il faut le remarquer —) ; car, au fond, celui
qui agit est toujours celui qui souffre, mais bien entendu seulement quand il
est accessible au remords ou bien à la certitude que, par son acte, il aura
armé la société contre lui et il se sera lui-même isolé. C’est pourquoi,
abstraction faite de tout ce que commandent la religion et la morale, on
devrait, rien qu’à cause de son bonheur intérieur, donc pour ne pas perdre son
bien-être, se garder de commettre une injustice plus encore que d’en subir une :
car, dans ce dernier cas, on a la consolation de la bonne conscience, de
l’espoir de la vengeance, de la pitié et de l’approbation des hommes justes, et
même de la société tout entière, laquelle craint les malfaiteurs. —
Quelques-uns, et ils ne sont pas un petit nombre, s’entendent à la ruse
malpropre de transformer toute injustice qu’ils ont commise en une injustice
qui leur a été faite, et à se réserver, pour excuser ce qu’ils ont fait, le
droit exceptionnel de la légitime défense : pour porter ainsi plus facilement
leur fardeau.
54.
La colère comme espion. — La colère épuise l’âme jusqu’à
la lie, en sorte que le fond paraît à la lumière. C’est pourquoi, si l’on
n’arrive pas à voir clair d’une autre façon, il faut s’entendre à faire mettre
en colère son entourage, ses partisans et ses adversaires, pour apprendre ce
que l’on pense et ce qui se fait secrètement contre vous.
55.
La défense est moralement plus difficile que l’attaque. — Le vrai coup de maître, le
véritable trait héroïque de l’homme bon, ne consiste pas à attaquer la cause,
tout en continuant à aimer la personne, mais en quelque chose de beaucoup plus
difficile, à savoir : défendre sa propre cause, sans faire de
peine, et sans vouloir en faire, à la personne qui attaque. La lame de
l’attaque est franche et large, celle de la défense s’effile généralement en
pointe d’aiguille.
64.
Dur par vanité. — De même
que la justice est souvent le manteau de la faiblesse, de même les hommes bien
pensants, mais faibles, ont parfois recours à la dissimilation et prennent
vislbfementune attitude injuste et dure — pour donner l’impression de la force.
70.
La volonté a honte de l’intellect. — Nous faisons froidement les plans les plus plus
raisonnables contre nos passions : mais nous commettons ensuite les plus
graves fautes, parce que, souvent, au moment où le projet devrait être exécuté,
nous avons honte de la froideur et de la circonspection que nous avons mis à le
concevoir. On fait alors justement ce qui est déraisonnable, à cause de cette
façon de générosité altière que toute passion amène avec elle.
76.
Interpréter selon le rêve. — Ce que l’on ignore parfois à l’état de veille, ce que l’on est
incapable de sentir — à savoir, si l’on a une bonne ou urçe mauvaise conscience
à l’égard de quelqu’un — le rêve nous le fait savoir sans aucune équivoque.
77.
Débauche. — La mère
de la débauche n’est pas la joie, mais l’absence de joie.
79.
Deux fois injuste. — Nous
favorisons parfois la vérité par une double injustice, c’est le cas lorsque,
nous voyons et représentons, l’une après l’autre, les deux faces d’une chose
que nous ne sommes pas capables de voir à la fois, mais de façon à méconnaître
ou à nier chaque fois l’autre face, avec l’illusion quece que nous voyons est
toute la vérité.
86.
Ce qui nous sert à voir l’idéal. —Tout homme capable se bute à sa capacité et ne peut
pas s’appuyer sur celle-ci pour juger librement les choses. S’il n’avait pas,
en outre, une bonne part d’imperfection, sa vertu l’empêcherait de parvenir à
la liberté intellectuelle et morale. Nos défauts sont les yeux par lesquels
nous voyons l’idéal.
89.
Les mœurs et leurs victimes. — L’origine des mœurs doit être ramenée, à deux idées : « la
communauté a plus de valeur que l’individu », et « il faut préférer
l’avantage durable à l’avantage passager » ; d’où il faut conclure
que l’on doit placer, d’une façon absolue, l’avantage durable de la communauté
avant l’avantage de l’individu, surtout avant son bien-être momentané, mais
aussi avant son avantage durable et même avant sa persistance dans l’être. Soit
donc qu’un individu souffre d’une institution qui profite tà la totalité, soit
que cette institution le force à s’étioler ou même qu’il en meure, peu importe,
— la coutume doit être conservée, il faut que le sacrifice soit porté. Mais un
pareil sentiment ne prend naissance que chez ceux qui ne sont pas la victime, —
car celle-ci fait valoir, dans son propre cas, que l’individu peut-être d’une
valeur supérieure au nombre, et de même que la jouissance du présentée moment
dans le paradis, pourraient être estimés supérieurs à la faible persistance
d’états sans douleur et de conditions de bien-être. La philosophie de la
victime se fait cependant toujours entendre trop tard, on s’en tient donc aux
mœurs et à la moralité : la moralité n’étant que le sentiment que
l’on a de l’ensemble des coutumes, sous l’égide desquelles on vit et l’on a été
élevé — élevé, non en tant qu’individu, mais comme membre d’un tout, comme
chiffre d’une majorité. — C’est ainsi qu’il arrive sans cesse qu’un individu se
majore lui-même au moyen de sa moralité.
90.
Le bien et la bonne conscience. — Vous pensez que toutes les bonnes choses ont eu de
tout temps une bonne conscience ? — La science, qui est certainement une
très bonne chose, a fait son entrée dans le monde, sans celle-ci et sans aucune
espèce de pathos, secrètement, bien au contraire, passant le visage voilé ou
masqué, comme une criminelle, et toujours affligée du sentiment de faire
de la contrebande. Le premier degré de la bonne conscience est la mauvaise
conscience — l’une ne s’oppose pas à l’autre : car toute bonne chose
commence par être nouvelle, par conséquent inusitée, contraire aux coutumes, immorale,
et elle ronge, comme un ver, le cœur de l’heureux inventeur.
91.
Le succès sanctifie les intentions. — Il ne faut point craindre de suivre le chemin qui
mène à une vertu, lors même que l’on s’apercevrait que l’égoïsme seul, — par
conséquent l’utilité et le bien-être personnels, la crainte, les considérations
de santé, de réputation et de gloire, sont les motifs qui y poussent. On dit
que ces motifs sont vils et intéressés : mais s’ils nous incitent à une
vertu, par exemple le renoncement, la fidélité au devoir, l’ordre, l’économie,
la mesure, il faut les écouter, quelle que soit la façon dont on les qualifie.
Car, lorsque l’on a atteint ce à quoi ils tendent, la vertu réalisée anoblit
à tout jamais les motifs lointains de nos actes, grâce à l’air pur qu’elle fait
respirer et au bien-être moral qu’elle communique ; et, plus tard, nous
n’accomplissons plus ces mêmes actes pour les mêmes motifs grossiers qui
autrefois nous y incitaient, L’éducation doit donc, autant que cela est
possible, forcer à la vertu, conformément à la nature de l’élève :
mais que la vertu elle-même, étant l’atmosphère ensoleillée et estivale de
l’âme, y fasse sa propre œuvre et y ajoute la maturité et la douceur.
95.
« Amour ». — Le plus
subtil artifice qui donne au christianisme l’avantage sur les autres religions
se trouve dans un seul mot : le christianisme parle d’amour. C’est
ainsi qu’il devint la religion lyrique (tandis que, dans ses deux autres
créations, le sémitisme avait donné au monde des religions héroïco-épiques). Il
y a dans le mot amour quelque chose de si ambigu qui stimule, qui parle
au souvenir et à l’espérance que l’éclat de ce mot rayonne sur l’intelligence
même la plus basse et le cœur le plus froid. La femme la plus rusée et l’homme
le plus vulgaire songent à ce moment qui, de toute leur vie, a peut-être été
relativement le plus désintéressé, Éros n’eût-il pris chez eux qu’un vol fort bas ;
et ces êtres innombrables qui sont privés d’amour, privés soit de leurs
parents, soit de leurs enfants ou de tout ce qu’ils ont aimé, mais surtout les
êtres dont la sexualité s’est sublimée, ont trouvé leur bonheur dans le
christianisme.
105.
Langage et sentiment. — Le langage ne nous a pas été donné pour
communiquer nos sentiments, on s’en rend compte à ce fait que tous les hommes
simples ont honte de chercher des mots pour leurs émotions profondes : ils
ne les communiquent que par des actes et rougissent de voir que les autres
semblent deviner leurs motifs. Parmi les poètes, à qui généralement la divinité
refuse ce mouvement de pudeur, les plus nobles sont monosyllabiques dans le
langage du sentiment et laissent deviner la contrainte : tandis que les véritables
prêtres du sentiment sont le plus souvent insolents dans la vie pratique.
144.
Du style baroque. — Celui
qui, en tant que penseur et écrivain, sait qu’il n’a été ni créé ni élevé pour
la dialectique et le déploiement des pensées, aura involontairement recours à
la rhétorique et au style dramatique : car, en fin de
compte, il lui importe, avant tout, de se rendre intelligible et de
gagner ainsi de la puissance, quelle que soit la façon dont il attire à lui le
sentiment, que ce soit sur les routes frayées ou par surprise — comme berger ou
comme brigand. Cela èst vrai dans tous les arts, où le sentiment d’un défaut de
dialectique ou d’une insuffisance dans l’expression et le récit, allié à un
instinct de la forme, dont l’abondance tend à se déverser, engendre cette
catégorie du style que l’on appelle style baroque. — Il n’y a d’ailleurs
que les gens prétentieux et mal informés chez qui se mot évoquera une idée
d’abaissement. Le style baroque naît chaque fois que dépérit un grand art,
lorsque dans l’art de l’expression classique les exigences sont devenues trop
grandes, il se présente comme un phénomène naturel à quoi l’on assistera
peut-être avec mélancolie — parce qu’il précède la nuit —, mais en même temps
avec admiration, à cause des arts de compensation, dans l’expression et le
récit, qui lui sont particuliers. Il faut noter avant tout le choix du sujet et
la donnée d’un extrême intérêt dramatique, où l’on frémit déjà, sans l’aide
d’aucun artifice de l’art, parce que le ciel et l’enfer sont trop près du
sentiment ; puis l’éloquence des passions et des attitudes violentes, de
la laideur sublime, des grandes masses et en général de la quantité — comme on
en voit déjà les traces chez Michel-Ange, le père ou le grand-père des artistes
du style rococo italien — : les lumières du crépuscule, de la
transfiguration, ou de l’incendie sur les formes très accentuées ; avec
cela sans cesse de nouvelles audaces, dans les moyens et les intentions,
fortement soulignées par l’artiste, pour les artistes, tandis que le profane
croit voir le perpétuel débordement involontaire de toutes les cornes
d’abondance d’un art naturel et primesautier. Toutes ces qualités qui font la
grandeur de ce style, ne sauraient se retrouver aux époques antérieures,
classiques ou préclassiques, d’une manière d’art, et n’y seraient pas
tolérées ; car des choses aussi exquises demeurent longtemps suspendues à
leur arbre comme des fruits défendus.— Maintenant surtout, la musique
étant en train de passer dans cette dernière phase, on peut apprendre à
connaître, ce phénomène du style baroque qui se présente avec une splendeur
particulière et, par comparaison, éclairer le passé d’une lumière
nouvelle : car, depuis le temps des Grecs, il y a souvent eu un style
baroque, dans la poésie, l’éloquence, la sculpture — et chaque fois ce style,
bien que la plus haute noblesse lui fît défaut, de même qu’une perfection
innocente, inconsciente et victorieuse, a exercé une influence salutaire sur de
nombreux artistes de son temps, les meilleurs et les plus sérieux : —
c’est pourquoi il y aurait quelque témérité à vouloir le condamner sans plus,
quoique chacun puisse s’estimer heureux si, par là, son jugement n’a pas été
fermé aux œuvres plus pures et de plus grand style.
152.
Écrire et vouloir vaincre. — Le fait d’écrire devrait toujours annoncer une victoire, une victoire
remportée sur soi-même, dont il faut faire part aux autres pour leur
enseignement. Mais il y a des auteurs dyspepsiques qui n’écrivent précisément
que lorsqu’ils ne peuvent pas digérer quelque chose, ils commencent même
parfois à écrire quand ils ont encore leur nourriture dans les dents : ils
cherchent involontairement à communiquer leur mauvaise humeur au lecteur, pour
lui donner du dépit et exercer ainsi un pouvoir sur lui, c’est-à-dire qu’eux aussi
veulent vaincre, mais les autres.
153.
« Bon livre sait attendre ». — Tout bon livre a une saveur âpre lorsqu’il
paraît : il a le défaut de la nouveauté. De plus son auteur lui est
nuisible, parce qu’il est encore vivant et que l’on parle de lui, car tout le
monde a l’habitude de confondre l’écrivain et son œuvre. Ce qu’il y a en
celle-ci d’esprit, de douceur, d’éclat devra se développer avec l’âge, grâce à
une admiration toujours grandissante, à une vieille vénération qui finit par
être traditionnelle. Mainte heure doit avoir passé là-dessus, et bien des
araignées devront y tisser leur toile. De bons lecteurs rendent un livre
toujours meilleur et de bons adversaires l’éclaircissent.
158.
Peu et sans amour. — Tout bon
livre est écrit pour son espèce et c’est pourquoi tous les autres lecteurs,
c’est-à-dire le plusgrand nombre, l’accueillent fort mal ; sa réputation
repose sur une base étroite et ne peut être édifiée que lentement. Le livre
médiocre et mauvais l’est tout bonnement parce qu’il cherche à plaire au grand
nombre et qu’il lui plaît.
171.
La musique, manifestation tardive de toute culture. — La musique, de tous les arts qui
naissent généralement sur un terrain de culture particulier, avec des
conditions sociales et politiques déterminées, apparaît comme la dernière
de toutes les plantes, à l’automne et au moment du dépérissement de la culture
dont elle fait partie : tandis que déjà sont visibles les premiers signes
avant-coureurs d’un nouveau printemps. Il arrive même parfois que la musique
résonne comme le langage d’une époque disparue, dans un monde nouveau et
étonné, et qu’elle arrive trop tard. C’est seulement dans l’art des musiciens
des Pays-Bas que l’âme du moyen âge chrétien trouva tous ses accords : son
architecture des sons est la sœur du gothique, tard venue il est vrai, mais
légitime et ressemblante. C’est seulement dans la musique de Hændel que
retentit l’écho de ce que l’âme de Luther et de ses proches avait de meilleur,
le grand trait judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réforme. Ce fut
Mozart qui rendit en or sonnant le siècle de Louis XIV, l’art de Racine
et de Claude Lorrain. Dans la musique de Beethoven et de Rossini le
dix-huitième siècle chanta son dernier chant, le siècle de l’exaltation, des
idéals brisés et du bonheur fugitif. Un ami des symboles sensibles pourrait
donc dire que toute musique vraiment remarquable est un chant du cygne. — C’est
que la musique n’est pas un langage universel qui dépasse le temps, comme on a
si souvent dit à son honneur, elle correspond exactement à une mesure de
sentiment, de chaleur, de milieu qui porte en elle, comme loi intérieure, une
culture parfaitement déterminée, liée par le temps et le lieu ; la musique
de Palestrina serait, pour les Grecs, parfaitement inabordable, et, d’autre
part — qu’entendrait Palestrina, s’il écoutait la musique de Rossini ? —
Il se pourrait fort bien que notre récente musique allemande, malgré sa
prépondérance et sa joie de dominer, ne fût plus comprise dans fort peu de
temps ; car elle naquit d’une culture qui est en décadence rapide ;
son terrain se réduit à cette période de réaction et de restauration, où
s’épanouit tout aussi bien un certain catholicisme du sentiment que le
goût de tout ce qui est traditionnel et national, pour répandre
sur l’Europe son parfum composite. Ces deux courants de sentiments, saisis dans
leur plus grande intensité et conduits jusqu’aux limites lesplus extrêmes, ont
fini par résonner dans l’art wagnérien. L’appropriation des vieilles légendes
indigènes chez Wagner, la libre disposition qu’il prit des divinités et des
héros étranges — qui sont au fond de souveraines bêtes fauves avec de la
profondeur, de la grandeur d’âme et de la satiété de vivre —, la résurrection
de ces figures à qui il donna la soif chrétienne et moyen-âgeuse d’une
sensualité et d’une spiritualité extatiques, tout ce procédé de Wagner dans les
emprunts et les adjonctions, par rapport au sujet, à l’âme, aux figures et aux
paroles, exprime clairement aussi l’esprit de sa musique, si celle-ci,
comme toute musique, ne savait parler d’elle-même sans équivoque : cet
esprit mène la toute dernière campagne de réaction contre l’esprit du
rationalisme qui soufflait du siècle dernier dans celui-ci, et aussi contre
l’idée supernationale de la Révolution française et de l’utilitarisme
anglo-américain appliquée à la transformation de l’État et de la société. —
Mais n’est-il pas évident que ce cercle d’idées et de sentiments combattu,
semble-t-il, par Wagner et ses adhérents ait repris depuis longtemps une force
nouvelle et que cette tardive protestation musicale tombe dans des oreilles qui
préféreraient entendre d’autres accents, d’une esthétique différente ? En
sorte qu’il pourrait bien arriver un jour que cet art merveilleux et supérieur
devienne soudain incompréhensible et que l’oubli et les toiles d’araignées
viennent s’abattre sur lui. — Il ne faut pas se laisser induire en erreur sur
cet état de cause par ces fluctuations passagères qui apparaissent comme la
réaction dans la réaction, comme une dépression momentanée des ondes, dans
l’ensemble du mouvement : il se pourrait donc que cette période de dix
années, avec ses guerres nationales, son martyre ultramontain et son terrorisme
socialiste, aidât, dans ses contrecoups subtils, à l’épanouissement du dit art,
— sans lui donner par là la garantie qu’il a « de l’avenir », ou même
qu’il a l’avenir. — Cela tient à l’essence même de l’art, si les fruits
de ses grandes années perdent aussitôt plus vite leurs saveurs et se gâtent
plus vite que les fruits de l’art plastique ou même ceux qui croissent sur
l’arbre de la connaissance : car de tous les produits du sens artistique
humain, les idées sont ce qu’il y a de plus durable.
174.
Contre l’art des œuvres d’art. — L’art doit avant tout embellir la vie, donc
nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible :
ayant cette lâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes
dans les rapports, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de
convenance, de propriété, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au
bon moment. De plus, l’art doit cacher et transformer tout ce qui
est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous
les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de
nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qiii en est des
passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans
la laideur inévitable ou insurmontable, ce qui y est significatif. Après
cette tâche de l’art, dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on
appelle véritable, l’art des œuvres d’art n’est qu’accessoire.
L’homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent,
transforment, finira par chercher à s’alléger de cet excédent par l’œuvre
d’art ; dans certaines circonstances c’est tout un peuple qui agira ainsi.
— Mais on a l’habitude maintenant de commencer l’art par la fin, on se suspend
à sa queue, avec l’idée que l’art des œuvres d’art est le principal et que
c’est, en partant de cet art, que la vie doit être améliorée et transformée. —
fous que nous sommes ! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant
à un plat sucré après l’autre, quoi d’étonnant si nous nous gâtons l’estomac et
même l’appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, â quoi l’art nous
convie ?
233.
Pour ceux qui méprisent « l’humanité de troupeau ». — Celui qui considère l’humanité
comme un troupeau et qui s’enfuit devant elle, aussi vite qu’il peut, sera
certainement rejoint par ce troupeau qui lui donnera des coups de cornes.
242.
Les amis comme fantômes. — Lorsque nous nous transformons radicalement, nos amis, ceux qui ne sont
pas transformés, deviennent les fantômes de notre propre passé ; leur voix
résonne jusqu’à nous, comme si elle venait de la région des ombres — comme si
nous nous entendions nous-mêmes, plus jeunes cependant, plus durs et moins
mûris.
247.
Se forcer à l’attention. — Dès que nous nous apercevons que, dans ses réalisations et ses
conversations avec nous, quelqu’un est obligé de se forcer pour nous
prêter attention, nous avons une preuve certaine qu’il ne nous aime pas, ou
qu’il ne nous aime plus.
251.
En se séparant. — Ce n’est
pas dans la façon dont une âme s’approche d’une autre, mais dans la façon dont
elle s’en sépare, que je reconnais la parenté et l’homogénéité avec cette
autre.
256.
Avertissement aux méprisés. — Lorque l’on est tombé, avec évidence, dans l’estime des hommes, il faut
tenir avec une âpre fermeté à la retenue dans les relations : autrement on
laisse deviner, aux autres, que l’on a aussi baissé danssa propre estime. Le
cynisme dans les relations laisse deviner que, dans la solitude, l’homme se
traite lui-même comme un chien.
260.
Il ne faut se faire d’ami que parmi les gens qui travaillent. — L’homme oisif est dangereux pour
ses amis ; car, n’ayant pas assez à faire lui-même, il parle de ce que
font et ne font pas ses amis, il se mêle des affaires des autres et se rend
importun : c’est pourquoi il faut être assez sage pour ne se lier qu’avec
les gens qui travaillent.
270.
L’éternel enfant. — Nous
croyons que les contes et les jeux appartiennent à l’enfance. Quelle vue courte
nous avons ! Comment pourrions-nous vivre, à n’importe quel âge de la vie,
sans contes et sans jeux ! II est vrai que nous donnons d’autres noms à
tout cela et que nous l’envisageons autrement, mais c’est là précisément une
preuve que c’est la même chose ! — car l’enfant, lui aussi, considère son
jeu comme un travail et le conte comme la vérité. La brièveté de la vie devrait
nous garder de la séparation pédante des âges — comme si chaque âge apportait
quelque chose de nouveau —, et ce serait l’affaire d’un poète de nous montrer
une fois l’homme qui, à deux cents ans d’âge, vivrait véritablement sans contes
et sans jeux.
280.
Cruelle invention de l’amour. — Tout grand
amour fait naitre l’idée cruelle de détruire l’objet de cét amour pour le
soustraire une fois pour toutes au jeu sacrilège du changement : car
l’amour craint le changement plus que la destruction.
287.
La source du grand amour. — D’où peuvent bien naître les passions soudaines d’un homme pour une
femme, les passions profondes et intimes ? Elles sont dues à la
sensibilité môins qu’à toute autre chose : mais, lorsque l’homme trouve,
dans un être, tout à la fois de la faiblesse, du dénuement et de la pétulance,
il se passe quelque chose en lui comme si son âme voulait déborder : il se
sent en même temps touché et offensé. C’est de ce point sensible que jaillit la
source du grand amour.
304.
Révolutionnaires et propriétaires . — Le seul remède contre le socialisme qui demeure
entre vos mains, c’est de ne pas lui lancer de provocation, c’est-à-dire de
vivre vous-même modestement et sobrement, d’empêcher, selon vos moyens, tout
étalage d’opulence et d’aider l’État lorsqu’il veut imposer lourdement tout ce
qui est luxe et superflu. Vous ne voulez pas de ce moyen ? Alors, riches
bourgeois qui vous appelez « libéraux », avouez-le à vous-mêmes,
c’est votre propre sentiment que vous trouvez si terrible et si menaçant chez
les socialistes, mais, dans votre propre cœur, vous lui accordez une place
indispensable, comme si ce n’était pas la même chose. Si vous n’aviez pas, tels
que vous êtes, votre fortune et le souci de sa conservation, ce sentiment vous
rendrait pareil aux socialistes : la propriété seule fait la différence
entre vous et eux. Il faut d’abord vous vaincre vous-mêmes si vous voulez
triompher, en quelque manière que ce soit, des adversaires de votre aisance. —
Si, du moins, cette aisance correspondait à un bien-être véritable ! Elle
serait moins extérieure et provoquerait moins l’envie, elle aurait plus de
bienveillance, plus de souci de l’équité, et elle serait plus secourable. Mais
ce qu’il y a de faux et de comédien dans votre joie de vivre, qui provient
plutôt d’un sentiment de contraste (avec d’autres qui n’ont pas cette joie de
vivre et qui vous l’envient) que d’une certaine plénitude de la force et de la
supériorité — les exigences de vos appartements, vos vêtements, vos équipages,
vos magasins, les besoins de la bouche et de la table, vos enthousiasmes
bruyants pour le concert et l’opéra, et enfin vos femmes ; formées et
modelées, mais d’un métal vil, dorées, mais sans rendre le son de l’or,
choisies par vous pour en faire parade, se donnant elles-mêmes comme pièces de
parade : — ce sont là les propagateurs empoisonnés de cette maladie du
peuple qui, sous forme de gale socialiste, se répand maintenant parmi les
masses, avec une rapidité toujours plus grande mais qui a eu en vous son
premier siège et son premier foyer d’incubation. Et qui donc serait encore
capable d’arrêter cette peste ?
310.
Danger dans la richesse. — Seul devrait ' posséder celui qui a de l’esprit :
autrement, la fortune est un danger public. Car celui qui possède,
lorsqu’il ne s’entend pas à utiliser les loisirs que lui donne la fortune,
continuera toujours à vouloir acquérir du bien : cette aspiration sera son
amusement, sa ruse de guerre dans la lutte avec l’ennui. C’est ainsi que la
modeste aisance, qui suffirait à l’homme intellectuel, se transforme en
véritable richesse, résultat trompeur de dépendance et de pauvreté
intellectuelles. Cependant, le riche apparaît tout autrement que
pourrait le faire attendre son origine misérable, car il peut prendre le masque
de la culture et de l’art : il peut acheter ce masque. Par là il éveille
l’envie des plus pauvres et des illettrés — qui jalousent en somme toujours
l’éducation et qui ne voient pas que celle-ci n’est qu’un masque — et il
prépare ainsi peu à peu un bouleversement social : car la brutalité sous
un vernis de luxe, la vantardise de comédien, par quoi le riche fait étalage de
ses « jouissances de civilisé », évoquent, chez le pauvre, l’idée que
« l’argent seul importe », — tandis qu’en réalité, si l’argent
importe quelque peu, l’esprit importe bien davantage.
318.
De la domination des compétences. — Il est facile, ridiculement facile, d’élaborer un
modèle pour le choix d’un corps législatif. Il faudrait d’abord mettre à part,
dans un pays, les hommes loyaux et dignes de confiance qui seraient, en même
temps, maîtres et connaisseurs en certaines choses et reconnaîtraient
réciproquement leurs capacités : dans cette assemblée il faudrait faire un
choix plus restreint qui déterminerait les spécialités et les compétences de
premier ordre dans chaque parti, ce choix se ferait par l’estime et la garantie
mutuelle. Le corps législatif ainsi composé, les voix et les jugements de
chaque homme spécialement compétent devraient seuls décider dans chaque cas
particulier et l’honorabilité de tous les autres devrait être assez
grande pour que la simple convenance leur fasse abandonner le vote à
ceux-ci : de sorte que, au sens strict, la loi naîtrait de la raison des
plus raisonnables. — Maintenant ce sont les partis qui votent : et, à
chaque vote, il doit y avoir des centaines de consciences honteuses — toutes
celles des hommes mal informés, incapables de jugements, qui agissent par
imitation, que l’on traîne et entraîne. Rien n’abaisse autant la dignité d’une
loi nouvelle que la honte forcée de ce manque de probité, à quoi contraint tout
vote par partis. Mais, je l’ai déjà dit, il est facile, ridiculement facile,
d’élaborer une pareille construction : il n’y a pas de puissance assez
forte sur la terre pour la réaliser dans un sens meilleur, — à moins que la
croyance en l’utilité supérieure de la science et des savants ne
devienne évidente, même pour le plus malveillant, et que l’on ne préfère cette
croyance à la foi en le nombre. C’est dans le sens de cet avenir qu’il nous
faut dire : « Plus de respect pour l’homme compétent ! Et à bas
tous les partis ! »
322.
Après un grand événement. — Un peuple ou un homme dont l’âme a été mise au jour par un grand
événement éprouve ensuite généralement le besoin d’un enfantillage ou
d’une grossièreté, tout aussi bien par pudeur que pour se reposer.
333.
Les relations une jouissance. — Si l’esprit de renoncement pousse quelqu’un à
rechercher la solitude avec intention, il peut, lorsqu’il les goûte rarement,
transformer ses relations avec les hommes, en un mets délicat.
336.
Vouloir le bien, savoir le beau. — Il ne suffit pas d’exercer le bien, il faut
aussi l’avoir voulu et, selon le mot du poète, recevoir la divinité dans son vouloir.
Mais il ne faut pas vouloir le beau, il faut le pouvoir, avec
innocence et aveuglement, sans que Psyché y mette de sa curiosité. Que celui
qui allume sa lanterne pour trouver des hommes parfaits prenne garde à ce signe
distinctif : les hommes parfaits sont ceux qui agissent toujours à cause
du bien et aboutissent toujours au beau, sans y songer. Car, par incapacité et
défaut d’une belle âme, beaucoup de personnes bonnes et nobles, malgré leur
bonne volonté et leurs bonnes œuvres, restent d’un aspect fâcheux et sont
laides à regarder ; elles repoussent etnuisent même à la vertu par la
hideuse défroque que leur mauvais goût fait endosser à celle-ci.
344.
Involontaires figures idéales. — Le sentiment le plus pénible qu’il y ait, c’est de
découvrir que l’on est toujours pris pour quelque chose de supérieur à ce que
l’on est. Car on est toujours forcé de s’avouer : Quelque chose chez toi
est duperie et mensonge — ta parole, ton expression, ton altitude, ton regard,
ton action —, et ce quelque chose de trompeur est aussi nécessaire que l’est,
par ailleurs, ta franchise, mais il annule sans cesse l’effet et la valeur de
celle-ci.
348.
Au pays des anthropophages. — Dans la solitude le solitaire se ronge le cœur ; dans la multitude
c’est la foule qui le lui ronge. Choisis donc !
351.
Penchant perfide. — C’est le
signe d’un homme envieux, mais qui aspire à plus haut, lorsque l’on voit
quelqu’un attiré par l’idée que devant ce qui est parfait il n’y a qu’un seul
salut : l’amour.
364.
Raison de beaucoup d’humeur. — Celui qui, dans la vie, préfère le beau à l’utile, finira, comme
l’enfant qui préfère les sucreries au pain, par se gâter l’estomac et par
regarder le monde avec beaucoup d’humeur.
365.
L’excès comme remède. — On peut
reprendre goût à ses propres talents en vénérant à l’excès, pour en jouir, les
talents contraires. Employer l’excès comme remède, c’est là un des coups de
maître dans l’art de vivre.
366.
« Veuille être toi-même ! » — Les natures actives et couronnées de succès
n’agissent pas selon l’axiome « connais-toi toi-même », mais comme
s’ils voyaient se dessiner devant eux le commandement : « Veuille
être toi-même et tu seras toi-même ». — La destinée semble toujours
leur avoir laissé le choix ; tandis que les inactifs et les contemplatifs
réfléchissent, pour savoir comment ils ont fait pour choisir une fois,
le jour où ils sont entrés dans le monde.
385.
Axiomes parallèles. — L’idée
la plus sénile que l’on ait jamais eue au sujet de l’homme se trouve dans le
célèbre axiome : « le moi est toujours haïssable » ; l’idée
la plus enfantine dans cet axiome, plus célèbre encore : « aime ton
prochain comme toi-même ». — Dans le premier l’expérience des hommes a
cessé, dans le second elle n’a pas encore commencé.
386.
L’oreille qui fait défaut. — « On appartient à la populace tant que l’on fait toujours retomber
la faute sur les autres ; on est sur le chemin de la vérité lorsque l’on
ne rend responsable que soi-même ; mais le sage ne considère personne
comme coupable, ni lui-même, ni les autres. » — Qui dit cela ? —
Épictète il y a dix-huit cents ans. — On l’a entendu, mais on l’a oublié. —
Non, on ne l’a pas entendu et on ne l’a pas oublié : il y a des choses que
l’on n’oublie pas. Mais l’oreille faisait défaut pour entendre, l’oreille
d’Épictète. — Il se l’est donc dit lui-même à l’oreille ? —
Parfaitement : la sagesse, c’est le murmure du solitaire sur la place
tumultueuse.
395.
Ne pas payer trop cher. — On utilise généralement mal ce que l’on a payé trop cher, parce qu’il
s’y attache un souvenir désagréable, — et c’est ainsi que l’on a double
désavantage.
408.
La course aux enfers. — Moi
aussi, j’ai été aux enfers comme Ulysse et j’y serai souvent encore ; et
pour pouvoir parler à quelques morts, j’ai non seulement sacrifié des béliers,
je n’ai pas non plus ménagé mon propre sang. Quatre couples d’hommes ne se sont
pas refusés à moi qui sacrifiais : Épicure et Montaigne, Gœthe et Spinoza,
Platon et Rousseau, Pascal et Schopenhauer. C’est avec eux qu’il faut que je
m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire, c’est par eux que je veux
me faire donner tort et raison, et je les écouterai, lorsque, devant moi, ils
se donneront tort et raison les uns aux autres. Quoique je dise, quoi que je
décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres : c’est sur ces huit
que je fixe mes yeux et je vois les leurs fixés sur moi. — Que les vivants me
pardonnent s’ils m’apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont
pâles et attristés, inquiets, et, hélas ! tellement avides de vivre :
tandis que ceux-là m’apparaissent alors si vivants, comme si, après être
morts, ils ne pouvaient plus jamais devenir fatigués de la vie. Mais c’est l’éternelle
vivacité qui importe : que nous fait la « vie éternelle »,
et, en général, la vie !
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