NE ME RAPPELLE PAS, NE ME RAPPELLE
Ne me rappelle pas, ne me rappelle,
Ces heures aimées, ces heures enfuies,
Où mon âme fut donnée toute à toi ;
Ces heures que jamais l'on ne se cèle
Que ne s'épuise l'élan de nos vies,
Et que tienne ni mienne plus ne soient.
Pourrai-je oublier – et pourras-tu oublier,
Quand je jouais en tes cheveux d'or fin,
Comme s'animait ton cœur frémissant ?
Oh ! par mon âme, tu restes gravée,
Et tes yeux languides, ton si beau sein,
Lèvres silencieuses au souffle aimant.
Lorsque dessus mon cœur tu t'inclinais,
Ces yeux dispensaient un regard si tendre,
Mi-blâme, et qui soulevait le désir ;
Et déjà nous nous serrions près, plus près,
Nos lèvres embrasées voulaient se prendre,
Comme lorsque, d'un baiser, l'on expire.
Puis ces yeux pensifs se voulaient ombrés,
Intimant à leurs chapes de s'unir,
Sur leurs orbes d'azur, voiles baissés ;
De leurs longs liens le lustre enténébré
Au brillant de ta joue semblait nuir,
Plumage noir sur la neige lissé.
Cette nuit je rêvai vives ces heures ;
En vérité, cette pure apparence,
Dans sa fantaisie, m'était plus courtoise,
Que si je m'enflammais pour d'autres cœurs,
Pour d'autres yeux n'atteignant ta brillance
Dans le réel sauvage de l'extase.
Ne me rappelle pas, ne me redis
Ces heures qui, pour toujours en allées,
Restituent encore un rêve qui plaît,
Jusqu'à ce que nous soyons, dans l'oubli,
Insensibles tels la pierre effritée
Disant que nous ne serons plus jamais.
UNE LUTTE ENCORE, PUIS JE SUIS LIBRE
(...)
Le cœur est seul – toujours seul est le cœur !
(...)
Le Temps faiblit l'amour, mais ne la prive
De l'espoir enfui, qui la fait plus forte :
Oh ! que seront milliers d'amours vives
Pour qui ne peut délaisser l'amour morte ?
SECONDES STANCES POUR AUGUSTA
(...)
Du désert sourd fontaine jaillissante,
Du sauvage inculte in arbre s'éploie,
En la solitude un oiseau chante
Qui parle à mon esprit de toi.
TÉNÈBRES
J'eus un rêve ; il ne fut pas pleinement un rêve.
L'éclatant soleil s'était éteint, les étoiles
Erraient obscurcies parmi l'espace éternel,
Sans rayons ni chemins, et la terre glaciale
Aveugle balançait, noire dans l'air sans lune ;
L'aube fuit – vint, stérile du moindre jour.
Les hommes laissèrent leurs passions dans l'effroi
De leur désolation, où les cœurs se gelèrent
En une prière égoïste à la lumière.
Ils vécurent en veillant aux feux. Et les trônes,
Les palais des maîtres couronnés – et les huttes,
Les demeures de tous les êtres qui se logent,
Furent des phares : se consumèrent les villes,
Les hommes affluaient à l'entour de ces îles
De la clarté, pour sonder les visages autres.
Bienheureux ceux qui habitaient auprès des feux
Volcaniques, et de leurs torches montagneuses :
Le monde ne connut qu'une espérance affreuse.
On incendia les forêts – mais heure par heure
Elles s'effondrèrent – et les troncs crépitants
S'éteignaient avec un craquement. – Tout fut noir.
Les fronts humains, à la lumière sans espoir,
Prirent un aspect irréel, comme en accès
Les éclairs fondaient sur eux ; les uns s'abattaient,
Voilaient leurs larmes ; d'autres demeuraient inertes,
Le menton sur leurs poings crispés, et souriant ;
Tels s'empressaient çà et là, soucieux de nourrir
D'huile leur monceau funèbre, puis de quérir
En une inquiétude démente le ciel lourd,
Linceul d'un monde révolu ; puis, blasphémant,
Abaissaient leurs regards, sondant la poussière,
Claquaient des dents, hurlant ; et les oiseaux sauvages
Criaient et, terrifiés, frémissaient sur le sol,
L'aile inutile ; et les bêtes les plus féroces
Dociles allaient en tremblant ; jusqu'aux vipères
Rampaient afin de se tordre en la multitude,
Le sifflet impuissant – on les tua, s'en nourrit.
La guerre, qui s'était un instant suspendue,
Encore renchérit : l'on acquit des repas
Au prix du sang, chaque solitaire obstiné
S'empiffrant dans ce sombre où n'était nul amour ;
La terre en son entier n'était qu'une pensée :
Que la mort, immédiate et sans gloire ; les affres
De la faim repaissaient toute entraille – les hommes
Succombaient, chairs et os gisant sans sépulture ;
Les maigres, des maigres, tôt furent dévorés.
Jusqu'aux chiens assaillaient leurs maîtres, hors un seul,
Fidèle à un cadavre, et qui le préservait
Des bêtes et hommes affamés, pour qu'enfin
La faim les emporte, ou que les morts s'effondrant
Séduisent leurs mâchoires efflanquées ; lui-même,
Insoucieux d'aliments, d'un long gémissement,
Recoupé de cris désolés, léchait la main
Ne répondant par nulle caresse – il mourut.
La foule peu à peu périssait affamée ;
Mais deux d'une cité, énorme, survécurent :
Et ils étaient ennemis ; ils se rencontrèrent
Près des braises déclinantes d'un pieux autel
Où l'on avait amassé des choses sacrées
Pour un profane usage ; là ils rassemblèrent
Du geste tremblant de leurs squelettiques mains,
Trop froides, les faibles cendres : leur faible souffle
Leur restitua un brin de vie, fit une flamme
Qui était son propre simulacre ; ils levèrent
Les yeux comme en levait la lumière, et chacun
De l'autre vit l'aspect – vit, hurla, et mourut – ;
De par leur commune hideur même ils moururent,
Chacun d'eux ignorant sur lequel de leurs fronts
Famine marqua : Satan. Le monde était vide,
Ce populeux et puissant devint une masse,
Saison sans fleurs, ni arbres, sans hommes, sans vie – Une masse de mort – chaos d'argile brute.
Fleuves, lacs et océans s'immobilisèrent,
Rien ne troubla plus leurs profondeurs silencieuses ;
Les vaisseaux sans marins pourrissaient sur la mer,
Et leurs mâts s'écroulaient peu à peu ; engloutis,
Ils s'assoupirent dans les abysses sans houle –
Les vagues étaient mortes, marées au sépulcre,
Par l'extinction de la lune, leur souveraine ;
Les vents flétrirent dans l'air stagnant aux nuages
Péris ; mais les Ténèbres n'avaient nul besoin
D'en être secourues, devenues l'Univers.
UN FRAGMENT
Remonterais-je le fleuve de mes années,
Vers la source de nos rires et de nos pleurs,
Je ne suivrais encore le torrent des heures
Entre ses rives effondrées de fleurs fanées,
Mais voudrais qu'il aille ainsi qu'à présent – glisser
Au nombre des flots innommés.
Qu'est la mort ? – une quiétude du cœur ?
Le tout dont nous ne sommes qu'une part ?
La vie n'est que vision – ce que je vois
Parmi tout ce qui vit, seul vit pour moi,
Et par cela – les absents sont les morts,
Qui hantent notre paix, et qui déploient
Un linceul morne sur nous, revêtant
De tristes souvenirs notre repos.
Les absents sont les morts – car ils sont froids,
Ne sont plus ceux une fois entrevus ;
Et ils sont changés, las. Et lorsque même
Ceux que l'on n'oublie point n'oublient pas tout
Depuis qu'ils sont allés – n'importe si
La profonde barrière est terre, ou mer
(Les deux peut être) : un jour ce doit finir
En l'union sombre de l'inerte poussière.
Les hôtes souterrains – ne sont-ils rien
Que millions en une argile fondus ?
Cendres des milliers d'âges épandues
Là où a marché l'homme, et marchera ?
Séjournent-ils en silencieuses villes,
Chacun en sa cellule solitaire ?
Ont-ils leur propre langue ? la conscience
De leur être inerte – sombre et intense
Comme minuit en sa solitude ? Terre !
Où sont ceux passés ? pourquoi leur naissance ?
Les morts te sont des héritiers, et nous
Rien que bulles à ta surface ; la clef
De ta profondeur gît dans le sépulcre,
Portail d'ébène des antres peuplés
Où mon esprit voudrait marcher, scruter
Nos êtres défaits en choses sans nom,
Sonder les trésors enfouis, explorer
L'essence des grands cœurs qui ne sont plus.
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