jeudi 23 octobre 2025

Adieu ma chère pillule - Leopardi

 Adieu ma chère pillule - Leopardi

A André Jacopssen

Recanati 23 juin 1823 

(...) 

En vérité, mon cher ami, le monde ne connaît point ses véritables intérêts. Je  conviendrai, si l'on veut, que la vertu, comme tout ce qui est beau et tout ce qui est grand, ne soit qu'une illusion.

(...)

Dans l'amour, toutes les jouissances qu'éprouvent les ames vulgaires, ne valent pas le plaisir que donne un seul instant de ravissement et d'émotion profonde. Mais comment faire que ce sentiment soit durable, ou qu'il se renouvelle souvent dans la vie ? où trouver un coeur qui lui réponde ? Plusieurs fois j'ai évité pendant quelques jours re rencontrer l'objet qui m’avait charmé dans un songe délicieux. Je ne savais pas que ce charme aurait été détruit en s'approchant de la réalité.

Poèmes - Lord Byron

 

NE ME RAPPELLE PAS, NE ME RAPPELLE

Ne me rappelle pas, ne me rappelle,

Ces heures aimées, ces heures enfuies,

Où mon âme fut donnée toute à toi ;

Ces heures que jamais l'on ne se cèle

Que ne s'épuise l'élan de nos vies,

Et que tienne ni mienne plus ne soient.

Pourrai-je oublier – et pourras-tu oublier,

Quand je jouais en tes cheveux d'or fin,

Comme s'animait ton cœur frémissant ?

Oh ! par mon âme, tu restes gravée,

Et tes yeux languides, ton si beau sein,

Lèvres silencieuses au souffle aimant.

Lorsque dessus mon cœur tu t'inclinais,

Ces yeux dispensaient un regard si tendre,

Mi-blâme, et qui soulevait le désir ;

Et déjà nous nous serrions près, plus près,

Nos lèvres embrasées voulaient se prendre,

Comme lorsque, d'un baiser, l'on expire.

Puis ces yeux pensifs se voulaient ombrés,

Intimant à leurs chapes de s'unir,

Sur leurs orbes d'azur, voiles baissés ;

De leurs longs liens le lustre enténébré

Au brillant de ta joue semblait nuir,

Plumage noir sur la neige lissé.

Cette nuit je rêvai vives ces heures ;

En vérité, cette pure apparence,

Dans sa fantaisie, m'était plus courtoise,

Que si je m'enflammais pour d'autres cœurs,

Pour d'autres yeux n'atteignant ta brillance

Dans le réel sauvage de l'extase.

Ne me rappelle pas, ne me redis

Ces heures qui, pour toujours en allées,

Restituent encore un rêve qui plaît,

Jusqu'à ce que nous soyons, dans l'oubli,

Insensibles tels la pierre effritée

Disant que nous ne serons plus jamais.

 

UNE LUTTE ENCORE, PUIS JE SUIS LIBRE

(...)

Le cœur est seul – toujours seul est le cœur !

(...)

Le Temps faiblit l'amour, mais ne la prive

De l'espoir enfui, qui la fait plus forte :

Oh ! que seront milliers d'amours vives

Pour qui ne peut délaisser l'amour morte ?

 

SECONDES STANCES POUR AUGUSTA

(...)

Du désert sourd fontaine jaillissante,

Du sauvage inculte in arbre s'éploie,

En la solitude un oiseau chante

    Qui parle à mon esprit de toi.

 

TÉNÈBRES

J'eus un rêve ; il ne fut pas pleinement un rêve.

L'éclatant soleil s'était éteint, les étoiles

Erraient obscurcies parmi l'espace éternel,

Sans rayons ni chemins, et la terre glaciale

Aveugle balançait, noire dans l'air sans lune ;

L'aube fuit – vint, stérile du moindre jour.

Les hommes laissèrent leurs passions dans l'effroi

De leur désolation, où les cœurs se gelèrent

En une prière égoïste à la lumière.

Ils vécurent en veillant aux feux. Et les trônes,

Les palais des maîtres couronnés – et les huttes,

Les demeures de tous les êtres qui se logent,

Furent des phares : se consumèrent les villes,

Les hommes affluaient à l'entour de ces îles

De la clarté, pour sonder les visages autres.

Bienheureux ceux qui habitaient auprès des feux

Volcaniques, et de leurs torches montagneuses :

Le monde ne connut qu'une espérance affreuse.

On incendia les forêts – mais heure par heure

Elles s'effondrèrent – et les troncs crépitants

S'éteignaient avec un craquement. – Tout fut noir.

Les fronts humains, à la lumière sans espoir,

Prirent un aspect irréel, comme en accès

Les éclairs fondaient sur eux ; les uns s'abattaient,

Voilaient leurs larmes ; d'autres demeuraient inertes,

Le menton sur leurs poings crispés, et souriant ;

Tels s'empressaient çà et là, soucieux de nourrir

D'huile leur monceau funèbre, puis de quérir

En une inquiétude démente le ciel lourd,

Linceul d'un monde révolu ; puis, blasphémant,

Abaissaient leurs regards, sondant la poussière,

Claquaient des dents, hurlant ; et les oiseaux sauvages

Criaient et, terrifiés, frémissaient sur le sol,

L'aile inutile ; et les bêtes les plus féroces

Dociles allaient en tremblant ; jusqu'aux vipères

Rampaient afin de se tordre en la multitude,

Le sifflet impuissant – on les tua, s'en nourrit.

La guerre, qui s'était un instant suspendue,

Encore renchérit : l'on acquit des repas

Au prix du sang, chaque solitaire obstiné

S'empiffrant dans ce sombre où n'était nul amour ;

La terre en son entier n'était qu'une pensée :

Que la mort, immédiate et sans gloire ; les affres

De la faim repaissaient toute entraille – les hommes

Succombaient, chairs et os gisant sans sépulture ;

Les maigres, des maigres, tôt furent dévorés.

Jusqu'aux chiens assaillaient leurs maîtres, hors un seul,

Fidèle à un cadavre, et qui le préservait

Des bêtes et hommes affamés, pour qu'enfin

La faim les emporte, ou que les morts s'effondrant

Séduisent leurs mâchoires efflanquées ; lui-même,

Insoucieux d'aliments, d'un long gémissement,

Recoupé de cris désolés, léchait la main

Ne répondant par nulle caresse – il mourut.

La foule peu à peu périssait affamée ;

Mais deux d'une cité, énorme, survécurent :

Et ils étaient ennemis ; ils se rencontrèrent

Près des braises déclinantes d'un pieux autel

Où l'on avait amassé des choses sacrées

Pour un profane usage ; là ils rassemblèrent

Du geste tremblant de leurs squelettiques mains,

Trop froides, les faibles cendres : leur faible souffle

Leur restitua un brin de vie, fit une flamme

Qui était son propre simulacre ; ils levèrent

Les yeux comme en levait la lumière, et chacun

De l'autre vit l'aspect – vit, hurla, et mourut – ;

De par leur commune hideur même ils moururent,

Chacun d'eux ignorant sur lequel de leurs fronts

Famine marqua : Satan. Le monde était vide,

Ce populeux et puissant devint une masse,

Saison sans fleurs, ni arbres, sans hommes, sans vie – Une masse de mort – chaos d'argile brute.

Fleuves, lacs et océans s'immobilisèrent,

Rien ne troubla plus leurs profondeurs silencieuses ;

Les vaisseaux sans marins pourrissaient sur la mer,

Et leurs mâts s'écroulaient peu à peu ; engloutis,

Ils s'assoupirent dans les abysses sans houle –

Les vagues étaient mortes, marées au sépulcre,

Par l'extinction de la lune, leur souveraine ;

Les vents flétrirent dans l'air stagnant aux nuages

Péris ; mais les Ténèbres n'avaient nul besoin

D'en être secourues, devenues l'Univers.

 

UN FRAGMENT

Remonterais-je le fleuve de mes années,

Vers la source de nos rires et de nos pleurs,

Je ne suivrais encore le torrent des heures

Entre ses rives effondrées de fleurs fanées,

Mais voudrais qu'il aille ainsi qu'à présent – glisser

Au nombre des flots innommés.

Qu'est la mort ? – une quiétude du cœur ?

Le tout dont nous ne sommes qu'une part ?

La vie n'est que vision – ce que je vois

Parmi tout ce qui vit, seul vit pour moi,

Et par cela – les absents sont les morts,

Qui hantent notre paix, et qui déploient

Un linceul morne sur nous, revêtant

De tristes souvenirs notre repos.

Les absents sont les morts – car ils sont froids,

Ne sont plus ceux une fois entrevus ;

Et ils sont changés, las. Et lorsque même

Ceux que l'on n'oublie point n'oublient pas tout

Depuis qu'ils sont allés – n'importe si

La profonde barrière est terre, ou mer

(Les deux peut être) : un jour ce doit finir

En l'union sombre de l'inerte poussière.

Les hôtes souterrains – ne sont-ils rien

Que millions en une argile fondus ?

Cendres des milliers d'âges épandues

Là où a marché l'homme, et marchera ?

Séjournent-ils en silencieuses villes,

Chacun en sa cellule solitaire ?

Ont-ils leur propre langue ? la conscience

De leur être inerte – sombre et intense

Comme minuit en sa solitude ? Terre !

Où sont ceux passés ? pourquoi leur naissance ?

Les morts te sont des héritiers, et nous

Rien que bulles à ta surface ; la clef

De ta profondeur gît dans le sépulcre,

Portail d'ébène des antres peuplés

Où mon esprit voudrait marcher, scruter

Nos êtres défaits en choses sans nom,

Sonder les trésors enfouis, explorer

L'essence des grands cœurs qui ne sont plus.

 

 

  

   

 

dimanche 12 octobre 2025

Au hasard des rues - Virginia Woolf

Au hasard des rues - Virginia Woolf 

 

Le moment était figé, poinçonné à jamais comme un sou, entre des millions d'autres qui imperceptiblement s'écoulent. 

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Mais quand la porte se referme sur nous, tout cela s’évanouit. Le vernis que nos âmes ont sécrété pour s’y loger, pour s’y donner une forme distincte des autres, et qui leur fait comme une coquille, est craquelé, et parmi tous ces plis et ces rugosités il reste au centre une huître toute de perspicacité, un œil énorme. Comme c’est beau une rue en hiver  !

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Car l'œil possède l'étrange propriété de sélectionner la beauté ; tel un papillon, il cherche la couleur et se prélasse au soleil.

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Suis-je ici ou suis-je là ? Ou est-ce que le vrai moi n'est ni ceci ni cela, ni ici ni là-bas, mais quelque chose de si varié et de si fluctuant que c’est seulement lorsque nous donnons libre cours à ses désirs et le laissons faire sans entraves, à sa guise, que nous sommes vraiment nous même ? 

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Les images que nous voyons et les sons que nous entendons à présent n'ont en rien la qualité du passé; pas plus que nous n'avons la sérénité de l'être qui, il y a six mois, se tenait précisément là où nous nous tenons maintenant. A lui le bonheur de la mort; à nous l'insécurité de la vie. Il n'a pas de futur; dès à présent le futur envahit notre quiétude.   

dimanche 5 octobre 2025

Haïr le monde - Leïla Chaix

 Haïr le monde - Leïla Chaix

 

 Les seules religions qu'il nous reste

sont la haine de soi et des autres

la compétitivité

insta, le style, l'argent, la jalousie

et le développement personnel

de nos petites identités

 

on vit nos vies comme des selfies

vides comme des vidéos

arrêtons de nous croire nouveaux

nous serons toujours du passé

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Les artistes sont des arnaqueurs qui parfois font de l'alchimie et de la magie. Les poètes sont des gens inaptes qui entretiennent l'inaptitude, et deviennent fous de voir le monde comme un réservoir de beautés sempiternellement bafouées.

Je n'ai absolument rien à dire sur la littérature, en mots. Où ce qu'on sent et ce qu'on dit est fusionné, synchronisé, où les phrases sont des fulgurances, des émotions, des omoplates. L'écriture, c'est de la pensée ; et le corps c'est le livre. Ça induit une posture témoin, hyperactive, perchée - archer. Je tire de loin.  

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Il arrive que nous agissons et ce faisant, nous jaillissons. Il arrive qu'on fabrique la vie, qu'on arrive à faire vivre des mondes. Mais d'où sort cette puissance d'agir ? Comment l'alimenter, alors ? Désobéir.

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Haïr l'époque, la société, ne pas vouloir lui ressembler. Distinguer les individus et les gros systèmes de pensée qui les fabriquent et les absorbent. Causes d'abrutissement général ; superstructures psycho-sociales qui nous envoûtent et nous maltraitent. Technocraties ? Dieu malveillant ? Gouvernements autoritaires ? Presse diabolique ? Chacun voit l'enfer à sa porte. On a trop de mots pour dire ; pas assez de jus pou agir. Haïr le monde pour désirer faire d'autres vies.

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Le monde que j'appelle à haïr est celui qui déguise le rapt en progression naturelle. Le monde que j'appelle à haïr est enfanté chaque jour par ce processus-même, qui continue à se reproduire.

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On est maintenus prisonniers dans le dispositif carcéral et libéral des villes ouvertes et connectées.

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Nos sociétés (physiques, mentales) reposent sur le meurtre et le vol.