Bartleby ou la création – Giorgio Agamben
CHAPITRE PREMIER
Dans la troisième dissertation sur la Généalogie de la morale, Nietzsche soumet à une critique radicale la définition kantienne du beau comme plaisir désintéressé :
Kant - écrit-il - pensait faire honneur à l’art lorsqu’il donna sa préférence, en les mettant en avant, à ceux des attributs du beau qui font l’honneur de la connaissance : l’impersonnalité et l’universalité. Si ce n’était pas là au fond une erreur, ce n’est pas ici le lieu d’en discuter ; la seule chose que je veuille souligner, c’est que, comme tous les philosophes, au lieu d’envisager le problème esthétique en partant de l’expérience de l’artiste (du créateur), Kant a médité sur l’art et le beau du seul point de vue du “spectateur” et qu’il a ainsi introduit sans s’en rendre compte le spectateur lui-même dans le concept de “beau”. Si du moins les philosophes du beau avaient connu ce “spectateur” d’assez près ! c’est-à-dire comme une grande réalité, une grande expérience personnelles, comme une plénitude d’événements, de désirs, de surprises, de ravissements, intenses et singuliers dans le domaine du beau ! Mais c’est le contraire, je le crains, qui fut toujours le cas : en sorte que nous recevons d’eux des définitions où, comme dans la célèbre définition kantienne du beau, leur manque de toute expérience personnelle […]
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L’expérience de l’art qui, dans ces mots, vient au langage, n’est en aucune façon, pour Nietzsche, une esthétique. Au contraire, il s’agit précisément de purifier le concept de “beauté” de XXX, de la sensibilité du spectateur, pour considérer l’art du point de vue de son créateur. Cette purification s’accomplit donc par un renversement de la perspective traditionnelle sur l’œuvre d’art : la dimension de l’esthéticité - l’appréhension sensible par le spectateur de l’objet beau - cède la place à l’expérience créatrice de l’artiste qui ne voit dans sa propre œuvre qu’une promesse de bonheur. A l’“heure de l’ombre la plus courte”, parvenu à l’extrême limite de son destin, l’art sort de l’horizon neutre de l’esthéticité pour se reconnaître dans la “sphère d’or” de la volonté de puissance. Pygmalion, le sculpteur qui s’enflamme pour sa propre création jusqu’à désirer qu’elle n’appartienne plus à l’art, mais à la vie, est le symbole de cette rotation de l’idée de beauté désintéressée, comme dénominateur de l’art, à celle de bonheur, c’est-à-dire à l’idée d’un accroissement et d’un développement illimités des valeurs vitales, tandis que le point focal de la réflexion sur l’art se déplace, du spectateur désintéressé à l’artiste intéressé.
En pressentant ce changement, Nietzsche s’était montré, comme d’habitude, bon prophète. Si l’on confronte ce qu’il écrit dans la troisième dissertation sur la Généalogie de la morale aux expressions qu’emploie Artaud, dans la préface au Théâtre et son double, pour décrire l’agonie de la culture occidentale, on remarque, sur ce point particulièrement, une coïncidence de vues surprenante. “Ce qui nous a perdu la culture - écrit Artaud - c’est notre idée occidentale de l’art... A notre idée inerte et désintéressée de l’Art, une culture authentique oppose une idée magique et violemment égoïste, c’est-à-dire intéressée.” (2) En un sens, l’idée que l’art ne soit pas une expérience désintéressée avait été, en d’autres temps, parfaitement familière. Quand Artaud, dans Le théâtre et la peste, rappelle le décret de Scipion Nasica, le Grand Pontife qui fit raser les théâtres romains, et la furie avec laquelle Saint Augustin se déchaîne contre les jeux scéniques, responsables de la mort de l’âme, il y a dans ses propos toute la nostalgie qu’une âme comme la sienne, qui pensait que le théâtre ne valait que “par une liaison magique, atroce, avec la réalité et le danger”, devait éprouver pour une époque qui avait du théâtre une idée assez concrète et assez intéressée pour juger nécessaire - en vue du salut de l’âme et de la cité - sa destruction. Il est superflu de rappeler qu’il serait inutile aujourd’hui de chercher de telles idées, même chez les censeurs ; mais il ne sera peut-être pas inopportun de faire remarquer que la première fois qu’apparaît dans la société européenne médiévale quelque chose qui ressemble à une considération autonome du phénomène esthétique, c’est sous la forme d’une aversion et d’une répugnance envers l’art, dans les instructions de ces évêques qui, face aux innovations musicales de l'ars nova, interdisaient la modulation du chant et la fractio vocis durant les offices religieux parce que la fascination qu’elles exerçaient distrayaient les fidèles.
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CHAPITRE HUIT
Poiesis et praxis
Le moment est peut-être venu d’essayer de comprendre de façon plus originelle la phrase que nous avons utilisée dans le chapitre précédent : “l’homme a sur terre un statut poétique, c’est-à-dire pro-ductif”. Le problème du destin de l’art à notre époque nous a conduit à poser comme inséparable de lui le problème du sens de l’activité productive, du “faire” de l’homme dans son ensemble. Cette activité productive est entendue à notre époque comme praxis. Selon l’opinion courante, tout le faire de l’homme - celui de l’artiste comme celui de l’artisan, de l’ouvrier comme de l’homme politique - est praxis, c’est-à-dire manifestation d’une volonté productrice d’un effet concret. Que l’homme ait sur terre un statut productif signifierait alors que le statut de son habitation sur terre est un statut pratique.
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Une considération thématique du travail, à côté de la poiesis et de la praxis, comme l’un des modes fondamentaux de l'activité de l’homme, ne pouvait être envisagée par les Grecs, étant donné que le travail corporel exigé par les besoins vitaux était réservé aux esclaves; mais cela ne signifie pas qu’ils n’étaient pas conscients de son existence ou n’en avaient pas compris la nature. Travailler signifiait se soumettre à la nécessité, et la soumission à la nécessité, rendant l’homme égal à la bête contrainte à la perpétuelle recherche de sa subsistance, était considérée comme incompatible avec la condition d’homme libre. Comme l’a justement observé Hannah Arendt, affirmer que le travail était méprisé par l’Antiquité parce qu’il était réservé aux esclaves, est en réalité un préjugé : les Anciens faisaient le raisonnement contraire, et jugeaient que l’existence des esclaves était nécessaire à cause de la nature servile des occupations qui pourvoyaient à la subsistance vitale. Ils avaient donc compris l’un des caractères essentiels du travail, à savoir sa référence immédiate au processus biologique de la vie. En effet, tandis que la poiesis construit l’espace où l’homme trouve sa certitude et assure la liberté et la durée de son action, le présupposé du travail est, au contraire, l’existence biologique nue, le processus cyclique du corps humain, dont le métabolisme et les énergies dépendent des produits élémentaires du travail.
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