lundi 15 mai 2023

Les sept fous – Roberto Arlt

 

Les sept fous – Roberto Arlt

 

Il pensait télégraphiquement, supprimant des prépo­sitions, ce qui est énervant. Il connut des heures mortes pendant lesquelles il aurait pu commettre n’importe quel délit, sans pour autant avoir la moindre notion de sa responsabilité. Logiquement, un juge n'aurait pas com­pris un tel phénomène. Mais lui, il était déjà vide, il était une coquille d'homme mue par l’automatisme de l'habitude.

S’il travaillait toujours à la Compagnie Sucrière, ce n’était pas pour voler plus d’argent, mais parce qu’il attendait un événement extraordinaire, immensément extraordinaire, capable de donner à sa vie un tour ines­péré et de le sauver de la catastrophe qu'il voyait s'ap­procher.

Cette atmosphère de rêve et d'inquiétude qui le faisait circuler au milieu des jours comme un somnambule, Erdosain l'appelait la « zone de l'angoisse ».

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Et « cela » soulageait la vie, « cela » lui procurait un argent qui provoquait chez lui d'étranges sensations,

: parce qu’il n’avait pas à se mettre en peine pour le gagner.

Et le plus surprenant, pour Erdosain, ce n’était pas le vol, mais le fait que son visage ne révélait pas qu'il (était un voleur. Il était obligé de voler, parce qu’il n'avait qu’un maigre revenu mensuel. Quatre-vingts, cent, cent vingt pesos, ses rentrées dépendaient de la quantité d'argent qu'il encaissait. Il touchait une commission chaque fois qu’il encaissait 100 pesos.

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— Un petit moment... Je suis à vous dans un instant, répondit l'autre, et il poursuivit : Le pouvoir de cette société ne viendra pas de ce que les associés donneront, mais de ce que produiront les maisons doses reliées  chaque cellule. Quand je parle de société secrète, je ne me réfère pas au type classique, mais à une société ultra-moderne, où tous les membres et tous les adeptes auront des intérêts et percevront des bénéfices : c'est seulement ainsi que nous pourrons les attacher toujours plus aux objectifs que seuls quelques-uns connaîtront Voilà pour l'aspect commercial. Les maisons closes four­niront des revenus qui permettront de développer les croissantes réunifications de la société. Dans la Cordil1ère, nous installerons une colonie révolutionnaire. Là, les novices suivront des cours de tactique anarchiste, de propagande révolutionnaire, de génie militaire, étudieront les installations industrielles, de telle manière que, le jour où ils sortiront de la colonie, ils puissent établit n'importe où une branche de notre société... Vous me comprenez ? La société secrète aura son académie, l'Académie pour Révolutionnaires.

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Celui-ci le comprit et, se tournant vers l’Astrologue qui s'était assis sur un tabouret près du bureau, il dit :

                 Ainsi, l’une des bases de votre société sera l'obéis­sance ?...

                 Et l’industrialisme. Il faut de l'or pour capter la conscience des hommes. De même qu'il y a eu le mysticisme religieux et le mysticisme chevaleresque, il faut maintenant créer le mysticisme industriel. Faire voir à un homme qu'il est à présent aussi beau d’être le chef d’un haut fourneau qu'autrefois de découvrir un continent. Mon politicien, mon élève politicien, dans la société, sera un homme qui prétendra conquérir le bon- hoir par l'industrie. Ce révolutionnaire saura parler aussi bien de l'impression des textiles que de la démagnéti­sation de l'acier. C'est pourquoi j'ai estimé Erdosain dès que je l'ai connu. Il avait la même préoccupation que moi.

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Et vous trouvez logique de penser qu’une société révolutionnaire soit fondée sur l’exploitation du vice de la femme ?

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Nous, les hommes du milieu, nous avons une ou deux  femmes ; eux, les industriels, une foule d'êtres humains.  Comment faut-il appeler ces hommes ? Qui est le plus dénué d'âme : le propriétaire d'une maison close, ou la société des actionnaires d'une entreprise ? Et, sans aller plus loin, n'exigeait-on pas de vous que vous soyez honnête avec un salaire de 100 pesos alors que vous en transportiez 10 000 dans votre portefeuille ?

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Mais non, mon vieux, pas vous. Naturellement, j ai I tant souffert qu'à présent mon courage est caché, ratatiné. Je suis mon spectateur et je me demande : quand mon courage bondira-t-il ? Voilà l'événement que j'attends. Un jour quelque chose explosera monstrueusement en moi, et je deviendrai un autre homme. Alors,  si vous êtes vivant, j'irai vous chercher et je vous cracherai au visage.

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Le centre de sa douleur se débattait inutilement. Il ne trouvait dans son âme aucune brèche par où s'échapper. Erdosain rassemblait en lui toute la souffrance du monde, la douleur de la négation du monde. En quelle partie de la terre pouvait-on trouver un homme à la peau encore plus hérissée de plis d'amertume ? Il sentait qu'il n'était pas un homme, mais une plaie recouverte de peau qui défaillait et criait à chaque pulsation de ses veines.

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Pour tous, je suis la négation de la vie. Je suis quelque chose comme le non-être. Un homme qui n'est pas action n’existe pas. Ou existe-t-il malgré son non-être ? Il est et il n’est pas. Ces hommes qui sont là-bas, par exemple. Ils ont sûrement des femmes, des enfants, une maison. Peut-être sont-ils des misérables.

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1.         Note du commentateur : Se référant à cette époque, Erdo­sain me disait : « Je croyais que mon âme m’avait quitté pour jouir des beautés du monde, de la lumière de la lune sur la crête orange d’un nuage, et de la goutte de rosée qui tremble au-dessus d’une rose. Mais quand j'étais petit je croyais tou­jours que la vie me réservait un événement sublime et beau. Cependant, à mesure que j'examinais la vie des autres hommes, je découvrais qu’ils vivaient dans l'ennui, comme s’ils avaient habité un pays toujours pluvieux où les filets de la pluie leur laissaient au fond des pupilles des cloisons d'eau déformant leur vision des choses. Et je compris que les âmes s'agitaient sur la terre comme les poissons prisonniers dans un aquarium. De l'autre côté des vitres verdâtres, il y avait la belle vie chantante et très haute où tout aurait été différent, multiple et fort, et où les êtres nouveaux d'une création plus parfaite auraient bondi avec leurs beaux corps dans une atmosphère élastique. Alors je me disais: "C’est inutile, je dois fuir la terre.»

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L'Astrologue se tourna vers lui, très étonné. Il l'avait

oublié.

Bien sûr, cela n'arrivera pas tant que les hommes ne sauront pas d'où vient leur malheur. C'est ce qui s'est en réalité passé avec les mouvements révolution­naires à caractère économique. Le judaïsme a mis son nez dans le Débit et le Crédit du monde et a dit : « Le bonheur est en faillite parce que l'homme manque d'argent pour subvenir à ses besoins... » Alors qu’il aurait dû dire : « Le bonheur est en faillite parce que l’homme manque de dieux et de foi. »

                 Mais vous vous contredisez ! Avant, vous avez affirmé que..., objecta Erdosain.

                 Taisez-vous ! Que savez-vous de ces choses ?... Et, en y réfléchissant, je suis arrivé à la conclusion que cela était la terrible maladie métaphysique de tout homme. Le bonheur de l’humanité ne peut reposer que sur le mensonge métaphysique... Privée de ce mensonge, elle retombe dans les illusions de caractère économique... Et alors je me suis rappelé que les seuls qui pouvaient rendre le Paradis Perdu à l'humanité, c'étaient des dieux en chair et en os. Rockefeller, Morgan, Ford... et j'ai conçu un projet qui peut paraître fantastique à un esprit médiocre... J'ai constaté qu’il n’existait qu'une seule issue à l'impasse de la réalité sociale... c'était de revenir en arrière.

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Ce sera l’émondage, la taille de l’arbre humain». Une vendange que seuls les millionnaires pourront réa­liser, avec la science à leur service. Les dieux, écœurés de la réalité, ne croyant plus que la science puisse être un facteur de félicité, s'entoureront d'esclaves-tigres, provo­queront d'effroyables cataclysmes, répandront des pestes fulminantes... Pendant quelques décennies, le travail des surhommes et de leurs serviteurs consistera à détruire l'homme de mille manières, jusqu'à épuiser le monde ou presque... Et seuls quelques spécimens, quelques sous- spécimens seront conservés sur un Ilot où l'on jettera les bases d'une société nouvelle.

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— Nous y voilà... Mon but est de constituer une société secrète qui ne propage pas seulement mes idées, mais soit plutôt une école pour les futurs rois. Je sais que vous me direz que de nombreuses sociétés secrètes ont existé... et c'est vrai... toutes ont disparu parce qu'elles manquaient de bases solides, c’est-à-dire qu'elles s'ap­puyaient sur un sentiment ou sur une irréalité politique ou religieuse, en excluant toute réalité immédiate. En revanche, notre société sera fondée sur un principe plus solide et plus moderne : l'industrialisme, c'est-à-dire que la loge aura un élément de fantaisie, si on veut appeler comme ça tout ce que j'ai dit, et un autre élément posi­tif: l’industrie, qui produira de l'or.

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Le Major poursuivit, tous les regards fixés sur lui :

-  L’armée forme un Etat supérieur au sein d’une société inférieure, puisque nous sommes la force spéci­fique du pays. Cependant, nous sommes soumis aux déci­sions du gouvernement... Et le pouvoir, qui le consti­tue ?... Le pouvoir législatif et l'exécutif... c’est-à-dire des hommes élus par des partis politiques informes... Et quels représentants, messieurs ! Vous savez mieux que moi que pour être député il faut avoir fait carrière dans le mensonge ; avoir débuté comme un bon à rien de comité avoir tramé des combines et frayé avec des voyous de tous acabits ; bref, avoir mené une existence en marge du code et de la vérité. Je ne sais si cela se produit dans des pays plus civilisés que les nôtres, mais ici c'est comme ça. Dans notre chambre des députés, dans notre sénat, on trouve des individus accusés d'usure et d'homicide, des bandits vendus à des entreprises étran­gères, des êtres d'une ignorance si crasse que le parle­mentarisme a produit ici la comédie la plus grotesque qui ait pu avilir un pays. Les élections présidentielles se font grâce à des capitaux nord-américains, moyennant la promesse d'octroyer des concessions à une entreprise dont l'intérêt est d'exploiter nos richesses nationales. Je n'exagère pas quand je dis que la lutte des partis poli­tiques dans notre patrie n'est rien d'autre qu'une bagarre entre des commerçants qui veulent vendre le pays au plus offrant.

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Le Major passa un mouchoir sur ses lèvres et poursuivit :

— Je suis heureux de constater que mes paroles éveillent de l'intérêt. Beaucoup de jeunes officiers pensent comme moi. Nous comptons même sur quelques nouveaux généraux... Ce qu'il faut, ne soyez pas surpris par ce que je vais vous dire, c’est donner à la société une apparence complètement communiste. Je vous dis cela parce que k communisme n'existe pas ici, et que l’on ne peut appeler communistes ce ramassis de menuisiers qui déblatèrent sur la sociologie dans un quartier où personne ne salue personne. Je tiens à vous expliquer clairement ma pen­sée. Toute société secrète est un cancer dans la collec­tivité. Ses fonctions mystérieuses déséquilibrent le fonc­tionnement de cette dernière. Eh bien, nous, les chefs, nous donnerons à nos cellules un caractère complètement bolchevique. (Ce mot était prononcé ici pour la première fois, et involontairement tous se regardèrent.) Cette appa­rence attirera de nombreux désaxés, et par conséquent entraînera la multiplication des cellules. Nous créerons ainsi un corps révolutionnaire fictif. Nous cultiverons tout spécialement les attentats terroristes. Un attentat qui remporte un certain succès éveille toutes les cons­ciences obscures et féroces de la société. Si, dans l’inter­valle d'un an, nous répétons les attentats en les accompa­gnant de proclamations anti-sociales qui incitent le prolétariat à créer des « soviets »... savez-vous ce que nous aurons obtenu ? Quelque chose de simple et d'admi­rable. Créer dans le pays l’inquiétude révolutionnaire. L' « inquiétude révolutionnaire », je la définirais comme un malaise collectif qui n’ose pas exprimer ses désirs ;

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Le Major écarta ses bottes d'un rayon de soleil et poursuivit :

                 Oui, nous autres militaires, nous interviendrons. Nous dirons que, étant donné le peu de capacité du gou­vernement à défendre les institutions de la patrie, le capital et la famille, nous nous emparons de l’Etat en proclamant une dictature transitoire. Toutes les dicta­tures sont transitoires, pour inspirer confiance. Les capi­talistes bourgeois, et en particulier les gouvernements étrangers conservateurs, reconnaîtront immédiatement le nouvel état de choses. Nous accuserons le gouverne­ment des Soviets de nous obliger à assumer une telle attitude, et nous fusillerons quelques pauvres diables auxquels on aura fait avouer qu’ils fabriquaient des bombes. Nous supprimerons les deux chambres, et le budget du pays sera réduit au minimum. On mettra l’ad­ministration de l'Etat entre les mains de l'administration militaire. Le pays atteindra ainsi une grandeur sans précédent.

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Dans le fond, c'est vrai. L'or existe... Il faut le trouver, voilà tout. Réjouissez-vous que l'on mette tout en œuvre pour aller l’exploiter. Croyez-vous peut-être que ces abrutis se remueraient s'ils n'y étaient pas pous­sés par des mensonges extraordinaires ? Ah ! Combien de fois y ai-je pensé ! Voilà ce qu'il y a de grandiose dans la théorie de l'Astrologue : les hommes ne sont ébranlés que par des mensonges. Lui, il donne au faux la consis­tance du vrai ; des gens qui n'auraient jamais remué le petit doigt pour faire quoi que ce soit, des types détruits par toutes les désillusions revivent grâce à la vérité de ses mensonges. Que souhaitez-vous de plus grand ? Vous voyez bien que dans la réalité il se passe la même chose, et personne n’y trouve à redire. Oui, tout n'est qu'apparence... rendez-vous compte... Il n'est aucun homme qui n’admette les petits mensonges stu­pides qui régissent le fonctionnement de notre société. Quel est le péché de l'Astrologue ? Remplacer un men­songe insignifiant par un mensonge éloquent, énorme, transcendantal. L'Astrologue, avec ses tromperies, nous parait un homme extraordinaire, et il ne l'est pas... et il l'est... Il l'est... parce qu'il ne tire aucun profit personnel de ses mensonges, et il ne l'est pas, parce qu'il ne fait qu'appliquer un vieux principe mis en usage par tous les escrocs et tous les réformateurs de l’humanité. Si l'on écrit un jour l'histoire de cet homme, ceux qui la liront avec un peu de sang-froid se diront : il était grand, parce que pour réaliser ses idéaux il n'utilisait que des moyens à la portée du premier charlatan venu. Et ce qui nous paraît romanesque et inquiétant, c'est seule­ment l'effroi des esprits faibles et médiocres qui ne croient au succès que lorsque les moyens pour l’atteindre sont mystérieux, complexes et difficiles. Néanmoins, vous devriez savoir que les grands actes sont simples, comme la preuve de l'œuf de Colomb.

                 La vérité du mensonge ?

                 Exactement. Le problème, c'est que nous n'avons pas le courage de nous lancer dans des entreprises énormes. Nous nous imaginons que l'administration d'un Etat est plus compliquée que celle d'un modeste foyer, et nous mettons dans la réalité trop de romanesque, trop de romantisme idiot.

            Mais vous, en toute conscience, vous sentez, je veux

dire, la réalité vous donne l'impression que nous allons

réussir ?

 

 

 

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