Journal littéraire - choix de pages - Paul Léautaud
18 mai 1899
Affreux de revenir vivre dans un endroit où on a vécu. Affreux et horrible. Un vrai supplice moral. On a qu'une idée : fuir.
2 juillet 1899
La phrase doit être entière, d'une seule ligne, je veux dire non coupée par des points et virgule, ponctuation qui ne correspondent à rien : autant commencer une autre phrase.
S'appliquer aux phrases longues, qui permettent seules l'harmonie. Cela, d'ailleurs, m'est plutôt aisé.
16 décembre 1902
C'est une meilleure méthode, en ce sens qu'on se trouve moins porté à faire de la rhétorique. Il faut s'apprendre à écrire en silence, se force à se taire.
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Je rêvais d’écrire des poèmes définitifs : La Couronne, Danseuses, Hôpital, Le Poème, et quelques autres, deux cents vers au plus, mais des vers ! ! !; Il y a eu comme cela une crise élégiaque (17 à 20 ans), - la crise poétique (et un peu romans et nouvelles) (20 à 25 ans), - la crise philosophique (Taine, Renan, Barrès) (25 à 28 ou 29 ans), - puis j’ai commencé à être un peu moi-même (article sur Tinan), la besogne des Poètes d’aujourd’hui m’a nettoyé, la lecture assidue et amoureuse de Stendhal, une lecture plus profonde, plus studieuse qu’autrefois, m’a éclairé, de longues réflexions.
6 mai 1903
Je relisais ce matin dans la Vie de Henri Brulard le passage du « moment du génie. »
25 août 1903
Qu’elle est jolie quand elle est heureuse ! (Non, non elle n’était pas jolie. Toujours la même histoire : l’effet de l’illusion amoureuse. ON n’est pas jolie quand on est aussi sotte. La beauté sans esprit n’est pas la beauté. Mieux vaut une laide avec de l’esprit. Même dans certaine occupation, l’esprit a son intérêt. Lamour dans la bêtise est un piètre amour.)
5 janvier 1904
Combien j’aime mieux la chambre simple et même pas ornée de l’amateur qui note ses idées, selon qu’elles lui viennent, sans souci de faire des phrases, et qui n’a que quelques livres mais qu’il a lus. Homme de lettres : ce n’est pas loin aujourd’hui d’homme de peine.
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Ce n’est pas qu’on soit très tard, non, c’est bien ce que je dis, il faut beaucoup de temps avant de se décider à se montrer tel qu’on est, délivré du souci de ce qui est admiré et qu’avant on cherchait naïvement à imiter, se forçant à le trouver bien, malgré la secrète différence que l’on en sentait avec soi.
16 avril 1904
Il faut avoir le goût de ses idées, mêmes fausses ou déplaisantes.
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Je venais de lire tout Stendhal, je venais de réfléchir intensément sur mes lectures, je commençais à me trouver, un goût me venait pour mes idées, un j’m’en fichisme pour les idées d’autrui, je perdais la paralysie qu’est l’admiration, etc., etc.
17 juin 1904
La facilité avec laquelle je les ai quittés, l’absolu néant de leur influence sui moi, encore que je ne croie à l’influence d’aucuns livres, et toute cette ressemblance entre le moi d’aujourd’hui et le moi d’alors, prouvent bien qu’ils ne furent que cela, des passe-temps, des essais, etc.
11 septembre 1904
Avec le caractère, les goûts et les idées que j’ai, et ma nervosité excessive, c’est encore la solitude qui me convient le mieux. Seulement, il y faut bien quelques plaisirs. Or, je commence à chercher les miens. Ecrire ? J’ai dit souvent ce qu’il en est. Lire ? à part dix ou quinze livres, le reste m’assomme.
20 mai 1905
On n’est soi vraiment que dans les moments de sentiments vifs. En individus, en sentiments et en œuvres, il n’y a que l’excessif qui compte.
31 mai 1905
Etre l’homme de son cœur, disait Chamfort. Etre l’homme de son esprit, dirais-je aussi. Les deux n’en font qu’un, peut-être. Chamfort ! Il a des mots, des expressions qui sont toutes modernes. Il est tout à fait à la mesure de notre sensibilité actuelle. Epongez la vie, comme c’est bien. Il y a du Chamfort chez quelques écrivains actuels, des jeunes.
30 août 1905
Je disais à Gourmont que ces écrits sont selon moi est de surprendre des gestes, des morts, des traits, d’apprendre des histoires sur les gens, des choses cachées, en notant tout ce qu’on voir, entend ou apprend et en le racontant ensuite, qu’il y a là selon moi une grande jouissance d’esprit, on voit le don vrai des individus, que si j’étais riche et libre j’aurais passé ma vie à cela…
19 septembre 1905
Je lui ai avoué que je n’en sais rien, et que, d’autre part, comme j’aime à écrire, il me faut bien écrire sur des choses vraies, incapables que je suis de rien inventer, que je n’aime au reste que les choses vraies. Cela nous a amené à parler de l’éducation et de ses résultats : il y a ceux qui en gardent la marque parce qu’ils n’ont aucune existence propre et qui subissent cela comme il auraient subi autre chose, ceux qui en gardent la marque avec hypocrisie, gardant leur vraie nature mais la dissimulant, enfin ceux sur qui l’éducation ne fait rien, parce qu’ils ont une individualité très forte. Nous concluons que l’éducation a, en général, peu d’effet, qu’on reste l’individu qu’on est et que s’il y a une influence qui compte, c’est bien plutôt celle du milieu dans lequel on vit. Encore n’en suis-je pas du tout sûr pour ma part. Une personnalité fortement marquée peut continuer à être réfractaire à tout, jusqu’au bout.
4 avril 1906
Je n’ai vécu que pour écrire. Je n’ai senti, vu, entendu les choses, les sentiments, les gens, que pour écrire. J’ai préféré cela au bonheur matériel, aux réputations faciles. J’ay ai même souvent sacrifié mon plaisir du moment, mes plus secrets bonheurs et affections, même le bonheur de quelques êtres, devant le chagrin desquels je n’ai pas reculé, pour écrire ce qui me faisait plaisir à écrire. Je garde tout cela un profond bonheur.
20 janvier 1908
A ce sujet, je me demande quel est exactement mon genre d’esprit ? L’esprit de mots ? Ou un certain don de raconter en amusant, avec naturel et franchise ? Un peu le premier.
9 juin 1908
En réalité, Gourmont est comme nous tous. Il fait la critique de ses idées avec les idées des autres. Il apporte même en plus une grande facilité à les modifier quelquefois du tout au tout.
11 aout 1913
Je pense, depuis quelques jours, que Rousseau et après lui Chateaubriand ont fait beaucoup de mal à la littérature. C’est d’eux que nous viennent tous nos phraseurs. Ils ont ôté le naturel dans le style comme dans les sentiments. Ils ont créé une pose, une attitude aussi bien de forme, d’expression, que d’esprit. Il est peut-être vrai qu’ils ont créé certains sentiments, certains « états d’âme », comme disent les beaux parleurs.
20 juin 1922
C’est un écrivain de marque, Gide, qui a un ton, un style, une façon de sentir et de voir à lui, et des sujets à lui et qui le tiennent de près, semblables au possible à son esprit et à sa personne. Ce petit volume de morceaux choisis est excellent pour le connaître et le faire apprécier. N’importe. J’ai beau le trouver fort bien. Ce n’est pas mon genre, ni comme fond ni comme forme. Il me faut plus de vivacité et de spontanéité, plus d’extérieur, il me semble que je pourrais résumer en disant : moins d’art. Ce qui ne n’empêche pas de penser que la littérature de Gide est plus rare et peut-être supérieure à ce que je préfère.
23 juillet 1922
Cette différence qu’on voit souvent chez un même auteur entre le style de ses lettres, le style de son Journal, s’il en tient un, et le style de ses articles, de ses livres, est tout de même une chose curieuse. On ne peut nier que le premier est supérieur au second, avec tout l’intérêt du naturel, du vrai et de la spontanéité. On ne peut nier que dès que nous écrivons un article, un livre, pour le public, en un mot, nous faisons tous plus ou moins de la rhétorique, nous avons tous quelque chose d’apprêté, même ceux de nous qui sont les plus simples
24 septembre 1926
Quand je dis : beauté morale (mots qui me déplaisent souverainement), j’entends maque d’hypocrisie, franchise, indépendance d’esprit, désintéressement du jugement d’autrui, tout ce que les sots appellent cynisme et perversion.
5 août 1944
On vérifie son intelligence, son savoir, sur la bêtise, les erreurs d’autrui
11 février 1948
Qu’est-ce que la littérature ? qu’est-ce qu’écrire ? qu’il s’agisse de vers, de prose. Une maladie, une folie, une divagation, un délire – sans compter une prétention !!! Un homme sain, à l’esprit sain, solidement posé, solide dans sa vie, n’écrit pas, ne penserait même pas à écrire. À y regarder d’encore plus près, la littérature, écrire, sont de purs enfantillages. Il n’y a qu’un genre de vie humaine qui se tienne, s’explique, se justifie, vaille et rime à quelque chose: la vie paysanne.