Mémoires de ma vie - Leopardi
Quand on conçoit quelque amour, le monde entier disparaît à nos yeux, on ne voit plus que l’objet aime, on se trouve au milieu de la foule, des conversations, etc. comme si l’on se trouvait seul, ailleurs, et faisant ces gestes que vous inspire une pensée toujours présente et impérieuse, sans se soucier de l’étonnement ni du mépris des autres ; on oublie tout ; tout devient ennui, etc. hormis cette seule idée et ce seul spectacle. Je n’ai jamais rien éprouvé qui détourne notre esprit de ce qui nous entoure aussi puissamment que l'amour ; je veux dire, lorsque l’objet aimé est absent, car en sa présence il n?est pas besoin de préciser ce qui arrive, excepté parfois cette grande angoisse à quoi l’amour pourrait sans doute être comparé . (zib 59, 1)
Je suis toujours écœuré de la sottise des hommes et de toutes les petitesses, toutes les misères, tous les ridicules que je vois faire et entends dire, surtout à ceux avec qui je vis, ,et qui en regorgent Mais je n’ai jamais éprouvé à ce propos une répulsion aussi horrible, aussi littéralement torturante (telle une envie de vomir), que lorsque je me sentais quelque amour ou quelque idée d’amour : il me fallait alors me rencogner à chaque instant en moi-même, étant devenu beaucoup plus sensible que de coutume à la moindre petitesse, bassesse ou .grossièreté, en actes ou en paroles, morale ou physique, ou même simplement philologique, comme les bons mots imbéciles, les bavardages insipides, les plaisanteries stupides, les tournures grossières, et cent autres trivialités du même ordre. (Zib., 59, 2.)
Bien que le reste du monde fut pour moi comme mort, je ne me suis jamais senti autant vivre qu’en aimant. L’amour est la vie et le principe vivifiant de la nature, comme la haine en est le principe destructeur et mortel. Les êtres sont faits pour s’aimer réciproquement, et c’est de là que naît la vie. Lorsqu’on se hait, bien que nombre de haines soient aussi naturelles, il se produit l’effet contraire, c’est-à-dire des destructions réciproques, et celui qui hait se verra lui-même rongé et consumé intérieurement. (Zib., 59,3)
Nombreux sont ceux qui, de la lecture des romans ou des livres sentimentaux, etc., acquièrent une fausse sensibilité alors qu’ils en étaient dépourvus, ou bien corrompent la vraie sensibilité qu’ils possédaient. Pour ma part, toujours ennemi juré de l’affectation surtout pour tout ce qui relève des effets de l'âme et du cœur, je me suis bien gardé de contracter cette sorte de maladie et j’ai toujours cherché à laisser la nature parfaitement libre, spontanée, agissante, etc. En tout cas je me suis aperçu que la lecture des livres n’a vraiment jamais produit chez moi des passions ou des sentiments que je ne possédais pas, ni aucun de leurs effets qui, sans ces lectures, n’aurait pu naître tout seul. Cependant elle les a accélérés et aidés à se développer plus vite ; en somme, comme je savais où cette passion, cette émotion, ce sentiment que j’éprouvais devait aboutir, tout en laissant entièrement faire la nature, je trouvais la voie libre et pouvais la parcourir plus rapidement.
Par exemple, en amour, le désespoir m'a porté plus d'une fois à désirer vivement me tuer : il m'y aurait porté sans nul doute de lui-même, et je sentais que ce désir venait du cœur, était inné et que je ne l'avais pas emprunté, mais je m'apercevais bien aussi que s'il se manifestait si tôt, c'était à cause de la lecture récente de Werther, où j'avais appris que cette sorte d'amour finissait ainsi. Bref, le désespoir avait beau me porter à cette extrémité, si j'avais été novice en la matière, ce désir ne me serait pas pas venu à l'esprit aussi vite, et j'aurais dû en quelque sorte l'inventer, alors que, fuyant pourtant de toutes mes forces toute imitation, etc., je le trouvais déjà tout prêt . (Zib., 64, 2.)
Dans mon immense ennui de vivre et mon état d’abattement général, lorsque je connaissais quelque soulagement ou quelque répit, je me mettais à pleurer sur le sort de l’homme et sur la misère du monde. Je songeais alors : je pleure parce que je suis plus heureux; en effet, le néant des choses me laissait la force de me lamenter, mais quand je le ressentais davantage et qu’il m’envahissait tout entier, il m’ôtait jusqu’à la force de m’en plaindre . (Zib., 84, 2.)
Alors que j’étais dégoûté de la vie, privé de toute espérance et si désireux de la mort que je me désespérais de ne pouvoir mourir, je reçois une lettre d’un ami qui, voyant en moi un homme d’une intelligence supérieure et d’une grande réputation, m’avait toujours exhorté à espérer en l’avenir et supplié de vivre en m’assurant que je connaîtrai la grandeur et apporterai la gloire à l’Italie. Dans cette lettre , écrite à Plaisance, le 18 juin, il me disait qu’il ne concevait que trop bien mes misères ; que si Dieu m’envoyait la mort, je devais la recevoir comme un bien ; et qu’en raison de l’amour qu’il me portait, il l’espérait prochaine pour lui comme pour moi. Le croira-t-on ? Au lieu de me détacher encore un peu plus de la vie, cette lettre m’a rendu le goût de ce à quoi j'avais déjà renoncé : repensant à mes anciens espoirs, aux encouragements et aux présages formulés par mon ami qui aujourd’hui ne semblait pas plus se soucier de les voir vérifiés que de la grandeur qu'il m’avait promise ; retrouvant par hasard mes papiers et mes écrits ; et me remémorant mon enfance, les pensées, les désirs, les heureuses perspectives et les occupations de mon adolescence, j’eus le cœur si serré qu’il me fut impossible de renoncer à l’espérance. Et si, alors, la mort me fit frémir, ce n’est pas en tant que mort, mais en tant qu’elle eût réduit à néant ces belles aspirations d’autrefois. Cependant cette lettre ne m’avait rien appris que ce que je me répétais chaque jour et elle s’accordait tout à fait avec mon point de vue. Voici les raisons que je trouve à cet effet : 1. Ce qui, vu de loin paraît tolérable, change d’aspect en se rapprochant Cette lettre et le souhait qu’elle contenait me jetaient comme dans une sorte de terreur superstitieuse, comme si tout se resserrait autour de moi et que la mort s’approchait réellement Alors que, vue de loin, elle m’avait paru tout à fait tolérable, et même la seule chose souhaitable, de près, elle me semblait particulièrement douloureuse et terrifiante. 2. Je considérais ce désir de la mort comme un désir héroïque. Je savais bien qu’en effet il ne me restait rien d’autre, mais pourtant je me complaisais dans l’idée de la mort comme dans quelque chose d’imaginaire. (...) (26 juin 1820.) (Zib., 137,1 - 140.)
Pour l’art d’écrire, la lecture est comme l’expérience pour l’art de vivre dans le monde et de connaître les hommes et les choses. Étendez et appliquez cette observation, notamment à vos résultats dans l’étude de la langue et du style, et vous verrez que la lecture a produit chez vous le même effet que l’expérience par rapport au monde. (22 août 1820.) (Zib, 222,2.)
Comme on peut le remarquer, un homme extrêmement malheureux ou découragé de la vie et qui a déjà abandonné et pleuré l’espoir de son propre bonheur sans être pour autant réduit à ce désespoir qui ne s’apaise qu’avec la mort, sera porté naturellement et sans aucun effort à rendre service et à faire du bien aux autres, même à des individus qui lui sont complètement indifférents, voire odieux. Ce n’est pas là une marque d’héroïsme, car celui qui est dans un tel marasme n’a plus aucune force d’âme ; mais comme il n’a plus d’intérêt ni d’espérance pour lui-même, il les reporte en fait sur les affaires d’autrui et cherche ainsi à se remplir l’âme, à l’occuper et à lui rendre les deux sentiments que je viens de mentionner, autrement dit le souci de quelque chose, donc un but et un espoir sans lesquels la vie n’est pas la vie, s’ignore et manque de conscience de soi-même. Quand l’homme se trouve dans de telles circonstances, désespéré non jusqu’à se haïr, ce qui est la férocité du désespoir, mais à se désintéresser de lui-même et à s’exclure de la sphère de ses pensées, non seulement il éprouve de la satisfaction à aider les autres, mais, même dans le cas, comme je l’ai dit, de gens indifférents, il s’émeut pour leurs affaires, s’oblige à les seconder, etc. ; et bien que ses élans manquent d’énergie, car son âme est devenue incapable de sentiment vif et fort, il n’a jamais été auparavant aussi sensible au bien d’autrui. Cela peut aussi se produire dès que l’homme est tombé dans cet état, et c’est alors comme une mutation brusque qui s’opère en lui, même s’il est gâté par l’égoïsme. En somme la personne d’autrui se substitue presque entièrement dans son âme à la sienne propre, qui a disparu et dont il ne fait aucun cas, car elle ne peut plus rien espérer, n’est plus capable du bonheur sans lequel la vie manque son accomplissement et son but. Le désir, le souci, l’espérance du bonheur, qui ne peuvent plus le concerner puisqu’il a reconnu son bonheur comme impossible, se laisseraient chercher en vain, ne suffisant plus à son âme ; ils se retournent vers la félicité d’autrui, spontanément, sans ombre d’héroïsme. Et cette âme, qui est moralement morte dans la mesure où elle n’a plus pour but le bonheur, renaît certes à une vie languissante, mais n’en renaît et n’en vit pas moins en autrui, c’est-à-dire dans le but du bonheur d’autrui, devenu son propre but. Il en va alors comme de ces malades au sang corrompu et malsain, et donc incapables de vivre, que certains médecins vidaient, ou se proposaient de vider, de leur sang et tentaient de remettre sur pied en leur transfusant le sang d’un autre homme ou de quelque animal : on changeait la personne, on transformait celle qui ne pouvait plus vivre en une autre qui en fût capable, conservant ainsi la vie de quelqu’un qui par soi-même était inapte à la vie.
Cette attitude morale a encore une autre raison. Prenons le cas où l’homme, bien que désespéré, ne se hait pas. Cela se produit le plus souvent, non pas, comme on pourrait le croire, avant qu’il ne commence à se haïr, mais après qu’il s’est haï au plus haut degré : cette haine s’est avérée vaine, son amour-propre, après avoir tenté par tous les moyens de se satisfaire, en est ressorti totalement mortifié, son âme, à bout de forces, se résout au calme de l’épuisement et perd toute capacité à éprouver un sentiment intense. Donc l’homme qui, sans pour autant se haïr, se considère lui-même ainsi que sa propre vie comme inutiles, éprouve quelque plaisir, quelque satisfaction, quelque consolation — certes fort mince — à trouver où s’employer et employer sa vie, qui autrement ne servirait plus à rien. Et tout usage de lui-même et de cette vie auparavant rejetée pour son inutilité absolue, bien qu’il ne lui rapporte rien, bien que lui-même ne soit plus accessible aux illusions et ne se croie plus bon à grand-chose, n’en a pas moins le don de le réconforter : il s’estime un peu moins inutile ; ou du moins, et c’est plutôt là, la vérité, il a l’impression d’avoir tout de même employé et non complètement dilapidé ce qui lui restait d’existence et de force vitale et matérielle. (5 février 1821.) ( Zib., 614, 2 - 617.)
Nous ne vivons que pour perdre et pour nous détacher. Mme de Lambert, lieu cité ci-dessus, p. 145, à la moitié du Traité de la vieillesse. C’est ainsi. Chaque jour, nous perdons quelque chose, c’est-à-dire que périt ou s’affaiblit quelque illusion, et les illusions sont notre unique avoir. L’expérience et la vérité nous dépouillent tous les jours de l’une de nos possessions. On ne vit que dans la déperdition L’homme naît riche en tout; il s’appauvrit en grandissant, et parvenu à la vieillesse il se trouve presque sans rien. L’enfant est plus riche que le jeune homme ; ou plutôt, il a tout Fût-il le plus pauvre, le plus démuni, le plus malchanceux, il a plus que le jeune homme le plus fortuné. L’homme jeune est plus riche que l’homme mûr, la maturité plus riche que la vieillesse. Mais madame de Lambert dit cela dans un autre sens, c’est-à-dire par rapport à des pertes prétendument réelles, qui se produiraient avec l’âge (9 février 1821.). Or, comme on ne possède réellement rien, on ne saurait rien perdre. Cependant, de cet autre point de vue, ce propos est vrai par rapport à la condition présente des hommes, de l’esprit humain et de la société. (10 février 1821.) (Zib., 636,2.)
L’usage et l’effet les meilleurs de la raison et de la réflexion, c’est de détruire ou d’amoindrir chez l’homme la raison et la réflexion, ainsi que leur usage et leurs effets. (13 juin 1821) (Zib., 1163, 1.)
On peut également voir dans les effets de la lecture comment chez les- êtres vivants tout est affaire d’accoutumance. Un homme devient éloquent à force de lire des livres, éloquents ; inventif, original, penseur, mathématicien, raisonneur,-poète, à force etc. Développer cette pensée en l’illustrant de mon exemple personnel et en la différenciant selon les degrés d’adaptabilité et de plasticité naturelles ou acquises des individus. Ces romanciers, dont la fécondité, etc. dans l’invention nous étonne, ont pour la plupart lu une grande quantité de romans, de récits, etc. et par suite leur imagination a acquis une faculté que tout esprit, dans des circonstances extérieures équivalentes et indépendantes de sa nature, serait capable d’acquérir, à un degré pour le moins comparable. (21 août 1821.) (Zib., 1540, 1 - 1541.)
L’homme le plus savant, le plus érudit, le plus lettré, doté du goût et du jugement le plus fin, de l’esprit le plus fécond, etc. mais peu habitué à converser, saura écrire les textes les plus riches et les plus remarquables, mais ne saura même pas parler du sujet de ses études. Et ce, non seulement parce qu’il est intimidé, mais parce que les mots et les idées viendront réellement à lui manquer. Chez l’homme, tout est affaire d’entraînement. Il est courant de voir des hommes d’étude incapables de parler, précisément parce qu’étant accoutumés à étudier, ils n’ont pas l’habitude de parler, mais de se taire. En outre, ils contractent souvent, et notamment pour cette raison, un caractère taciturne, acquis lui aussi. D’ailleurs, ils se trompent fort ceux qui, devant quelqu’un qui reste muet, en déduisent qu’il est incapable de penser ou qu’il est inculte. On peut parler comme un niais, tenir les propos les plus ternes et superficiels, et être le premier savant, penseur ou écrivain du monde . (2 septembre 1821.) (Zib., 1610, 2 -1611.)
Cela semble absurde, mais il est vrai que l’homme sans doute le plus susceptible de tomber dans l’indifférence et l’insensibilité - donc dans cette forme de méchanceté qui découle de la froideur du caractère - c’est l’homme sensible, plein d’enthousiasme et d’activité intérieure, et ce en proportion exacte de sa propre sensibilité, etc. Cela se vérifie surtout s’il est malheureux et dans ces époques où la vie extérieure ne correspond pas à la vie intérieure et ne lui donne aucun aliment ni aucun objet, où la vertu et l’héroïsme se sont évanouis et où l’homme de sentiment, d’imagination et d’enthousiasme est aussitôt désabusé. La vie extérieure des anciens entraînait si puissamment les grands esprits dans son tourbillon qu’elle finissait plutôt par les engloutir que par se laisser épuiser. Aujourd’hui un homme tel que je l’ai présenté, du fait même de son exceptionnelle sensibilité, épuise la vie en un instant. Cela fait, il reste vide, profondément et durablement désabusé parce qu’il a tout éprouvé profondément et intensément. Il ne s’est pas arrêté à la surface des choses, il ne s’y enfonce pas peu à peu, mais arrivé d’un coup au fond, il a tout embrassé et tout rejeté comme réellement indigne et frivole. Il ne lui reste alors rien d’autre à voir, à expérimenter, à espérer. On voit donc des esprits médiocres, et certains autres sensibles et vifs jusqu'à un certain point, conserver longtemps, voire toujours leur sensibilité, rester susceptibles d'émotions, capables de souci et de sacrifice pour autrui, mécontents du monde, mais espérant en être satisfait un jour, ouverts à l'idée de la vertu, et enclins à lui accorder encore quelque valeur, etc. (Ils n'ont pas encore perdu l'espoir du bonheur). En revanche, les grands esprits dont j'ai parlé, tombent à partir de leur jeunesse dans une indifférence, un abattement, une insensibilité mortelle irrémédiable, qui engendre un égoïsme insouciant, une immense incapacité à aimer, etc. La sensibilité et l'ardeur de l'âme sont ainsi faites que si l'homme ne trouve pas sa pâture dans les choses qui l'entourent, il se consume lui-même, se détruit et se perd en peu de temps, ce qui l'abaisse au-dessous du niveau de la grandeur d'âme ordinaire dans la même proportion qu'auparavant il se tenait au-dessus. Mais la sensibilité médiocre se maintient, parce qu'elle n'a besoin que de peu d'aliment. Ainsi les grandes vertus ne sont-elles point faites pour notre temps. (7 septembre 1821.) (Zib, 1648, 1 - 1650.)
Pour compléter la page 1880. L’homme, pour dispersé qu’il soit, vit toujours davantage avec lui-même qu’avec autrui, fut-ce une seule personne, et par conséquent il est plus habitué à ses qualités propres qu’à celles de n’importe qui d’autre. Aussi n’est-il point pour lui de qualité humaine plus extraordinaire que celles qui sont contraires aux siennes propres. Il est vrai que cet effet varie en proportion de la plus ou moins grande fréquentation que l’homme entretient avec lui-même ou avec la société.
D’ailleurs, il est connu que l’on juge toujours plus ou moins les autres d’après soi-même ; que dans la mesure où on est philosophe, que l’on connaît le monde et qu’on s’est comme oublié soi-même, on revient toujours là ; que le vicieux ne croit pas à la vertu, ni le vertueux au vice ; que selon les transformations auxquelles est sujet le caractère de chaque individu, se diversifient le jugement et l’idée habituelle qu’il forme des autres, etc.
De même que j’ai signalé que la méchanceté fait sur l’homme vertueux l’effet d’une sorte de grâce, on peut et doit en dire autant de la vertu par rapport à l’homme pervers ou mauvais, etc. (12 octobre 1821.) (Zib., 1903, 2.)
De même que les jeunes gens ne sont jamais convaincus d’une vérité avant d’en avoir fait l’expérience, de même les parents et ceux qui ont soin de la jeunesse (malgré la preuve qu’ils en ont dans leur for intérieur) ne sont jamais convaincus que l’enseignement ne puisse chez les jeunes remplacer l’expérience. Ils ne s’en convainquent selon moi qu’après en avoir fait à leur tour l’expérience ; et malheureusement (comme les gens d’esprit et de talent aisés à convaincre et s’adaptant facilement sont rares) une, deux ou trois expériences ne leur suffissent pas, mais il leur faut faire toujours une expérience individuelle concernant précisément le jeune qui leur est confié. Du reste, de même que le jeune homme fait toujours de son cas et de ses malheurs une exception par rapport aux règles et à la norme générale qu’il connaît souvent fort bien, de même les éducateurs font de chaque jeune une exception par rapport à la norme générale et au caractère des jeunes gens du même âge. (18 octobre 1821.) (Zib, 1 - 1940.)
S’il fallait une nouvelle preuve que la vérité est toujours malheureuse, ne suffirait-il pas de constater que les hommes sensibles, au caractère et à l’imagination profonds, incapables d’envisager la réalité superficiellement et habitués à méditer sur chaque événement de leur vie, sont toujours irrésistiblement entraînés vers le malheur ? C’est pourquoi, même si les conditions paraissent pour lui favorables, on peut prédire sans le moindre doute à un jeune homme sensible qu’il sera tôt ou tard malheureux, ou bien deviner qu’il l’est déjà. (23 octobre 1821.) (Zib., 1974, 1 - 1975.)
L’homme qui n’a pas l’expérience des choses, est toujours d’un esprit et d’un naturel plus ou moins poétique. Celui-ci devient prosaïque avec l’expérience. Mais bien souvent celui qui, dans sa jeunesse, avait, par accoutumance ou par nature, une sensibilité visiblement poétique devient avec l’expé-rience même encore jeune, d’autant plus vite et plus résolument prosaïque. Un excès entraîne l’autre, parce que tes excès ont, contre l’apparence première, plus d’affinité et de proximité entre eux qu’avec ce qui se trouve au milieu. L’homme qui, doté d’un esprit intensément poétique, a une forte sensibilité, ressentira vite et fort la nullité et la malignité des hommes et des choses. Il devient profondément désabusé parce qu’il a été capable d’être profondément trompé, et l’a été en vérité. Avant d’accéder à la connaissance, il éprouve d’intenses illusions ; après, d’intenses, rapides, constantes et entières désillusions. La force même de sa nature ou de ses facultés acquises, qui donnait du relief et de l’énergie à ses illusions, en transmet autant à ses désillusions. C’est pourquoi la vieillesse du poète est sans doute (du moins est-ce très fréquent) beaucoup plus prosaïque que celle de l’homme d’un naturel originairement froid, et ce d’autant plus que sa jeunesse, avant toute expérience concluante, a été plus vivement et authentiquement poétique dans tous les sens du terme. En effet, par poétique, j’entends aussi l’inclination à la vertu,à l’héroïsme, à la générosité, etc. fût-elle appliquée non à la poésie, mais seulement aux actions, aux désirs, aux passions, etc. (2 novembre 1821.) Voir page 2039. (Zib., 2032,1 - 2033.)
Le monde, ou la société humaine dans l’état d’égoïsme (c’est-à-dire de cette modalité de l’amour de soi appelée ainsi), où il se trouve actuellement, peut être comparé au système de l’atmosphère dont les colonnes, suivant le vocabulaire des physiciens, se pressent mutuellement de toutes leurs forces et en tous leurs points. Mais comme ces forces sont égaies, et égal l’emploi des mêmes forces dans chaque colonne, il en résulte un état d’équilibre, le système se maintenant grâce à une loi apparemment destructrice, c’est-à-dire une loi d’inimitié, réciproque, continuellement exercée par chaque colonne contre toutes et par toutes contre chacune.
C’est ni plus ni moins ce qui se passe dans l’actuel système social, où ce n’est pas chaque société, chaque collectivité, chaque nation, comme chez les anciens, mais chaque individu qui exerce sans cesse de toutes ses forces une pression sur ses voisins, et de proche en proche sur ceux qui sont les plus éloignés pour finalement se voir opprimé à son tour de la même manière par les uns et les autres.
Il se crée alors un équilibre produit par un élément destructeur, c’est-à-dire par la haine, l’envie, la rivalité mutuelle de chaque homme contre tous et contre chacun, et par le perpétuel exercice de ces passions (ou, en somme du pur amour de soi) au détriment d’autrui (121). (...) (10Mai 1822.) (Zib 2436,1 -2438.)
Si l’homme est né pour penser ou pour agir, et s’il est vrai que le meilleur usage de la vie, comme disent certains, consiste à s’adonner à la philosophie et aux belles-lettres, (comme si celles-ci pouvaient avoir d’autre objet et d’autre thème que les réalités et la vie humaines ainsi que les règles qui les régissent, et comme si le moyen devait passer devant la fin) i, nous allons l’observer dans ce qui suit. Nul ne fut ni ne sera jamais grand dans la philosophie ou dans les lettres si de naissance il n’est pas fait pour agir plus et mieux que les autres ; s’il ne recèle pas en lui plus de vie et un plus grand besoin de vie que les homme ordinaires ; et si par nature et du fait de son inclination première, il n’est pas plus que les autres disposé à agir et à déployer toute son énergie vitale. C’est là l’opinion de Madame de Staël à propos d’Alfieri ( Corinne, tome I, livre dernier) (122); elle soutient même qu’il n’était pas né pour écrire, mais pour agir, si la nature de l’époque — tout comme de la nôtre -le lui avait permis. C’est précisément pour cela qu’il fut un écrivain authentique, à la différence de tous les hommes de lettres et érudits italiens de son temps et du nôtre. Comme aucun d’entre eux ou presque n’est né pour agir (si ce n’est pour des fadaises), il n’y a pour ainsi dire pas un seul vrai philosophe, pas un seul homme de lettres qui vaille un sou. C’est le contraire chez les étrangers, surtout chez les Anglais et les Français, qui, du fait de la nature de leur régime politique et de leurs conditions nationales, agissent et sont nés pour agir plus que les autres peuples. Et plus ils agissent, ou inclinent naturellement à le faire, mieux ils pensent et ils écrivent, et ce avec d’autant plus d’élévation et d’originalité. (30 mai 1822.) (Zib., 2453, 1 - 2454.)
Le jeune homme instruit par les livres ou par les hommes et leurs propos avant d’avoir fait ses premières expériences, ne pourra éviter de se plaindre toujours que le monde et la vie sont pour lui constitués d’exceptions à la règle, c’est-à-dire une vie de bonheur et de plaisirs, un monde dominé par la vertu, les sentiments et l’enthousiasme. Et en vérité, il se persuadera, au moins implicitement et sans même se l’avouer à lui-même, que ce qui lui est dit et prêché, c’est-à-dire le malheur, les infortunes de la vie, de la vertu, de la sensibilité, les vices, la scélératesse, la froideur, l’égoïsme des hommes, l’indifférence envers les autres, la haine et l’envie à l’égard des mérites et des vertus d’autrui, le mépris des grandes passions, des sentiments vifs, nobles, tendres, etc., sont des exceptions, le fruit du hasard, et que la règle est toute opposée ; la règle, autrement dit, cette idée qu’il se forme naturellement de la vie et des hommes en-dehors de ce qu’on lui a enseigné, qui forme son caractère et est l’objet de ses inclinations, de ses désirs, de ses espoirs, l’œuvre et la matière de son imagination. (29 juin 1822, jour de la Saint-Pierre.) (Zib., 2523, 2 - 2524.)
Le terreau de la paresse, ce ne sont pas les gestes fatigants, mais les gestes, fatigants ou non, dans lesquels n’entre pas de plaisir actuel, ou pour mieux dire d’idée de plaisir. Nul n’est paresseux quand il s’agit de boire ou de manger. L’étude est chose épuisante, mais si l’on y éprouve du plaisir, fut-on paresseux pour toute autre activité, on ne le sera pas à étudier, et l’on s’acharnera à l’étude des journées entières. Peut-être la majeure partie des gens très studieux sont-ils des fainéants, et pourtant, pour mener leurs recherches, ils ne cessent de travailler et de se fatiguer. Le but des pensées et des actions humaines est toujours et seulement le plaisir. Mais les moyens d’atteindre ce que l’homme se propose comme plaisir contiennent tantôt du plaisir en eux-mêmes, tantôt non. Ces derniers constituent le terreau de la paresse, même s’ils ne requièrent que très peu d’efforts, même si le plaisir auquel ils pourraient mener est tout proche, disponible, assuré, même si l’on fait grand cas de ce plaisir et qu’on y aspire, même si en fin de compte le but auquel concourent ces moyens est nécessaire ou fort utile pour obtenir d’autres plaisirs. Ainsi s’abstiendra-t-on de prendre part à une fête, où sans doute on se serait diverti, pour ne pas avoir à s’habiller ; si l’on était déjà prêt, ou si l’on n’était pas obligé de s’habiller, on se serait bien sûr rendu à la fête. Celle-ci promettait pourtant un plaisir tout proche et tout prêt, accessible à coup sûr au prix d’une petite heure d’efforts minimes. De même, la paresse nous retient d’accomplir les efforts nécessaires à nous procurer le boire et le manger, parce qu’en soi ils ne recèlent aucun plaisir. Il en va de même de cent autres démarches utiles, c’est-à-dire menant plus ou moins vite au plaisir (puisque celui-ci donne son sens à l’utile), mais non agréables en soi ; et ce d’autant plus que le plaisir qu’elles dispensent est plus éloigné et qu’elles sont plus fatigantes, plus longues et moins agréables. (20 mai 1823.) (Zib., 2702, 1 - 2703.)
LETTRE À A. JACOPSSEN (Bruges)
Recanati, 23 juin 1823.
Mon cher ami.
(...)
Il est vrai que l'habitude de réfléchir, qui est toujours (le) propre des esprits sensibles, ôte souvent la faculté d'agir et même de jouir. La surabondance de la vie intérieure pousse toujours l'individu vers l'extérieure, mais en même temps elle fait en sorte qu'il ne sait comment s'y prendre. Il embrasse tout, il voudrait toujours être rempli; cependant tous les objets lui échappent, précisément parce qu'ils sont plus petits que sa capacité. Il exige même de ses moindres actions, de ses paroles, de ses gestes, de ses mouvemens, plus de grâce et de perfection qu'il n'est possible à l'homme d'atteindre. Aussi, ne pouvant jamais être content de soi-même, ni cesser de s'examiner, et se défiant toujours de ses propres forces, il ne sait pas faire ce que font tous les autres.
Les hommes gouvernés, tant dans la sphère publique que privée, par d’autres, et d’autant plus que cette domination est plus stricte (les enfants, les jeunes, etc.) accusent ou tendent toujours naturellement à accuser de leurs maux ou de leur manque de bonheur, de leurs ennuis et de leurs insatisfactions, ceux qui les gouvernent, même dans des domaines où à l’évidence ils sont innocents, où il leur est impossible d’empêcher ces malheurs ou d’y remédier, voire d’assurer ce bonheur, où en somme toutes ces misères n’ont absolument rien à voir avec eux. La raison en est que, l’homme étant toujours malheureux, loin d’en accuser la nature humaine et celle des choses, plus loin encore de s’abstenir de toute accusation, il tend naturellement à en accuser toujours quelque personne ou objet particulier, sur lequel il puisse décharger l’amertume des maux endurés et dont il puisse faire dès lors un objet de haine et de récriminations ; car celles-ci seraient bien moins douces pour celui qui souffre si elles ne visaient pas quelqu’un tenu pour responsable de cette souffrance. Cette tendance naturelle a pour effet que le malheureux se persuade fermement lui-même de ce qu’il imagine, comme s’il désirait que ce fût vrai. C’est d’une telle attitude que proviennent le nom et la figure de la fortune et du destin, si longtemps accusés des misères humaines, si sincèrement hais des affligés dans l’antiquité, et contre lesquels aujourd’hui encore, en l’absence d’autres objets, nous tournons le plus sérieusement du monde notre haine et nos plaintes. Mais pour les anciens comme pour les modernes, il a toujours été beaucoup plus doux d’accuser un être sensible, surtout un autre être humain, non seulement parce que sa culpabilité est plus vraisemblable et, chose essentielle, qu’il nous est donc plus facile de nous en convaincre, mais surtout parce que la haine et les récriminations sont plus douces quand elles se tournent contre des objets présents qui pourront en témoigner et subir la vengeance que nous entendons tirer d’eux avec nos vaines querelles et notre vaine haine. Et si la haine et les plaintes sont si douces quand elles visent nos semblables, c’est surtout, entre autres raisons, parce qu’on ne saurait vraiment tenir pour coupables que des êtres doués d’intelligence. Nous choisissons facilement ceux qui nous gouvernent pour jouer ce rôle de responsables de nos maux, faute d’un autre coupable visible, et pour servir d’objet à la vaine vengeance qu’il nous est doux de tirer de ces mêmes maux. Ils sont les mieux faits pour tenir ce rôle, car ils sont ceux dont nous pouvons nous plaindre, auprès d’autrui ou en notre for intérieur, avec le plus de vraisemblance. Il en résulte que celui qui gouverne, dans la sphère publique ou privée, est toujours objet de haine et de doléances de la part des gouvernés. Les hommes sont toujours mécontents paru qu’ils sont toujours malheureux. Ils sont mécontents de leur état et par là même de ceux qui les gouvernent (Ils sentent bien, ils savent bien qu’ils sont malheureux, qu’ils souffrent, qu’ils ne jouissent pas, et en cela ils ne se trompent pas. Ils pensent qu’ils ont le droit d’être heureux, de jouir, de ne pas souffrir, et là aussi ils n'auraient pas tort, si leurs aspirations n’étaient, en vérité, hors d’atteinte.) Et comme il est impossible que les hommes soient jamais heureux, donc satisfaits, aucun gouvernant, public ou privé, quelque amour qu’il porte à ses sujets, quelque souci qu’il ait de leur bien, quelque zèle qu’il manifeste pour les délivrer ou les soulager de leurs maux, quelque mérite, en un mot, qu’il ait envers eux, ne saurait raisonnablement espérer qu’ils ne le haïssent et ne se plaignent de lui, fassent-ils les plus sages. En effet, il est dans la nature humaine de se plaindre de quelqu’un, presque autant que d’être malheureux, et ce quelqu’un, d’ordinaire et tout naturellement, est celui qui gouverne. Dès lors, pour ce qui est du gouvernement, on ne saurait sagement choisir, malheureusement, qu’entre ces deux partis : ou bien s’abstenir d’exercer tout pouvoir, public ou privé, ou bien l’exercer totalement, pour son avantage personnel, non pour celui des gouvernés. (17 avril 1824, Samedi Saint.) (Zib., 4070, 1 - 4072.)
Deux vérités que les hommes en général n’entendront jamais : l’une est qu’ils ne savent rien, l’autre qu’ils ne sont rien. Ajoutez-en une troisième, qui dépend en grande part de la seconde : ils n’ont rien à espérer après la mort. (Zib., 4525,5)
Le grand souci (ou ambition) des hommes, tant qu’ils ne sont pas mûrs, est de paraître des hommes faits, et quand ils sont des hommes faits, de ne pas paraître des hommes mûrs (194). (16 septembre 1832.) (Zib., 4525,6.)
NOTES
Cf. Souvenirs d'enfance et d'adolescence, notes pour un roman autobiographique sur le modèle des œuvres d’Alfieri, de Goethe ou de Foscolo, rédigées entre mars et mai 1819 : « Rester couché l’été dans le noir, persiennes closes, avec la lune noyée dans les nuages et la plainte des girouettes. Consolé par l’horloge de la tour, etc. » (in Journal du premier amour, p. 39, traduit et annoté par Joël Gayraud, éd. Allia, Paris, 1995.)