Les braises – Sandor Marai
V
Bien que maigre, Conrad était
vigoureux, comme les enfants de très vieille race chez lesquels l’ossature
prévaut sur la chair. Il était plus haut que son camarade, nullement paresseux,
plutôt volontairement réservé. Son père, fonctionnaire en Galicie, avait été
fait baron en récompense de ses services loyaux ; sa mère était d’origine
polonaise. Quand le baron souriait, sa figure s’épanouissait comme celle des
Slaves et sa bouche prenait une expression enfantine. Mais il souriait
rarement. Ordinairement taciturne, il observait avec attention tout ce qui se
passait autour de lui.
Dès les premiers instants, les
deux enfants vécurent en frères. Pour cela, ils n’avaient pas eu à conclure un
de ces pactes d’amitié que les garçons de leur âge ont l’habitude de célébrer
en organisant des cérémonies solennelles et risibles, à l’époque où,
inconsciemment et sous une forme dénaturée, s’éveille en eux le désir de ravir
au monde le corps et l’âme d’autrui, de manière à être seuls à les posséder, ce
qui est le sens véritable de l’amitié et de l’amour. Leur amitié était profonde
et grave comme les sentiments qui doivent durer une vie entière. Et, comme dans
toute grande affection, il s’y mêlait un sentiment de pudeur et de culpabilité.
On ne peut, en effet, isoler impunément de ses proches nul être humain.
« Souffrir est la
destinée des hommes », répondit la mère d’Henri d’un ton sentencieux.
Assise devant son miroir, elle observait sa beauté qui se fanait. « Un
jour ou l’autre, nous devons perdre l’être que nous aimons. Celui qui ne peut
supporter cela n’est pas intéressant, parce qu’il n’est pas un vrai
homme. »
XII
— Que veux-tu dire ?
demande Conrad sur un ton mal assuré.
— Tel individu mène une
existence parfaitement ordonnée, dit le général, puis un beau jour, il se
dérègle comme tes Malais. Il est installé dans un appartement confortable, il
est entouré de gens titrés et haut placés ; bref, sa manière de vivre a
été organisée avec raffinement. Mais un jour, cet individu n’en peut plus, et
se sauve, une arme à la main ou sans arme… et dans ce dernier cas, il est
encore plus dangereux. Il se lance à travers le monde, le regard apeuré à tel
point qu’amis et camarades le fuient. Il plante sa tente dans les grandes
villes, achète des femmes, cherche et trouve partout matière à dispute et
autour de lui, tout saute en l’air. Mais ceci n’est nullement le pire, comme je
te le disais.
— Qu’est-ce qui pourrait
être pire ? demande Conrad.
Le général ne prête pas garde à
lui et continue toujours à mi-voix :
— Il se peut qu’au cours de
sa folle randonnée quelqu’un l’abatte comme un chien enragé, il se peut qu’il
se rompe le cou en se précipitant contre un mur. Le pire, c’est de refouler les
passions que la solitude a accumulées en nous. Celui qui fait cela ne s’enfuit
pas et ne tue personne. Que fait-il donc ? Il vit dans l’attente et son
existence est strictement ordonnée. Il vit comme les religieux d’un ordre
régulier ou d’une confrérie laïque… mais les religieux s’en tirent aisément car
ils possèdent la foi. L’homme qui a livré son âme et son sort à la solitude n’a
pas la foi. Il ne fait qu’attendre. Il attend le jour et l’heure où il lui sera
donné de tirer au clair tout ce qui l’a obligé à devenir solitaire, de débattre
cela avec ceux qui l’ont poussé à la solitude. Durant dix ans ou quarante ou,
très exactement, quarante et un ans, il se prépare à ce moment-là, comme on se
prépare à se battre en duel… Il prend ses dispositions afin de ne devoir rien à
personne, s’il était éventuellement tué en combat singulier. Il s’exerce
quotidiennement, comme le font les duellistes de profession.
Le général répond lentement, en
cherchant ses mots.
— Peut-être au fond de tous
liens humains y a-t-il quelque chose du dieu de l’Amour,… d’Éros ?
Conrad réfléchit un moment et
demande :
— Éros ? Comment en
arrives-tu à penser cela ?
Le général dit, comme en
s’excusant :
— Au cours de mes promenades
solitaires dans la forêt, je me suis souvent laissé aller à des considérations
de ce genre, faute d’autres occupations, et je me suis efforcé de comprendre
les rapports entre les hommes… Naturellement, l’amitié est autre chose que le
penchant maladif de ceux qui cherchent une sorte de satisfaction monstrueuse
auprès d’êtres du même sexe… l’Éros de l’amitié n’a pas besoin des corps. Pour
cet Éros-là, le corps est plutôt une gêne qu’un attrait. Et pourtant il n’en
est pas moins un dérivé de l’amour, dit-il en élevant la voix. Au fond de
toutes les affections et de tous les liens humains nous trouvons Éros. Il faut
que je dise que durant ces années-là, j’ai beaucoup lu.
Le général le regarde et
répond :
— À nous deux. Je me suis
souvent demandé si la véritable essence de tous les liens humains n’est pas le
désintéressement qui n’attend ni ne veut rien, mais absolument rien de l’autre
et qui réclame d’autant moins qu’il donne davantage. Lorsque l’on fait don de
ce bien suprême qu’un homme peut donner à un autre homme, je veux dire la
confiance absolue et passionnée, et lorsqu’on doit constater que l’on n’est
payé que d’infidélité et de bassesse… a-t-on le droit d’être blessé et de crier
vengeance ?
Conrad reste immobile dans son
fauteuil et demande d’une voix enrouée :
— Tu parles de
vengeance ?…
— Il faut que je te dise
toute ma pensée. Oui, je parle de vengeance. Mais celui qui est offensé et veut
se venger, l’homme déçu, trompé et abandonné, était-il vraiment un ami ?…
Vois-tu, ce sont les questions auxquelles je me suis efforcé de répondre quand
je suis resté seul. La solitude ne m’a naturellement pas apporté de réponse.
Les livres eux-mêmes ne m’ont pas donné de solutions satisfaisantes, pas plus
les livres anciens – œuvres de penseurs chinois, juifs et romains –
que les livres modernes qui ont, il est vrai, leur franc-parler, mais qui ne
contiennent que des mots et des mots et non pas la vérité. D’ailleurs,
quelqu’un a-t-il jamais écrit la vérité ?
XIII
Il fixe la lueur des chandelles
et puis, sans regarder Conrad, il lui demande :
— Pourquoi me
haïssais-tu ? J’ai essayé de le comprendre. Tu n’as jamais accepté
d’argent de moi, tu refusais le moindre cadeau. Tu n’as pas voulu que notre
amitié devînt une véritable fraternité ! Si je n’avais pas été trop jeune
à l’époque, j’aurais compris à quel point ces indices étaient révélateurs et
dangereux. Celui qui refuse une partie veut sans doute le tout. Tu me haïssais
déjà lorsque nous n’étions que des enfants : oui, dès le tout premier
instant, quand j’ai fait ta connaissance dans cette école, où des représentants
choisis de notre monde étaient dressés et éduqués. Pourquoi me
haïssais-tu ? répète-t-il en élevant la voix.
— Haïr n’est pas le terme
exact, dit Conrad avec calme. Tu n’as pas bien interprété mes sentiments.
— Si, rétorque le général
avec une colère sourde. Tu me haïssais parce que je possédais ce qui te faisait
défaut. Quoi au juste ? N’étais-tu pas toujours le mieux élevé des deux,
un assemblage parfait d’application, de vertu et de toute sorte de
capacités ? N’étais-tu pas doué de toutes les manières, puisque tu
possédais même un talent que tu cachais, celui de la musique ? Tu étais de
la famille de Chopin, un être réservé et orgueilleux. Cependant, au fond de ton
âme, se terrait, prêt à bondir, ton désir absurde d’être différent de ce que tu
étais réellement. C’est là le fléau le plus cruel dont le destin peut affliger
un homme, dit-il d’un ton grave.
— Je suis parti, dit Conrad
sèchement. J’ai donc cherché à être ce que je suis.
Le général le regarde avec
méfiance et dit :
— Non, tu voulais être un
autre. Être différent de ce que l’on est… est le désir le plus néfaste qui
puisse brûler dans le cœur des hommes. Car la vie n’est supportable qu’à
condition de se résigner à n’être que ce que nous sommes à notre sens et à
celui du monde. Nous devons nous contenter d’être tels que nous sommes et nous
devons aussi savoir qu’une fois que nous aurons admis cela, la vie ne nous
couvrira pas de louanges pour autant. Si, après en avoir pris conscience, nous
supportons d’être vaniteux ou égoïstes, d’être chauves ou obèses, on n’épinglera
pas de décoration sur notre poitrine. Non, nous devons nous pénétrer de l’idée
que nous ne recevrons de la vie ni récompense ni félicitations. Il faut se
résigner, voilà tout le grand secret.
— Si fait, réplique le
général. D’ailleurs tout ce que je viens de dire s’y rapporte. Quand on décide
de tuer quelqu’un, il se passe auparavant bien des choses et l’affaire ne
consiste pas uniquement à charger un fusil et à tirer. Dans notre cas, il y a
eu ton incapacité à me pardonner et notre pacte s’est trouvé compromis. À
l’époque de notre lointaine enfance, notre amitié était si délicatement, mais
en même temps si solidement établie, que l’on aurait pu croire que de bons
génies l’avaient imaginée pour y bercer les enfants que nous étions. Te le
rappelles-tu ?
— Dans mes souvenirs, dit
Conrad, ce pacte me paraissait quelque peu artificiel… trop voulu, pas assez
spontané.
Le général continue sur un ton un
peu mélancolique :
— Le temps magique de
l’enfance avait disparu et il restait deux hommes enchaînés l’un à l’autre par
des relations compliquées et énigmatiques, appelées communément
« amicales ». Avant de reparler de la chasse, nous devons voir clair
en cette matière, conclut-il gravement.
Conrad le regarde avec étonnement
et dit :
— Je n’ai pas l’impression
de te devoir quoi que ce soit.
Le général continue sur le même
ton :
— Ce n’est pas forcément au
moment où l’on épaule son fusil pour tuer quelqu’un que l’on est le plus
coupable. La culpabilité commence bien avant. Elle débute avec l’intention.
Puisque je prétends que notre amitié a été compromise, je dois savoir par qui
ou par quoi elle l’a été… Nous étions différents l’un de l’autre et pourtant
nous nous accordions bien, nous nous complétions. Nous formions une alliance,
une communauté et cela est chose rare.
— En effet, extrêmement
rare, approuve Conrad.
— Tout ce qui manquait en
toi, dit le général, s’est trouvé pleinement compensé, dans le pacte de notre
jeunesse, par le fait que le monde me traitait avec cordialité. Une chose
demeurait indiscutable : nous étions amis. Voilà ce que tu dois
comprendre, si tu ne l’as pas compris jusqu’à présent, dit-il en élevant la
voix.
— Je ne saisis pas…, dit
Conrad, troublé pour la première fois au cours de cette conversation. Je ne
vois pas où tu veux en venir. Que devrais-je comprendre ?
— Voyons, tu l’as sûrement
compris, dit le général avec mépris. Tu l’as compris auparavant et aussi, par
la suite, sous les tropiques et partout ailleurs. Nous étions amis et ces mots
ont un sens profond que seuls les hommes comprennent. Il te faut maintenant
apprendre ce que ces mots comportent – en fait – d’obligations et de
responsabilités. Nous étions des amis, c’est-à-dire non pas simplement des
camarades de jeu ou des gamins qui se réunissent dans un coin pour se chuchoter
des confidences. Nous étions, te dis-je, de vrais amis et rien au monde ne peut
dédommager d’une amitié perdue. Même une grande passion ne saurait causer la
satisfaction que procure l’amitié à ceux qu’elle touche de son pouvoir magique.
D’ailleurs si nous n’avions pas été des amis, tu n’aurais pas pointé ton fusil
sur moi ce matin-là, à la chasse ; le lendemain je ne serais pas allé chez
toi, dans cette maison où tu ne m’as jamais invité, parce que tu y cachais un
secret qui a flétri notre amitié ; tu ne te serais pas enfui de la ville
et de moi, tu n’aurais pas fui le lieu de ton acte comme le font les
malfaiteurs… Non, tu serais au contraire resté ici, pour me tromper et me
trahir !
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