Le
livre de l’intranquillité – Fernando Pessoa
Lettre à Mario de
Sa-Carneiro
Je suis dans un de ces
jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé
d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se
trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes
souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun
n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai
où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma
tristesse est plus ancienne encore.
Autobiographie sans évènements
Il se produisit un jour un
incident dans la rue, juste sous nos fenêtres — une
rixe entre deux hommes. Tous ceux qui se trouvaient à l’entresol coururent aux
fenêtres, je fis de même, et l’homme dont je parle également, j’échangeai avec
lui une phrase banale, il me répondit sur le même ton. Sa voix était terne,
hésitante, comme celle des êtres qui n’espèrent plus rien, car il est pour eux
parfaitement inutile d’espérer quoi que ce soit. Mais il était peut-être
absurde de donner un tel relief à mon compagnon vespéral de restaurant.
1.
Ainsi
donc, ne sachant pas croire en Dieu, et ne pouvant croire en une simple somme
d’animaux, je restai, comme d’autres situés en lisière des foules, à cette
distance de tout que l’on appelle communément Décadence. La Décadence, c’est la
perte totale de l’inconscience ; car l’inconscience est le fondement de la vie.
S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait.
A nous (mes
rares semblables et moi) qui vivons sans savoir vivre, que reste-t-il, sinon le
renoncement comme mode de vie, et pour destin la contemplation ? Ne
sachant pas ce qu’est la vie religieuse, et ne pouvant le savoir, car on n’a
pas la foi par la raison ; ne pouvant croire en cette abstraction de l’homme et
ne sachant même qu’en faire vis-à-vis de nous-mêmes — il nous restait, comme
motif pour avoir une âme, la contemplation esthétique de la vie.
Nous
savons bien que toute œuvre ne peut qu’être imparfaite, et que la moins assurée
de nos contemplations esthétiques sera celle-là même de ce que nous écrivons.
Mais tout est imparfait, et il n’est pas de si beau couchant qui ne puisse
l’être davantage, ou de brise légère, nous apportant le sommeil, qui ne puisse
nous en donner un plus calme encore. Ainsi, contemplant avec une même sérénité
montagnes et statues, jouissant des jours et des livres, et surtout rêvant
tout, pour tout convertir en notre substance la plus intime, nous ferons aussi
des descriptions et des analyses qui, une fois réalisées, deviendront des
choses étrangères à nous-mêmes, que nous pourrons savourer comme si elles nous
arrivaient avec le déclin du jour.
Telle n’est pas la
conception des pessimistes, comme ce Vigny, pour qui la vie était une prison,
où il faisait de la vannerie pour passer le temps. Être pessimiste consiste à
prendre les choses au tragique, et une telle attitude est tout à la fois
excessive et inconfortable.
Je considère la vie comme
une auberge où je dois séjourner, jusqu’à l’arrivée de la diligence de l’abîme.
Je ne sais où elle me conduira, car je ne sais rien. Je pourrais considérer
cette auberge comme une prison, du fait que je suis contraint d’attendre entre
ses murs ; je pourrais la considérer comme un lieu de bonne compagnie, car j’y
rencontre des gens.
2.
Il me faut choisir parmi ce que je déteste — ou bien le rêve, que
mon intelligence exècre, ou bien l’action, que ma sensibilité a en horreur ; ou
l’action, pour laquelle je ne me sens pas né, ou le rêve, pour lequel personne
n’est jamais né.
Il en résulte, comme je déteste l’un et l’autre, que je n’en choisis
aucun, mais comme, dans certaines circonstances, il me faut bien ou rêver, ou
agir, je mélange une chose avec l’autre.
3.
Je traîne dans ces rues,
jusqu’à la tombée de la nuit, une sensation de vie qui leur ressemble. Elles
sont remplies, tout le jour, d’un grouillement qui ne veut rien dire ; la nuit
elles sont remplies d’une absence de grouillement, qui ne veut rien dire non
plus. Le jour, je suis nul ; la nuit je suis moi.
6.
J’ai
demandé si peu à la vie — et ce peu, la vie me l’a refusé. Un rai d’un reste de
soleil, une campagne (...), un peu de calme avec un peu de pain, une conscience
d’exister qui ne me soit pas trop douloureuse, et puis ne rien demander aux
autres, ne rien me voir demander non plus. Cela même m’a été refusé, de même
qu’on peut refuser un peu d’ombre non par manque de cœur, mais pour éviter
d’avoir à déboutonner son manteau...
J’écris,
plein de tristesse, dans ma chambre paisible, seul comme je l’ai toujours été,
seul comme je le serai toujours. Et je me demande si ma voix — en apparence
bien peu de chose — n’incarne pas la substance de milliers de voix, la faim de
se dire de milliers de vies, la patience de millions d’âmes soumises, comme la
mienne dans son destin quotidien, à leur rêve inutile, à l’espérance qui ne
laisse pas de traces.
7.
A
moi alors le repos, l’épanouissement dans l’art, l’accomplissement intellectuel
de tout mon être.
Nous avons tous notre
patron Vasquès, visible pour certains, invisible pour d’autres.
Estimant
que je gagnais trop peu, un de mes amis, membre d’une société prospère grâce à
ses relations avec l’État, me dit l’autre jour : « Vous êtes exploité, mon
vieux. » Ce mot m’a rappelé que je le suis, en effet ; mais comme nous devons
tous être exploités dans la vie, je me demande s’il ne vaut pas mieux être
exploité par ce Vasquès, marchand de tissus, que par la vanité, la gloire, le
dépit, l’envie... ou l’impossible.
8.
Mon patron Vasquès. Je
suis bien souvent, inexplicablement, hypnotisé par mon patron Vasquès. Cet
homme, que m’est-il, à part un obstacle occasionnel, dû au fait qu’il est
maître de mon horaire, durant la période diurne de ma vie ?
9.
Ah,
j’ai compris ! le patron Vasquès, c’est la Vie. La Vie, monotone et nécessaire,
qui commande et que l’on connaît si mal. Cet homme banal représente la banalité
de la Vie. Il est tout pour moi, au-dehors, parce que la Vie est tout pour moi,
au-dehors.
10.
Je
suis donc ainsi, futile et sensible, capable d’élans fougueux qui m’absorbent
tout entier, bons et mauvais, nobles et vils — mais jamais d’un sentiment
durable, jamais d’une émotion qui persiste et qui pénètre la substance de
l’âme. Tout en moi tend à être en suivant autre chose ; une impatience de l’âme
contre elle-même, comme on peut l’avoir contre un enfant importun ; un malaise
toujours plus grand et toujours semblable. Tout m’intéresse, rien ne me
retient. Je m’applique à toute chose en rêvant sans cesse ; je fixe les
moindres détails de la mimique faciale de mon interlocuteur, je remarque des inflexions
millimétriques dans les phrases qu’il prononce ; mais, alors même que je
l’entends, je ne l’écoute pas, je pense à tout autre chose et ce que je me
rappelle le moins, de notre conversation, c’est justement ce qui s’y est dit —
d’un côté ou de l’autre. C’est ainsi que, bien souvent, je redis à quelqu’un ce
que je lui ai déjà dit, lui pose à nouveau une question à laquelle il a déjà
répondu ; mais je peux décrire, en quatre mots photographiques, l’expression
des muscles de son visage au moment où il m’a dit ce que, par ailleurs, j’ai
totalement oublié, ou sa tendance à n’écouter que des yeux le récit que je ne
me souvenais pas de lui avoir déjà fait. Je suis deux — et tous deux gardent
leurs distances, frères siamois que rien ne rattache.
14.
Savoir
que sera mauvaise l’œuvre que nous ne réaliserons jamais. Plus mauvaise encore,
malgré tout, serait celle que nous ne réaliserions jamais. Celle que nous
réalisons a au moins le mérite d’exister. Elle ne vaut pas grand-chose, mais
elle existe, comme la plante rabougrie du seul et unique pot de fleurs de ma
voisine impotente. Cette plante fait sa joie, et parfois la mienne aussi. Ce
que j’écris et qui est mauvais, je le sais bien, peut néanmoins apporter à son
tour quelques instants de distraction, qui le détournent de quelque chose de
pire, à tel ou tel esprit triste ou malheureux. Cela me suffit ou ne me suffit
pas, mais cela a toujours son utilité, et il en est ainsi de la vie tout
entière.
18.
En
toute sérénité, et sans rien d’autre dans mon âme que l’équivalent d’un
sourire, je considère ma vie enfermée pour toujours dans cette Rua dos
Douradores, dans ce bureau, cette atmosphère, au milieu de ces gens-là. Avoir de quoi manger et boire, avoir où me loger, et un peu
de temps libre pour rêver, écrire, dormir —que puis-je demander de plus aux
Dieux ou attendre du Destin ?
J’ai
connu de grandes ambitions, des rêves démesurés — mais tout cela, le garçon de
courses ou la cousette l’ont connu aussi, parce que tout le monde fait des
rêves : ce qui nous distingue, c’est la force de les réaliser, ou la chance de
les voir se réaliser pour nous.
Mon destin est peut-être, de toute éternité, d’être comptable, et la
poésie ou la littérature ne sont peut-être qu’un papillon venant se poser sur
mon front, qui me rend d’autant plus ridicule que sa beauté est plus éclatante.
23.
Devenir
des sphinx, même faux, au point de ne plus savoir qui nous sommes. Car, en
fait, nous ne sommes rien d’autre que de faux sphinx, et nous ignorons ce que
nous sommes réellement. La seule façon de nous trouver en accord avec la vie,
c’est d’être en désaccord avec nous-mêmes. L’absurde est (le) divin.
26.
Donner
à chaque émotion une personnalité ; à chaque état d’âme, donner une âme.
28.
Un
souffle léger de musique ou de rêve, n’importe quoi pour nous faire presque
sentir, n’importe quoi pour nous empêcher de penser.
29.
C’était
un jour de congé assez vague, officiel mais guère respecté. Travail et repos
voisinaient, et je n’avais rien à faire. Je m’étais levé tôt, et je traînais
pour me préparer à exister. Je marchais de long en large dans ma chambre, et
rêvais tout haut à des choses décousues autant qu’irréalisables — des démarches
que j’avais négligé d’effectuer, des ambitions impossibles mais accomplies
fortuitement, de longues et substantielles conversations, qui l’auraient été,
en effet, si seulement elles avaient eu lieu. Et dans cette songerie sans calme
ni grandeur, dans cette flânerie sans but ni espoir, mes pas usaient cette
matinée de liberté, et mes phrases prononcées tout haut à voix basse
résonnaient, en se multipliant, dans ce simple cloître de mon isolement.
31.
Tout, autour de moi, est
l’univers nu, abstrait, fait de négations nocturnes. Je me divise en fatigué et
en anxieux, et je parviens à toucher, grâce à la sensation de mon corps, une
connaissance métaphysique du mystère des choses.
32.
Symphonie d’une nuit
tourmentée
Tout
dormait, comme si l’univers entier était une vaste erreur ; et le vent qui
flottait, incertain, était une bannière informe déployée sur une caserne inexistante.
On
sentait s’effilocher du rien du tout dans l’air bruyant des hauteurs, et les
châssis des fenêtres secouaient les vitres pour qu’on entende bien vibrer les
bords. Au fond de tout, muette, la nuit était le tombeau de Dieu (l’âme
s’emplissait de compassion pour lui).
Et,
soudain — un nouvel ordre universel agissait sur la ville — le vent sifflait
dans un intervalle du vent, et on avait une idée endormie des mouvements
tumultueux se déroulant dans les hauteurs. Ensuite la nuit se refermait comme
une trappe, et une grande quiétude vous donnait envie d’avoir dormi tout ce
temps-là.
33.
Mais cela ne retarde pas
le travail pour autant ; cela le stimule. Nous ne travaillons plus, à vrai dire
: nous nous amusons de la tâche à laquelle nous sommes condamnés.
Je
lève de mon registre, fermé d’un geste lent, mes yeux brûlés de larmes que je
n’ai pas pleurées, et avec des impressions confuses, je souffre de ce qu’en
fermant le bureau, on me ferme aussi mon rêve ; je souffre parce que le geste
dont je ferme mon registre se referme aussi sur un passé irréparable ; et je
souffre de retourner vers le lit de la vie, sans sommeil, sans compagnie et
sans repos, dans le flux et le reflux de ma conscience où se mêlent —telles
deux marées au sein de la nuit noire, parvenues au terme de leur destin — ma
nostalgie et ma désolation.
34.
Trouver sa personnalité
alors même qu’on la perd — la foi elle-même confirme ce sens du destin.
35.
...
et un dédain profond, un dédain accablé pour tous ces gens qui travaillent pour
l’humanité, qui luttent pour la patrie, et qui donnent leur vie pour que la
civilisation continue...
...
un dédain plein d’accablement pour ces gens qui ignorent que la seule réalité,
pour chacun d’eux, c’est son âme, et que le reste — le monde extérieur et les
autres — n’est qu’un cauchemar inesthétique, semblable au résultat, dans les
rêves, d’une indigestion de l’esprit.
Mon
aversion pour l’effort grandit, jusqu’à l’horreur presque gesticulante, devant
toutes les formes d’effort violent — et la guerre, le travail énergique et
productif, l’aide qu’on apporte aux autres, etc., tout cela n’est à mes yeux
qu’une espèce d’impudeur (...)
Et,
face à la réalité suprême de mon âme, tout ce qui est utile, tout ce qui est
extérieur me paraît frivole et trivial, comparé à la pure et souveraine
grandeur de mes rêves les plus vivants, les plus fréquemment rêvés. A mes yeux,
ce sont eux qui sont le plus réels.
36.
Il
est des moments où chaque détail de la vie ordinaire m’intéresse par son
existence même, et où j’éprouve envers toute chose le souci de tout savoir lire
clairement. Je vois alors — comme Vieira l’a dit
des descriptions de Sousa — le commun dans sa singularité, et je suis poète
avec cette âme dont la critique, chez les Grecs, avait formé le stade
intellectuel de la poésie. Mais il est aussi des moments — et c’est un de
ceux-là qui m’opprime à présent — où je me sens davantage moi-même que les
choses extérieures, et où tout se change pour moi en une nuit de pluie et de
boue, dans la solitude d’un quai de gare désert, sur quelque voie de garage
perdue entre deux trains de troisième classe.
Je
vois surgir, avec l’éclat d’un phare lointain, toutes les solutions qui font
que l’imagination est femme — le suicide, la fuite, le renoncement, les gestes
spectaculaires de l’aristocratie de l’individualisme, tout le roman de cape et
d’épée des existences dépourvues du moindre balcon.
39.
Et
je vois que tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai
été, n’est qu’une sorte de leurre et de folie. Je suis effaré de tout ce que
j’ai réussi à ne pas voir. Je suis dérouté par tout ce que j’ai été et qu’en
fait, je le vois aujourd’hui, je ne suis pas.
Il
me vient alors une terreur sarcastique de la vie, un désarroi qui dépasse les
limites de mon individualité consciente. Je sais que je n’ai été qu’erreur et
égarement, que je n’ai point vécu, que je n’ai existé que dans la mesure où
j’ai empli le temps avec de la conscience, de la pensée. Et l’impression que
j’ai de moi-même, c’est celle d’un homme se réveillant d’un sommeil peuplé de
rêves réels, ou d’un homme libéré, par un tremblement de terre, de la pénombre
du cachot à laquelle il s’était accoutumé.
40.
L’essentiel
du sommeil, c’est qu’on s’en réveille, alors que nul, à ce qu’il semble, ne
s’éveille de la mort. Et si la mort ressemble au sommeil, alors nous devrions
penser que nous pouvons nous en éveiller. Ce n’est pas là, malgré tout, ce que
l’homme normal s’imagine : en fait, il s’imagine la mort comme un sommeil dont
on ne s’éveille pas, ce qui ne veut rien dire. La mort, ai-je dit, ne ressemble
pas au sommeil, car dans le sommeil on est vivant et endormi ; et je me demande
comment on peut comparer la mort à quoi que ce soit, car on ne peut avoir
l’expérience ni de la mort, ni de rien d’autre à quoi la comparer.
Pour
moi, lorsque je vois un mort — la mort m’apparaît alors comme un départ. Le
cadavre me fait l’impression d’un costume qu’on abandonne. Quelqu’un est parti,
sans éprouver le besoin d’emporter son seul et unique vêtement.
41.
Le
silence qui naît du bruit de la pluie s’éparpille, avec un crescendo de
monotonie grisâtre, dans la rue étroite que je contemple. Je dors tout éveillé,
debout contre la vitre à laquelle je m’appuie, comme à toute chose. Je cherche
en moi quelles sensations j’éprouve devant cette chute effilochée d’une eau
obscurément lumineuse, qui se détache sur les façades sales et, plus encore,
sur les fenêtres grandes ouvertes. Et je ne sais ni ce que j’éprouve, ni ce que
j’ai envie d’éprouver, je ne sais ce que je pense ni ce que je suis.
Toute
l’amertume à retardement de ma vie se dépouille, sous mes yeux vides de toute
sensation, du costume de gaieté naturelle qu’elle revêt dans les occasions
fortuites, sans cesse renouvelées, de la vie quotidienne. Je constate — moi si
souvent d’humeur joyeuse, si souvent content de mon sort — que je suis toujours
triste. Et celui qui, en moi, fait ce constat, se trouve en fait derrière moi,
semble se pencher sur mon corps appuyé à la fenêtre, et regarder — par-dessus
mon épaule ou par-dessus ma tête, avec des yeux plus intimes que les miens — la
pluie lente, légèrement ondulée déjà, qui raye de sa chute en filigrane l’air
sombre et mauvais.
42.
De
même que nous lavons notre corps, nous devrions laver notre destin, changer de vie
comme nous changeons de linge — non point pour nous maintenir en vie, comme
lorsque nous mangeons et dormons, mais en vertu de ce respect détaché de
nous-mêmes que l’on appelle précisément propreté.
Avec
la mort ? Non, pas même avec la mort. Quand on vit comme moi, on ne meurt pas :
on finit, on se flétrit, on dévégète. L’endroit où vous vous trouviez demeure
sans que vous y soyez, la rue où vous passiez demeure sans qu’on vous y voie,
la maison où vous viviez est habitée par un non-vous. C’est tout, et nous
appelons cela le néant ; mais cette tragédie de la négation, nous ne pouvons
pas même la jouer et l’applaudir, car nous ne savons même pas, en toute
certitude, si vraiment elle n’est rien, nous ces végétaux de la vérité comme
nous le sommes de la vie, poussière déposée au-dedans comme au-dehors des
vitres, nous ces petits-enfants du Destin et ces fils adoptifs de Dieu, qui
épousa la Nuit éternelle après son veuvage du Chaos qui nous a tous engendrés.
43.
Et
alors le désir me prend (débordant, absurde, une sorte de satanisme d’avant
Satan) de voir un jour — un jour dépourvu de temps et de substance — s’ouvrir
une issue pour s’enfuir hors de Dieu, et pour voir le plus profond de
nous-mêmes cesser enfin, je ne sais comment, de faire partie de l’être ou du
non-être.
45.
Vivre
une vie cultivée et sans passion, au souffle capricieux des idées, en lisant,
en rêvant, en songeant à écrire, une vie suffisamment lente pour être toujours
au bord de l’ennui, suffisamment méditée pour n’y tomber jamais. Vivre cette
vie loin des émotions et des pensées, avec seulement l’idée des émotions, et
l’émotion des idées. Stagner au soleil en se teignant d’or, comme un lac obscur
bordé de fleurs. Avoir, dans l’ombre, cette noblesse de l’individualisme qui
consiste à ne rien réclamer, jamais, de la vie. Être, dans le tournoiement des
mondes, comme une poussière de fleurs, qu’un vent inconnu soulève dans le jour
finissant, et que la torpeur de la nuit tombante laisse retomber au hasard,
indistincte au milieu de formes plus vastes. Être cela de connaissance sûre,
sans gaieté ni tristesse, mais reconnaissant au soleil de son éclat, et aux
étoiles de leur éloignement. Ne rien être de plus, ne rien avoir de plus, ne
rien vouloir de plus... Musique de mendiant affamé, chanson d’aveugle, relique
emportée par le voyageur inconnu, traces laissées dans le désert par quelque
chameau, avançant, sans charge et sans but...
46.
Des
phrases comme celles-là, qui semblent pousser toutes seules, sans être dictées
par une volonté quelconque, me lavent de toute la métaphysique que j’ajoute
spontanément à la vie. Après les avoir lues, je m’en vais à ma fenêtre, qui
donne sur une rue étroite, je regarde le vaste ciel et ses astres nombreux, et
je me sens libre, porté par une splendeur ailée dont je sens la vibration
frémir dans mon corps tout entier.
48.
Pour comprendre, je me suis détruit. Comprendre, c’est oublier
d’aimer. Je ne connais rien de plus faux et de plus significatif à la fois que
cette phrase de Léonard de Vinci, selon laquelle on ne peut aimer ou détester
une chose qu’après l’avoir comprise.
La solitude me désespère ; la compagnie des autres me pèse. La
présence d’autrui dévie mes pensées ; je rêve cette présence avec une
distraction d’un type spécial, que toute mon attention analytique ne parvient
pas à définir.
49.
Mon isolement m’a façonné à son image et à sa ressemblance. La
présence d’une autre personne —même d’une seule — entrave aussitôt ma pensée
et, tandis que pour un homme normal le contact avec autrui est un stimulant
pour son expression et son discours, ce contact, chez moi, est un antistimulant
— si toutefois ce mot forgé de toutes pièces est jugé recevable par la langue.
Je suis tout à fait capable, en tête à tête avec moi-même, d’imaginer
d’innombrables traits d’esprit, de promptes reparties à des discours
imaginaires, fulgurations d’une sociabilité intelligente sans personne à la
ronde ; mais tout cela s’évanouit dès que je me trouve en présence d’une
personne physique ; je perds toute intelligence, toute capacité de parole et,
en moins d’une petite heure, je tombe de sommeil. Oui, parler avec les gens me
donne envie de dormir. Seuls mes amis imaginaires, appartenant à un monde
spectral, seuls les entretiens se déroulant en rêve possèdent pour moi une
réalité véritable et un juste relief, et l’esprit se trouve aussi présent en
eux qu’une image dans un miroir.
Je répugne d’ailleurs à la seule idée de me voir contraint au
contact avec d’autres gens. Une simple invitation à dîner avec un ami me cause
une angoisse difficile à définir. L’idée d’une obligation sociale, quelle
qu’elle soit — aller à un enterrement, traiter avec quelqu’un d’un problème du
bureau, aller attendre à la gare une personne quelconque, connue ou inconnue—
cette seule idée me gâche les pensées de toute une journée (et parfois même de
la veille), je dors mal, et la chose réelle, quand elle se produit, se révèle
totalement insignifiante, ne justifie en rien mon appréhension ; mais
l’histoire se répète sans cesse, et je n’apprends jamais à apprendre.
« Mes mœurs sont celles de la solitude, et non point des hommes » ;
je ne sais qui a dit cela, Rousseau ou Senancour. Mais c’est un esprit du même
genre que le mien — à défaut, peut-être, d’être de la même race.
55.
L’analyse hypercurieuse
des sensations (parfois même de celles que nous croyons avoir),
l’identification du cœur et du paysage, l’usage du désir comme volonté, et de
l’aspiration comme pensée — autant de choses qui me sont trop familières pour,
chez autrui, me donner saveur nouvelle ou apaisement. Dès lors que je les
éprouve, je voudrais, pour cela même, éprouver autre chose. Et lorsque je lis
un classique, c’est cet autre chose qui m’est donné.
58.
Le
milieu ambiant est l’âme des choses. Chaque chose possède une expression
propre, et cette expression lui vient du dehors.
Tout
vient du dehors, et l’âme humaine à son tour n’est peut-être rien d’autre que
le rayon de soleil qui brille et isole, du sol où il gît, ce tas de fumier
qu’est notre corps.
59.
Pauvres
demi-dieux d’arrière-boutique, qui se taillent des empires à coups de belles
phrases et de nobles desseins, mais qui ont besoin d’argent pour le vivre et le
couvert ! On dirait les troupes d’une armée que ses chefs, épris de gloire, ont
laissée à l’abandon ; et ses hommes se retrouvent perdus dans la vase et les
marécages ; de leur rêve, il ne leur reste que la notion de grandeur, le
souvenir d’avoir appartenu à cette armée, et le vide de ne pas même savoir ce
que faisait leur général — que d’ailleurs ils n’ont jamais vu.
C’est
ainsi que chacun rêve, à un moment ou à un autre, d’être un général d’armée,
alors qu’il n’est qu’un fuyard d’arrière-garde. C’est ainsi que chacun de nous,
dans la boue de minables ruisseaux, salue une victoire que personne ne pouvait
remporter, et dont il est le témoin dérisoire, comme une miette de pain perdue
parmi les taches d’une nappe qu’on a oublié de secouer.
Ces
gens-là remplissent les interstices de la vie quotidienne, comme la poussière
les interstices des meubles qu’on néglige d’épousseter. Dans la lumière banale
des jours ordinaires, on les voit luire comme des vers grisâtres sur le bois
fauve de l’acajou. On les ôte à l’aide d’un vieux clou. Mais personne n’est
vraiment pressé de faire un tel travail.
Mes
pauvres compagnons, qui rêvez tout haut, comme je vous envie et vous méprise !
Pour ma part, je me sens plus proche des autres — les plus pauvres, ceux qui
n’ont personne d’autre qu’eux-mêmes à qui parler de leurs rêves, personne
d’autre pour qui faire des vers, ou ce qui serait des vers s’ils en écrivaient—
tous les pauvres diables qui n’ont d’autre littérature que leur âme, et qui
meurent étouffés du seul fait d’exister...
60.
Si vous me demandez, ô
lecteurs, si je suis heureux, je vous répondrai que non.
61.
Seul
l’Ennui, qui est distanciation, et l’Art, qui est dédain, dorent d’un semblant
de satisfaction notre [vie]...
Bienheureux
ceux qui ne confient leur vie à personne.
62.
J’éprouve un dégoût physique pour l’humanité ordinaire ; c’est
d’ailleurs la seule qui existe. Et la fantaisie me prend parfois d’approfondir
ce dégoût, de même qu’on peut provoquer un vomissement pour soulager son envie
de vomir.
Une de mes promenades favorites — les matins où je redoute la
banalité de la journée qui s’annonce, autant que l’on peut craindre la prison —
consiste à partir lentement à travers les rues, avant l’ouverture des magasins
et des boutiques, en écoutant les lambeaux de phrases que les groupes de jeunes
gens ou de jeunes filles (ou des deux) laissent tomber, comme des aumônes
ironiques dans cette école invisible d’une méditation en liberté.
Et c’est toujours la même succession des mêmes phrases : « Alors
elle m’a dit... », et le ton à lui seul dit de quelles intrigues elle est
capable. « Si ce n’est pas lui, alors c’est toi... », et la voix qui répond
élève une protestation que je n’écoute déjà plus. « Tu l’as dit, parfaitement,
tu l’as dit... », tandis que la cousette affirme d’une voix stridente : « Ma
mère dit qu’elle ne veut pas... » « Qui, moi ? » et l’étonnement du jeune homme
qui porte sous le bras son déjeuner enveloppé dans du papier sulfurisé ne me
convainc guère, pas plus qu’il ne convainc, sans doute, cette souillon aux
cheveux filasse. « Si ça se trouve, c’était... », et le rire des quatre jeunes
gens qui me croisent couvre une obscénité quelconque. « Alors je me suis planté
carrément devant le type, et je lui ai sorti en pleine figure — en pleine
figure, hein, José ! » et le pauvre diable ment, car son chef de service (au
ton de sa voix, l’adversaire ne pouvait être que le chef de service) ne l’a
certes pas laissé, au centre de l’arène formée par les bureaux, brandir son
poing de gladiateur au petit pied. « Alors j’ai été fumer aux waters... » et le
gamin s’esclaffe dans sa culotte rapiécée de toutes les couleurs.
D’autres passent, sans parler, seuls ou en groupes, ou bien se
parlent entre eux sans que je puisse les entendre, mais leurs mots sont pour
moi d’une clarté parfaite, d’une transparence intuitive et usée. Je n’ose pas
dire — je n’ose pas me le dire à moi-même, dans des phrases que j’écrirais pour
les biffer aussitôt — ce que j’ai vu dans ces regards distraits, dans la
direction qu’ils prenaient pour se jeter, involontairement, salement, à la
poursuite de quelque objet de basse convoitise. Je n’ose pas car, lorsqu’on
veut provoquer un vomissement, il faut en provoquer un seul.
« Le type était tellement rond qu’il n’a même pas vu que l’escalier
avait des marches ! » Je relève la tête. Ce petit jeune homme, au moins,
décrit, et ces gens-là valent mieux quand ils décrivent que lorsqu’ils
ressentent, car ils s’oublient eux-mêmes en décrivant. Mon dégoût passe. Je
vois le type en question. Je le vois photographiquement. Même l’argot innocent
me réconforte. Brise bénie que je sens passer sur mon front — le type tellement
rond qu’il ne voyait pas que c’était un escalier avec des marches — l’escalier
peut-être où l’humanité monte, cahin-caha, en tâtonnant et en se bousculant sur
ces marches faussement balisées de la pente qui mène dans l’arrière-cour.
Les intrigues, la médisance, le récit enjolivé de ce que l’on n’a
jamais osé faire, la satisfaction que tous ces pauvres animaux habillés tirent
de la conscience inconsciente de leur âme, la sexualité sans savon, les
plaisanteries qui ressemblent à des chatouilles de singes, l’affreuse ignorance
où ils sont de leur totale inimportance... Tout cela me fait l’effet d’un
animal monstrueux et abject, fait, dans l’involontaire des songes, des croûtes
humides du désir, des restes mâchouillés des sensations.
63.
La
vie entière de l’âme humaine est mouvement dans la pénombre. Nous vivons dans
le clair-obscur de la conscience, sans jamais nous trouver en accord avec ce
que nous sommes, ou supposons être. Les meilleurs d’entre nous abritent la
vanité de quelque chose, et il y a une erreur d’angle dont nous ignorons la
valeur. Nous sommes quelque chose qui se déroule pendant l’entracte d’un
spectacle ; il nous arrive parfois, par certaines portes, d’apercevoir ce qui
n’est peut-être que décor. Le monde entier est confus, comme des voix perdues
dans la nuit.
Chacun
de nous a sa vanité, et cette vanité consiste à oublier que les autres aussi
existent, et ont une âme semblable à la nôtre. Ma vanité, ce sont ces quelques
pages, certains passages, certaines questions...
Je
me suis relu ? Faux ! Je n’ose pas, je ne peux pas me relire. A quoi cela
servirait-il ? Celui qui est dans ces pages est un autre. Je ne comprends déjà
plus rien...
65.
Ah, mais comme je
voudrais jeter au moins dans une âme un peu de poison, d’intranquillité et de
désarroi. Cela me consolerait quelque peu de la nullité de l’action dans
laquelle je vis. Pervertir deviendrait le but de ma vie. Mais y a-t-il une
seule âme que mes paroles fassent vibrer ? un seul être qui sache les
entendre, en dehors de moi ?
66.
Haussement d’épaules
Nous
attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions
sur le connu : si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du
dehors, à un sommeil ; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle
paraît être une chose différente de la vie. C’est par le jeu de ces petits
malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs — et
nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants
pauvres qui jouent à être heureux.
Mais
il en va ainsi de la vie entière : tout au moins de ce système de vie
particulier qu’on appelle, en général, civilisation. La civilisation consiste à
donner à quelque chose un nom qui ne lui convient pas, et à rêver ensuite sur
le résultat. Et le nom, qui est faux, et le rêve, qui est vrai, créent
réellement une réalité nouvelle. L’objet devient réellement différent, parce
que nous l’avons, nous, rendu différent. Nous manufacturons des réalités. La
matière première demeure toujours la même, mais la forme, donnée par l’art,
l’empêche en fait de demeurer la même. Une table de pin est bien du pin, mais
c’est également une table. C’est à la table que nous nous asseyons, et non pas
au tronc du pin. Un amour est un instinct sexuel ; malgré tout, nous n’aimons
pas avec notre instinct sexuel, mais en partant de l’hypothèse d’un autre
sentiment. Et cette hypothèse en elle-même est déjà, en effet, un autre
sentiment.
68.
La
conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que la vie
ait connu. Il y a des intelligences inconscientes, éclats fugitifs de l’esprit,
courants de la pensée, voix et philosophies qui ont autant d’entendement que
les réflexes de notre corps, ou que le foie et les reins dans la gestion de
leurs excrétions.
71.
Ce
qui produit en moi, me semble-t-il, ce sentiment profond dans lequel je vis, de
discordance avec les autres, c’est que la plupart des gens pensent avec leur
sensibilité, et que moi je sens avec ma pensée.
Plus
un homme est différent de moi, plus il me paraît réel, précisément parce qu’il
dépend moins de ma subjectivité. Et c’est pourquoi mon étude attentive,
constante, porte sur cette même humanité banale qui me répugne et dont je me
sens si éloigné. Je l’aime parce que je la hais. J’aime à la voir parce que je
déteste la sentir. Les paysages, si admirables en tant que tableaux, font en
général des lits détestables.
72.
Amiel
a dit qu’un paysage est un état d’âme, mais cette phrase est la piètre
trouvaille d’un médiocre rêveur. A partir du moment où le paysage est paysage,
il cesse d’être un état de l’âme. Objectiver, c’est créer, et personne ne dira
qu’un poème déjà fait est l’état de quelqu’un qui pense à en faire un. Voir,
c’est peut-être rêver, mais si nous appelons cela voir au lieu de rêver, c’est
que nous distinguons l’acte de voir de celui de rêver.
76.
Je
me demande même si cet espace intérieur ne sera pas simplement une nouvelle
dimension de l’autre. La recherche scientifique de l’avenir viendra peut-être à
découvrir que toutes les réalités sont des dimensions d’un même espace, qui ne
serait donc ni matériel, ni spirituel. Dans une dimension, nous vivons
peut-être notre corps ; dans une autre nous vivons notre âme. Et il existe
peut-être d’autres dimensions, où nous vivons également d’autres aspects tout
aussi réels de nous-mêmes. Il me plaît parfois de me laisser aller à une
méditation gratuite sur le point le plus reculé où ces recherches peuvent
conduire.
Les rêves aussi seront
peut-être, ou bien une autre dimension encore où nous existons, ou bien le
carrefour de deux dimensions ; de même qu’un corps existe en longueur, en
largeur et en hauteur, de même nos rêves vivent peut-être dans l’idéal, dans le
moi et dans l’espace.
80.
Tout me fatigue, et même
ce qui ne me fatigue pas. Etre joyeux, pour moi, est aussi douloureux que la
douleur.
82.
Tout
ce que nous aimons, tout ce que nous perdons — choses, êtres, significations —
frôle ainsi notre peau et pénètre par ce biais jusqu’à notre âme ; et ce bref
épisode, au sein de Dieu, n’est jamais qu’un peu de brise qui ne m’a rien
apporté d’autre qu’un apaisement imaginaire, le moment propice, et la sagesse
de pouvoir tout perdre, splendidement.
87.
La
métaphysique m’a toujours paru être un prolongement de la folie latente. Si
nous connaissions la vérité, nous la verrions, et le reste n’est que système et
fioritures. Si nous y réfléchissons, il nous suffit de constater
l’incompréhensibilité de l’univers ; vouloir le comprendre, c’est être moins
qu’un homme, car être homme, c’est savoir qu’on ne peut comprendre l’univers.
89.
La seule attitude digne
d’un homme supérieur, c’est de persister tenacement dans une activité qu’il
sait inutile, respecter une discipline qu’il sait stérile, et s’en tenir à des
normes de pensée, philosophique et métaphysique, dont l’importance lui apparaît
totalement nulle.
90.
Reconnaître dans la
réalité une forme d’illusion, et dans l’illusion une forme de la réalité, est
également nécessaire et également inutile.
Mieux
vaut, oui, mieux vaut être pour toujours la limace humaine qui aime et qui
ignore, la sangsue répugnante sans le savoir. Qu’ignorer soit notre vie ! Que
sentir nous donne l’oubli ! Combien d’épisodes perdus dans le sillage
blanc-vert des caravelles enfuies, semblable au froid crachat du gouvernail
altier, dressé, en guise de nez, sous les yeux des cabines vétustes !
91.
Mais
notre supériorité d’artistes et de poètes ne réside nullement dans ce que tant
de rêveurs ont considéré comme faisant justement leur supériorité. Si le rêveur
est supérieur à l’homme d’action, ce n’est pas que le rêve soit supérieur à la
réalité. La supériorité du rêveur vient de ce que rêver est infiniment plus
pratique que de vivre, et de ce que le rêveur tire de la vie un plaisir
beaucoup plus grand et plus varié que l’homme d’action. En d’autres termes —
plus clairs et plus directs—, c’est le rêveur qui est l’homme d’action.
Etant
donné que la vie est essentiellement un état mental, et que tout ce que nous
faisons ou pensons n’a d’autre valeur à nos yeux que celle que nous lui
attribuons nous-mêmes — la valorisation ne dépend que de nous. Le rêveur, en
somme, est un fabricant de billets, et les billets qu’il émet ont cours dans la
cité de son esprit tout comme ceux de la réalité. Que le papier-monnaie de mon
âme ne soit pas convertible en or m’importe peu, puisqu’on ne trouve jamais
d’or dans l’alchimie fictive de la vie. Après nous viendra le déluge — mais
après nous seulement. Plus avisés et plus heureux sont ceux qui, reconnaissant
que tout est fiction, fabriquent le roman avant qu’on ne le leur fabrique, et
qui, comme Machiavel, revêtent le costume de la Cour pour mieux écrire en
secret.
92.
Je n’ai jamais voulu être
rien d’autre qu’un rêveur. Si l’on me parlait de vivre, j’écoutais à peine.
J’ai toujours appartenu à ce qui n’est pas là où je me trouve, et à ce que je
n’ai jamais pu être. Tout ce qui n’est pas moi —si vil que cela puisse être — a
toujours eu de la poésie à mes yeux. Je n’ai jamais aimé que rien.
Je n’ai jamais souhaité que ce que je ne pouvais pas même imaginer. Je n’ai
jamais demandé à la vie que de me laisser effleurer par elle, sans la sentir
passer. Je n’ai jamais rien demandé à l’amour que de rester toujours un rêve
lointain. Jusque dans mes paysages intérieurs, tous parfaitement irréels, c’est
toujours le lointain qui m’a attiré, et les aqueducs qui allaient s’estompant,
presque à l’horizon de mes paysages rêvés, avaient une douceur de rêve,
comparés aux autres parties du paysage ; et c’était justement cette douceur qui
me les faisait aimer.
Non,
il n’est pas de regret plus lancinant que le regret des choses qui n’ont jamais
été ! Ce que j’éprouve en pensant au passé qui a été le mien dans le temps
réel, en pleurant sur le cadavre de mon enfance en allée... cela même n’égale
pas la ferveur douloureuse et l’émotion avec lesquelles je pleure du regret que
les humbles créatures de mes songes ne soient pas réelles ; mon regret va même
aux personnages secondaires, que je ne me rappelle avoir vus qu’une seule fois
dans ma pseudo-existence, en tournant par hasard au coin d’une rue dans ma
vision imaginaire, ou en passant devant un portail, dans une de ces ruelles que
j’ai remontées et descendues mille fois en rêve.
Ma
colère devant l’impossibilité, pour ma nostalgie, de ranimer et de relever ces
créatures, ne connaît jamais de ressentiment plus vif à l’égard de Dieu (ce
créateur d’impossibilités) que lorsque je me rends compte que mes amis de rêve,
avec lesquels j’ai vécu tant d’incidents divers clans mon existence fictive,
avec lesquels j’ai tenu tant de brillantes conversations, dans des cafés
imaginaires — que tous ces amis n’ont jamais appartenu, en fin de compte, à
aucun espace où ils auraient pu exister réellement, et indépendamment de la
conscience que j’avais d’eux.
93.
L’intensité
des sensations a toujours été plus faible, chez moi, que l’intensité de la
conscience que j’en avais. J’ai toujours souffert davantage de ma conscience de
la douleur que de la souffrance même dont j’avais conscience.
La
vie de mes émotions a choisi de s’installer, dès l’origine, dans les salons de
la pensée, et j’ai toujours vécu là plus largement ma connaissance émotive de
la vie.
Et
comme la pensée, lorsqu’elle héberge l’émotion, devient plus exigeante qu’elle,
le régime de conscience où j’ai opté de vivre ce que je ressentais a rendu ma
manière de sentir plus quotidienne, plus titillante et plus épidermique.
95.
Nous
sommes ceux que nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. Le bruit des
vagues, la nuit, est celui de la nuit même ; et combien l’ont entendu retentir
au fond de leur âme, tel l’espoir qui se brise perpétuellement dans l’obscurité,
avec un bruit sourd d’écume résonnant dans les profondeurs ! Combien de larmes
pleurées par ceux qui obtenaient, combien de larmes perdues par ceux qui
réussissaient ! Et tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, est devenu
pour moi le secret de la nuit et la confidence de l’abîme. Que nous sommes
nombreux à vivre, nombreux à nous leurrer ! Quelles mers résonnent au fond de
nous, dans cette nuit d’exister, sur ces plages que nous nous sentons être, et
où déferle l’émotion en marées hautes !
Ce
que l’on a perdu, ce que l’on aurait dû vouloir, ce que l’on a obtenu et gagné
par erreur ; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite, en constatant
alors, après l’avoir perdu et l’aimant pour cela même, que tout d’abord nous ne
l’aimions pas ; ce que nous nous imaginions penser, alors que nous sentions ;
ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion ; et l’océan
tout entier, arrivant, frais et sonore, du vaste fond de la nuit tout entière,
écumait délicatement sur la grève, tandis que se déroulait ma promenade
nocturne au bord de la mer...
Qui d’entre nous sait
seulement ce qu’il pense, ou ce qu’il désire ? Qui
sait ce qu’il est pour lui-même ?
97.
Le
sage véritable adopte intérieurement une attitude telle que les événements
extérieurs ne viennent l’affecter que de façon absolument minime. Il doit, dans
ce but, se cuirasser en s’entourant de réalités plus proches de lui que les
faits eux-mêmes, et filtrant les faits de manière à les modifier en profondeur
avant qu’ils ne lui parviennent.
98.
Je
me suis éveillé très tôt aujourd’hui, dans un sursaut, et je me suis levé
aussitôt, embrumé, pris à la gorge par un ennui incompréhensible. Aucun rêve
n’en était la cause ; aucune réalité n’aurait pu le provoquer. C’était un ennui
total et absolu, et pourtant fondé sur quelque chose. Au fond obscur de mon
âme, invisibles, des forces inconnues se livraient un combat dont mon être
était le champ de bataille lui-même, et je tremblais tout entier sous cette
mêlée sans visage. Une nausée physique de la vie tout entière m’envahit dès mon
réveil. L’horreur de devoir vivre se leva de mon lit avec moi. Tout me parut
creux, et j’eus l’impression glaciale qu’il n’existait aucune solution, pour
aucun problème.
99.
Il
est des moments où tout nous fatigue, même ce qui devrait nous reposer. Ce qui
nous fatigue parce que c’est fatigant ; et ce qui devrait nous reposer, parce
que la seule idée de l’obtenir nous fatigue. Il y a des accablements de l’âme
qui se situent plus bas que toute angoisse et toute douleur ; et seuls les
ignorent, à mon sens, ceux qui se dérobent aux angoisses et aux douleurs
humaines, et qui déploient assez de diplomatie envers eux-mêmes pour esquiver
jusqu’à l’ennui. Ainsi diminués, ainsi cuirassés contre le monde, on ne peut
s’étonner qu’en de certains moments, où ils prennent conscience d’eux-mêmes,
ils sentent d’un seul coup tout le poids de cette cuirasse, et que la vie soit
alors pour eux une angoisse à l’envers, une douleur perdue.
Et je ne veux rien, n’ai
de préférence pour rien, et il n’est pas de prison d’où je doive échapper.
100.
Je vis toujours au présent. L’avenir, je ne le connais pas. Le
passé, je ne l’ai plus. L’un me pèse comme la possibilité de tout, l’autre
comme la réalité de rien. Je n’ai ni espoirs ni regrets. Sachant ce que ma vie
a été jusqu’à maintenant — c’est-à-dire, si souvent et si largement, le
contraire de ce que j’aurais voulu — que puis-je prévoir de ma vie future,
sinon qu’elle sera ce que je ne prévois pas, ce que je ne souhaite pas, et
qu’elle m’arrivera du dehors, parfois même par l’intermédiaire de ma propre
volonté ? Rien non plus, dans mon passé, que je puisse me remémorer avec
l’inutile désir de le revivre. Je n’ai jamais été que la trace et le simulacre
de moi-même. Mon passé, c’est tout ce que je n’ai pas réussi à être. Même les
sensations des moments enfuis n’éveillent en moi aucune nostalgie : ce qu’on
éprouve exige le moment présent ; celui-ci une fois passé, la page est tournée
et l’histoire continue, mais non pas le texte.
102.
Le pauvre possède un
empire ; le puissant possède un champ. En fait, nous ne possédons jamais que
nos impressions ; c’est donc sur elles, et non sur ce qu’elles perçoivent, que
nous devons fonder la réalité de notre existence.
103.
Je
cultive la haine de l’action comme une plante de serre. Je me flatte moi-même
de ma clairvoyance à l’égard de la vie.
104.
Aucune idée brillante ne
peut être mise en circulation sans qu’on y ajoute quelque élément de stupidité.
La pensée collective est stupide parce qu’elle est collective : rien ne
peut franchir les barrières du collectif dans y laisser, comme une dîme
inévitable, la plus grande part de ce qu’elle peut comporter d’intelligent.
106.
. La vie m’écœure comme
un remède inutile. Et c’est alors que je vois, avec une vision d’une parfaite
netteté, combien il me serait facile de chasser cet ennui, si j’avais
simplement la force de le vouloir réellement.
108.
On
peut ressentir la vie comme une nausée au creux de l’estomac, et l’existence de
notre âme comme une gêne dans tous nos muscles. La détresse de notre esprit,
quand elle est ressentie avec acuité, soulève de loin des marées dans tout
notre corps, et nous fait souffrir par délégation.
J’ai
conscience de moi dans l’un de ces jours où la douleur d’être conscient
devient, comme dit le poète,
112.
Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un.
Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de ce quelqu’un. Ce que
nous aimons, c’est un concept forgé par nous — et en fin de compte, c’est
nous-mêmes.
Cela est vrai à tous les degrés de l’amour. Dans l’amour sexuel,
nous cherchons notre propre plaisir, par l’intermédiaire d’un corps étranger.
Dans l’amour distinct de l’amour sexuel, nous cherchons notre plaisir par
l’intermédiaire d’une idée créée par nous-mêmes. L’onaniste est abject, mais,
en toute rigueur, il est l’expression parfaite de la logique amoureuse. C’est
le seul qui ne trompe personne, ni autrui, ni lui-même.
Les relations entre une âme et une autre âme, à travers des choses
aussi incertaines et divergentes que le sont les mots courants et les gestes
que l’on accomplit, sont un sujet d’une curieuse complexité. Dans notre art
même de nous connaître, nous nous méconnaissons. Ils disent tous deux « Je
t’aime », ou ils le pensent et le sentent réciproquement, et chacun d’eux veut
exprimer une idée différente, une vie différente, peut-être même une couleur ou
un parfum différents, dans cette somme abstraite d’impressions qui constitue
l’activité de l’âme.
114.
J’ai sculpté ma propre
vie comme une statue faite d’une matière étrangère à mon être. Il m’arrive de
ne pas me reconnaître, tellement je me suis placé à l’extérieur de moi-même,
tellement j’ai employé de façon purement artistique la conscience que j’ai de
moi-même.
116.
Écrire, c’est oublier. La littérature est encore la manière la plus
agréable d’ignorer la vie. La musique nous berce, les arts
visuels nous stimulent, les arts vivants (tels que la danse et le spectacle)
nous divertissent. La première, cependant, s’éloigne de la vie, car elle en
fait un sommeil ; les seconds, en revanche, ne s’éloignent pas de la vie —les
uns parce qu’ils ont recours à des formules visuelles, donc vitales, les autres
parce qu’ils vivent de la vie humaine elle-même.
Ce
n’est pas le cas de la littérature, qui, pour son compte, simule la vie. Un
roman, c’est l’histoire de quelque chose qui ne s’est jamais passé, et un drame
est un roman sans narration. Un poème est l’expression d’idées ou de sentiments
coulés dans un langage que personne n’emploie, puisque personne ne parle en
vers.
117.
La plupart des gens souffrent
du défaut de ne pas savoir dire ce qu’ils voient ou ce qu’ils pensent.
Toutes nos impressions
sont incommunicables, sauf si nous en faisons de la littérature.
121.
Comme
tous les êtres doués d’une grande mobilité mentale, j’éprouve un amour organique
et fatal pour la fixité. Je déteste les nouvelles habitudes et les endroits
inconnus.
122.
L’ennui
ne disparaît que dans les paysages qui n’existent pas, dans les livres que je
ne lirai jamais. La vie est pour moi une somnolence qui ne parvient pas jusqu’à
mon cerveau. Je le garde libre, au contraire, pour pouvoir y être triste.
123.
Pour moitié je suis
somnambule, et pour moitié, rien.
124.
Toute âme digne d’elle-même souhaite vivre la vie à l’Extrême. Se
contenter de ce qu’on vous donne, c’est se conduire en esclave. Demander
davantage, c’est se conduire en enfant. Conquérir un peu plus, c’est être fou,
car toute conquête (...)
Vivre
la vie à l’Extrême, cela signifie la vivre jusqu’à ses limites, mais il existe
trois façon de le faire, et il revient à chaque âme élevée de choisir celle qui
lui convient le mieux. On peut vivre la vie à l’extrême en la possédant à
l’extrême, par un périple ulysséen à travers toutes les sensations vécues,
toutes les formes d’énergie extériorisée. Bien rares cependant, et à toutes les
époques, sont ceux qui peuvent fermer les yeux sous une fatigue qui soit la
somme de toutes les fatigues, ceux qui ont tout possédé, et de toutes les
manières.
126.
Dans
ces périodes imprégnées d’ombre, je suis incapable de penser, de sentir, de
vouloir. Je ne sais plus écrire que des chiffres, ou griffonner. Je ne ressens
rien, et la mort d’une personne aimée me donnerait l’impression de se produire
dans une langue étrangère. Je ne peux pas ; j’ai l’impression de dormir, et mes
gestes, mes mots, mes actes les plus judicieux me semblent n’être qu’une
respiration périphérique, l’instinct rythmique d’un organisme quelconque.
127.
Je
ne m’indigne pas, parce que l’indignation est le propre des âmes fortes ; je ne
me résigne pas, car la résignation est le propre des âmes nobles ; je ne me
tais pas non plus, car le silence est le propre des grandes âmes. Et je ne suis
ni fort, ni noble, ni grand. Je souffre et je rêve. Je me plains parce que je
suis faible et, étant artiste, je me distrais en tissant de musicales plaintes
et en arrangeant mes rêves de la façon qui plaît le mieux à l’idée que je me
fais de leur beauté.
Je
regrette seulement de ne pas être un enfant, car je pourrais croire à mes rêves
; de ne pas être fou, car je pourrais éloigner de mon âme tous ceux qui
m’assiègent (...)
Je
ne me plains pas du monde. Je ne proteste pas au nom de tout l’univers. Je ne
suis pas un pessimiste. Je souffre et je me plains, oui, mais je ne sais si le
mal, c’est la souffrance, et je ne sais pas non plus s’il est humain de
souffrir. Que m’importe de savoir si tout cela est juste ou non ?
Je
souffre, mais j’ignore si je l’ai mérité ou non (Biche poursuivie).
Je
ne suis pas pessimiste, je suis triste.
128.
J’ai
toujours évité, avec horreur, d’être compris. Être compris c’est se prostituer.
J’aime mieux être pris sérieusement pour ce que je ne suis pas, et être ignoré
humainement, avec décence, avec naturel.
Rien
ne provoquerait autant mon indignation que de voir mes collègues de bureau me
trouver « différent ». Je veux savourer à part moi cette ironie de ne pas être,
pour eux, différent. Je veux endurer ce cilice de les voir me juger semblable à
eux, et subir cette crucifixion de ne pas être distingué. Il est de ces
martyres plus subtils que ceux des saints et des ermites. Il y a des supplices
de l’intelligence, comme il y a ceux du corps et du désir. Et l’on connaît dans
ces supplices, comme dans les autres, une certaine volupté.
130.
Je
me demande bien souvent ce que je serais devenu si, abrité des rafales du destin
par le paravent de la richesse, je n’avais pas été conduit, par la main morale
de mon oncle, dans un bureau de Lisbonne, et si je n’étais pas monté depuis ce
bureau vers bien d’autres, jusqu’à ce sommet de pacotille d’un emploi
d’aide-comptable, avec un travail ressemblant à une sieste paisible, et un
salaire juste suffisant pour vivre.
132.
Plus
je contemple le spectacle du monde, le flux et le reflux mouvants des choses,
et plus profondément je me pénètre de la fiction congénitale de tout, du
prestige et de la pompe mensongers de toute réalité. Et au cours de cette
réflexion, que tout homme sensé aura connue un jour ou l’autre — la marche
bariolée des coutumes et des modes, le cheminement complexe des progrès et des
civilisations, la confusion grandiose des empires et des cultures — tout cela
m’apparaît comme un mythe, comme une fiction, rêvés au royaume des ombres et de
l’oubli. Mais je ne sais si la définition suprême de toutes ces ambitions
mortes (même quand elles se sont accomplies) doit se trouver dans le
renoncement extatique du Bouddha qui, comprenant soudain la vacuité de toute
chose, est sorti de son extase en disant « Maintenant, je sais tout », ou bien
dans l’indifférence (fruit d’une trop longue expérience) de l’empereur Septime
Sévère : « Omnia fui, nihil expedit —j’ai été tout, rien ne vaut la peine. »
133.
Le
monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au
soleil en tons pailletés d’or et de clair-obscur.
Pour affronter cette
brutalité de l’indifférence, qui constitue le fond visible des choses, les
mystiques ont découvert que la meilleure solution, c’était encore le
renoncement. Nier le monde, lui tourner le dos comme on se détourne d’un
marécage. Le nier comme Bouddha, en niant sa réalité absolue ; le nier comme le
Christ, en niant sa réalité relative; le nier (...)
134.
Je
me cherche, sans me trouver. J’appartiens à des heures chrysanthèmes, aux
lignes nettes dans l’étirement des vases. Il me faut faire de mon âme quelque
chose de décoratif.
Je
ne sais quels détails, par trop pompeux et trop recherchés, définissent ma
tournure d’esprit. Mon goût pour l’ornemental vient, sans nul doute, de ce que
j’y sens quelque chose d’identique à la substance de mon être.
135.
Les
choses les plus simples, les plus réellement simples, que rien ne saurait
rendre à demi simples, deviennent d’une complexité extrême du seul fait que
c’est moi qui les vis. Dire bonjour suffit parfois à m’intimider. Ma voix
s’éteint subitement, comme si proférer ce mot à voix haute était d’une audace
incongrue. C’est une sorte de pudeur d’exister — je ne vois pas d’autre nom !
Toute ma vie, j’ai été
futile métaphysiquement, et sérieux pour rire. Je n’ai jamais rien fait
sérieusement, malgré tous mes efforts. Dans mon être intime se jouait de moi quelque
Destin malin.
138.
Il
est une érudition de la connaissance, qui est ce que l’on appelle proprement
l’érudition, et une érudition de l’entendement, qui est ce que l’on appelle la
culture. Mais il y a aussi une érudition de la sensibilité.
Cette
érudition de la sensibilité n’a rien à voir avec l’expérience de la vie.
L’expérience de la vie n’enseigne rien, de même que l’histoire ne nous informe
en rien. La véritable expérience consiste à restreindre le contact avec la
réalité, et à intensifier l’analyse de ce contact. Ainsi la sensibilité
vient-elle à se développer et à s’approfondir, car tout est en nous-mêmes ; il
nous suffît de le chercher, et de savoir le chercher.
Qu’est-ce
que voyager, et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants sont des soleils
couchants ; nul besoin d’aller les voir à Constantinople. Cette sensation de
libération, qui naît des voyages ? Je peux l’éprouver en me rendant de Lisbonne
à Benfica2,
et l’éprouver de manière plus intense qu’en allant de Lisbonne jusqu’en Chine,
car si elle n’existe pas en moi-même, cette libération, pour moi, n’existera
nulle part. « N’importe quelle route, a dit Carlyle, et même cette route
d’Entepfuhl, te conduit au bout du monde. » Mais cette route d’Entepfuhl, si on
la suit jusqu’au bout, revient à Entepfuhl ; si bien qu’Entepfuhl, où nous nous
trouvions déjà, est aussi ce bout du monde que nous cherchions à atteindre.
Condillac
commence ainsi son célèbre ouvrage : « Si haut que nous montions, si bas que
nous descendions, nous ne sortons jamais de nos sensations. » Nous ne
débarquons jamais de nous-mêmes. Nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en
nous autruifiant par l’imagination, devenue sensible à nous-mêmes. Les paysages
véritables sont ceux que nous créons nous-mêmes car, étant leurs dieux, nous
les voyons comme ils sont véritablement, c’est-à-dire tels qu’ils ont été
créés. Ce qui m’intéresse et que je puis véritablement voir, ce n’est aucune
des Sept Parties du Monde3 ; c’est la huitième, que je parcours et
qui est réellement mienne.
Renoncer, c’est nous libérer. Ne rien vouloir, c’est pouvoir.
Au
fond, notre expérience terrestre comporte seulement deux choses : l’universel
et le particulier. Décrire l’universel, c’est décrire ce qui est commun à toute
âme humaine, à toute expérience humaine — le ciel profond, avec le jour et la
nuit qui se produisent en lui et à partir de lui ; l’écoulement des fleuves —
tous de la même eau fraîche et sororale ; les mers, les montagnes aux lointains
tremblants, et préservant la majesté des hauteurs dans le secret des
profondeurs ; les saisons, les champs, les maisons, les gestes et les visages ;
les costumes et les sourires ; l’amour et les guerres ; les dieux, finis et
infinis ; la Nuit sans forme, mère de l’origine du monde ; le Destin, ce
monstre intellectuel, qui est tout... En décrivant toutes ces choses, ou quoi
que ce soit d’autre tout aussi universel, je parle à l’âme dans la langue
primitive et divine, l’idiome adamique que tous les hommes comprennent. Mais
quelle langue morcelée, quelle langue babélique parlerais-je si je décrivais
l’ascenseur de Santa Justa4, la cathédrale de Reims, la culotte des
zouaves ou la façon dont on prononce le portugais dans le Tras-os-Montes5
? Autant de choses qui sont des accidents de la surface ; on peut les sentir en
marchant, mais non pas en sentant. Ce qu’il y a d’universel dans l’ascenseur de
Santa Justa, c’est la mécanique régissant le monde. Ce qu’il y a de vérité dans
la cathédrale de Reims, ce n’est ni la cathédrale, ni la ville de Reims, mais
la majesté religieuse des édifices voués à la connaissance des profondeurs de
l’âme humaine. Ce qui est éternel dans la culotte des zouaves, c’est la fiction
colorée des costumes, langage humain qui crée une simplicité d’ordre social
constituant, à sa façon, une nudité nouvelle. Ce qui, dans les parlers
régionaux, est universel, c’est l’intonation familière de gens qui vivent
spontanément, la diversité des êtres proches, la succession bigarrée des façons
d’être, les différences entre les peuples et la grande diversité des nations.
Éternels
passagers de nous-mêmes, il n’est pas d’autre paysage que ce que nous sommes.
Nous ne possédons rien, car nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n’avons
rien parce que nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers
quel univers ? Car l’univers n’est pas à moi : c’est moi qui suis l’univers.
139.
Je
n’écris plus depuis bien longtemps. Des mois ont passé sans que je vive, et moi
je dure, entre le bureau et la physiologie, dans une intime stagnation des
pensées et des sensations. Cela, malheureusement, ne donne pas de repos : dans
le pourrissement même, il y a fermentation.
Depuis
bien longtemps non seulement je n’écris plus, mais je ne vis même plus. Je
crois bien que je rêve à peine. Les rues sont simplement des rues pour moi.
J’exécute le travail du bureau en y consacrant toute mon attention consciente,
mais je ne puis dire sans distraction : derrière, je suis en train, non pas de
méditer, mais de dormir ; malgré tout, je suis toujours un autre derrière mon
travail.
Depuis
bien longtemps je n’existe plus. Je suis parfaitement tranquille. Nul ne me
distingue de celui que je suis. Je viens de me sentir respirer comme si j’avais
accompli une action nouvelle ou longtemps retardée. Je commence à prendre
conscience d’avoir conscience. Demain, peut-être m’éveillerai-je à moi-même, et
reprendrai-je le cours de mon existence propre. Je ne sais si, ce faisant, je
serai plus heureux, ou si je le serai moins. Je ne sais rien. Je lève la tête
tout en marchant et je vois que, sur la colline du Château, le soleil couchant,
situé derrière moi, allume des dizaines de fenêtres, et flambe tout en haut des
maisons en un froid brasier. Autour de ces yeux aux flammes dures, toute la
colline est adoucie par la fin du jour. Je peux à tout le moins me sentir
triste, et être conscient du fait que cette tristesse vient d’avoir croisé le
bruit soudain (vu avec l’ouïe) du tram qui passe, le brouhaha de voix des
jeunes gens, la rumeur oubliée de la ville bien vivante.
Depuis
bien longtemps je ne suis plus moi.
143.
Je m’attriste davantage de ceux qui rêvent le probable, le proche et
le légitime, que de ceux qui se perdent en rêveries sur le lointain et
l’étrange. Si l’on rêve avec grandeur, ou bien l’on est fou, on croit à ses
rêves et l’on est heureux, ou bien on est un simple rêveur, pour qui la rêverie
est une musique de l’âme, qui le berce sans rien lui dire. Mais si l’on rêve le
possible, on connaît alors la possibilité réelle de la véritable déception. Je
ne puis regretter profondément de n’avoir pas été un empereur romain, mais je
peux regretter amèrement de n’avoir jamais seulement adressé la parole à la
petite couturière qui, vers les neuf heures, tourne toujours à droite au bout
de la rue. Le rêve qui nous promet l’impossible, de ce fait même nous en prive
déjà ; mais le rêve qui nous promet le possible intervient dans la vie
elle-même et y délègue sa solution. L’un vit en toute indépendance, en excluant
tout le reste ; l’autre est soumis aux contingences des événements extérieurs.
C’est pourquoi j’aime les paysages impossibles, et les vastes
étendues de plateaux désertiques où je ne me trouverai jamais. Les époques historiques
passées sont un pur ravissement, puisque, bien évidemment, je ne peux imaginer
une seconde qu’elles vont se matérialiser pour moi. Je dors quand je rêve ce
qui n’existe pas ; je suis sur le point de m’éveiller quand je rêve ce qui peut
exister.
145.
Plus
un homme monte haut, plus nombreuses sont les privations qu’il doit s’imposer.
Au sommet, il n’y a de place que pour l’homme seul. Plus il est parfait, plus
il est entier ; et plus il est entier, moins il est quelqu’un d’autre que
lui-même.
148.
L’homme
parfait, chez les païens, était la perfection de l’homme tel qu’il est ;
l’homme parfait des chrétiens, la perfection de l’homme tel qu’il n’est pas ;
l’homme parfait des bouddhistes, la perfection d’un état où il n’y a pas
d’homme.
La
nature, c’est la différence entre l’âme et Dieu.
Tout ce que l’homme expose ou exprime est une note en marge d’un
texte totalement effacé. Nous pouvons plus ou moins, d’après le sens de la
note, déduire ce qui devrait être le sens du texte ; mais il reste toujours un doute,
et les sens possibles sont multiples.
149.
On
a bien souvent défini l’homme, et on l’a fait en général par opposition à
l’animal. C’est pourquoi on trouve fréquemment, dans les définitions de
l’homme, la tournure « l’homme est un animal... » suivie d’un adjectif, ou
encore « l’homme est un animal qui... » et on nous explique en quoi. « L’homme
est un animal malade », dit Rousseau, et c’est vrai en partie. « L’homme est un
animal rationnel », dit l’Église, et c’est vrai en partie. « L’homme est un animal
qui se sert d’outils », dit Carlyle, et c’est encore vrai en partie. Mais ces
définitions, et d’autres analogues, sont toujours incomplètes et marginales. La
raison en est simple : il n’est pas aisé de distinguer l’homme des animaux, et
il n’existe pas de critère sûr pour les différencier. La vie humaine s’écoule
dans la même inconscience intime que la vie des animaux. Ces mêmes lois
profondes qui régissent du dehors les instincts des animaux régissent,
également du dehors, l’intelligence de l’homme, qui semble n’être qu’un
instinct en formation, tout aussi inconscient que n’importe quel autre
instinct, et moins parfait parce qu’encore incomplètement formé.
«
Tout vient de l’absurde », dit-on dans l’Anthologie grecque. Et tout vient
réellement de l’absurde. En dehors de la mathématique, qui ne s’occupe que de
chiffres morts et de formules vides, et peut pour cette raison être
parfaitement logique — la science n’est que jeu d’enfants au crépuscule, comme
si l’on voulait saisir l’ombre des oiseaux, ou arrêter celle des herbes
ondulant sous le vent.
Et
il est curieux, il est étrange de voir que, s’il est bien difficile de trouver
des mots qui définissent réellement l’homme en le distinguant des animaux, il
est facile en revanche de trouver le moyen de différencier l’homme supérieur de
l’homme ordinaire.
150.
De
la naissance à la mort, l’homme vit esclave de cette même extériorité à
lui-même qui est celle des animaux. Durant sa vie entière, il ne vit pas, mais
végète, à un degré supérieur et avec une plus grande complexité. Il suit
certaines normes sans même savoir qu’elles existent, ni qu’il les suit, et ses
idées, ses sentiments, ses actes sont tous inconscients — non pas qu’il manque
aux hommes la conscience, mais parce qu’ils n’ont pas deux consciences.
De
vagues intuitions sur une vague illusion — voilà le lot, et pas davantage, des
plus grands hommes.
Je
suis le fil — en laissant ma pensée divaguer — de l’histoire banale des vies
banales. Je vois combien les gens sont esclaves, en tout, de leur tempérament inconscient,
des circonstances extérieures qui leur sont imposées du dehors, des élans les
poussant ou non au contact avec autrui, et qui dans ce contact même, par lui et
grâce à lui, s’entrechoquent comme des coquilles de noix.
152.
Je
reste toujours ébahi quand j’achève quelque chose. Ébahi et navré. Mon instinct
de perfection devrait m’interdire d’achever ; il devrait même m’interdire de
commencer. Mais voilà : je pèche par distraction, et j’agis. Et ce que
j’obtiens est le résultat, en moi, non pas d’un acte de ma volonté, mais bien
d’une défaillance de sa part. Je commence parce que je n’ai pas la force de
penser ; je termine parce que je n’ai pas le courage de m’interrompre. Ce livre
est celui de ma lâcheté.
Pour
moi, écrire c’est m’abaisser ; mais je ne peux pas m’en empêcher. Écrire, c’est
comme la drogue qui me répugne et que je prends quand même, le vice que je
méprise et dans lequel je vis. Il est des poisons nécessaires, et il en est de
fort subtils, composés des ingrédients de l’âme, herbes cueillies dans les
recoins des ruines de nos rêves, papillons noirs trouvés au flanc des tombeaux,
longues feuilles d’arbres obscènes qui agitent leurs branches sur les rives
sonores des eaux infernales de l’âme.
Écrire,
oui, c’est me perdre, mais tout le monde se perd, car vivre c’est perdre. Et
pourtant je me perds sans joie, non pas comme le fleuve qui se perd à son
embouchure — pour laquelle il est né, inconnu de tous —, mais comme la flaque
laissée dans le sable par la marée haute, et dont l’eau lentement absorbée ne
retournera jamais à la mer.
154.
Qui
suis-je pour moi-même ? Rien d’autre que l’une de mes sensations.
Mon
cœur se vide malgré lui, comme un seau percé. Penser ? Sentir ? Comme tout peut
nous lasser, dès qu’il s’agit d’une chose bien définie !
159.
Par
deux fois, au cours de mon adolescence — que je sens si lointaine et qui, ainsi
ressentie, m’apparaît comme une chose simplement lue, un récit intime que me
ferait quelqu’un d’autre—, j’ai goûté la douleur de l’humiliation d’aimer. Du
haut d’aujourd’hui, jetant un regard en arrière sur ce passé dont je ne sais
plus trop s’il est lointain ou récent, je pense que cette expérience de la
déception, il valait mieux que je la fasse tout jeune.
J’ai
acquis trop tôt — par une expérience conjointe et simultanée de la sensibilité
et de l’intelligence— la conviction que la vie de l’imagination, si morbide
qu’elle puisse paraître, est néanmoins celle qui convient le mieux à des
tempéraments tels que le mien. Les fictions élaborées (postérieurement) par mon
imagination peuvent me lasser, mais elles ne sauraient me peiner ni m’humilier.
Chez d’impossibles maîtresses, sont également impossibles le sourire trompeur,
la tendresse mensongère, les caresses prodiguées par calcul. Ces maîtresses-là
jamais ne nous quittent, et ne nous cessent jamais d’être.
160.
Toute
cette journée, remplie de désolation avec ses nuages tièdes et légers, a été
occupée par l’annonce d’une révolution. Ce genre de nouvelles, vraies ou
fausses, me cause toujours un malaise particulier, mélange de dédain et de
nausée physique. Cela me fait mal à l’intelligence, que quelqu’un puisse
s’imaginer qu’il va changer quoi que ce soit en s’agitant. La violence, quelle
qu’elle soit, a toujours représenté pour moi une forme hagarde de la bêtise
humaine. Et puis tous les révolutionnaires sont stupides, comme le sont,
quoique à un degré moindre, parce que moins gênants, tous les réformateurs.
Qu’on
soit révolutionnaire ou réformateur — l’erreur est la même. Impuissant à
dominer et à réformer sa propre attitude envers la vie, qui est tout, ou son
être lui-même, qui est presque tout, l’homme cherche une échappatoire en
essayant de changer les autres et le monde extérieur. Tout révolutionnaire,
tout réformateur est un évadé. Combattre, c’est être incapable de se combattre.
Réformer, c’est être incapable de s’améliorer, c’est n’avoir pas d’âme pour
exister.
L’homme
doué d’une sensibilité juste et d’une raison droite, s’il se préoccupe du mal
et de l’injustice dans le monde, cherche tout naturellement à les corriger
d’abord dans ce qui le touche de plus près : c’est-à-dire en lui-même. Cette
tâche l’occupera durant sa vie entière.
161.
Le
gouvernement des hommes repose sur deux principes : réprimer et tromper.
L’ennui, avec ces mots clinquants, c’est qu’ils ne parviennent ni à réprimer,
ni à tromper. Ils saoulent, tout au plus, mais c’est là tout autre chose.
162.
Tout
ce qui nous arrive de déplaisant dans la vie — les situations ridicules où nous
nous trouvons, les mauvaises actions que nous commettons, nos manquements,
comme autant de lapsus, à l’une ou l’autre des vertus — tout cela doit être
considéré comme de simples accidents extérieurs, incapables d’atteindre la
substance de notre âme. Traitons-les comme des rages de dents ou des cors au
pied de la vie elle-même, comme des choses gênantes, extérieures à nous,
quoique situées en nous, et ne concernant en tout cas que notre existence
organique ou les éléments vitaux en nous.
163.
Raconter, c’est créer,
car vivre ce n’est qu’être vécu.
167.
Je
voudrais m’enfuir. Fuir ce que je connais, fuir ce qui m’appartient, fuir ce
que j’aime. Je voudrais partir — non pas vers un impossible royaume des Indes,
ou quelques vastes îles au Sud de tout le reste, mais vers un endroit
quelconque — hameau perdu ou retraite lointaine — qui, par-dessus tout, ne soit
pas cet endroit-ci. Je ne veux plus voir ces visages, ces habitudes et ces
jours. Je veux me reposer, vide, de cette manie organique chez moi de feindre.
Je veux sentir le sommeil me venir comme vie, et non comme repos. Une cabane au
bord de la mer, une grotte même, au pied escarpé de quelque montagne, peut me
le donner. Malheureusement, ma volonté seule ne peut le faire.
L’esclavage
est la loi de cette vie, et il n’en est pas d’autre, car c’est à cette loi que
l’on doit obéir, sans révolte ni refuge possibles. Les uns naissent esclaves,
les autres le deviennent, et à certains l’esclavage est donné. Ce lâche amour
que nous avons tous pour la liberté (si nous la possédions soudain, elle nous
surprendrait par sa nouveauté, et nous la repousserions aussitôt) est le signe
certain du poids de notre esclavage. Moi-même, qui viens de dire que je
voudrais vivre dans une cabane ou une grotte, où je me verrais libéré de la
monotonie de tout, c’est-à-dire de la monotonie de moi-même, oserais-je m’en
aller dans cette cabane, sachant, de science sûre, que cette monotonie, qui est
celle de mon être même, je l’emporterais partout avec moi ? Moi-même, qui
étouffe là où je suis et parce que je suis, où donc pourrais-je mieux respirer,
puisque cette maladie provient de mes poumons et non pas des choses qui
m’entourent ? Moi encore, qui désire si fort le soleil pur et les libres
étendues, la mer visible et l’horizon entier — qui me dit que je ne me
sentirais pas déconcerté par le lit inhabituel ou la nourriture nouvelle, ou le
simple fait de n’avoir plus à descendre mes huit étages, de ne plus entrer au
tabac du coin, ou de ne plus saluer au passage le coiffeur désœuvré ?
169.
Je relis, lentement,
lucidement, morceau par morceau, tout ce que j’ai écrit. Et je trouve que cela
est nul, et qu’il aurait mieux valu ne jamais l’écrire.
171.
Je
contemple avec une stupeur effarée le panorama de ces existences, et je
découvre, au moment où je vais éprouver horreur, peine et révolte devant des
vies pareilles, que si quelqu’un n’éprouve ni horreur, ni peine ni révolte, ce
sont les intéressés eux-mêmes, qui auraient tous les premiers le droit de les
éprouver, ce sont ceux-là mêmes qui vivent ces vies. C’est là l’erreur centrale
de l’imagination littéraire : supposer que les autres sont nous-mêmes, et
doivent sentir comme nous. Mais, heureusement pour l’humanité, chaque homme
n’est que lui-même, et il n’est donné qu’au seul génie la faculté d’être
quelques autres de surcroît.
Sage
est celui qui monotonise la vie, car le plus petit incident acquiert alors la
faculté d’émerveiller. Le chasseur de lions ne connaît plus d’aventure après
son troisième lion. Pour ce cuisinier monotone, une bagarre en pleine rue a
toute la saveur d’une modeste apocalypse. Si l’on n’est jamais sorti de
Lisbonne, on voyage jusqu’à l’infini en prenant l’autobus de Benfica, et si
quelque jour on pousse jusqu’à Sintra?, on a l’impression d’avoir voyagé
jusqu’à la planète Mars. Le globe-trotter qui a parcouru la terre entière ne
trouve plus de nouveauté au-delà de cinq mille kilomètres : il ne fait plus que
trouver des choses nouvelles ; à chaque fois la nouveauté, oui, cette
vieillerie de l’éternellement nouveau — mais le concept abstrait de nouveauté
est resté au fond de la mer, dès la deuxième nouveauté rencontrée en chemin.
Monotoniser la vie, pour
qu’elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le quotidien, pour que la plus
petite chose nous devienne une distraction. Au beau milieu de mon travail
journalier — toujours semblable à lui-même, terne et inutile— je vois surgir
brusquement l’évasion: vestiges rêvés d’îles lointaines, fêtes dans des parcs
des anciens temps, d’autres paysages, d’autres sentiments, un autre moi.
Je
peux m’imaginer être tout, parce que je ne suis rien. Si j’étais quoi que ce
soit, je ne pourrais plus rien imaginer. L’aide-comptable peut bien se rêver
empereur romain ; le roi d’Angleterre ne le peut pas, parce que le roi
d’Angleterre se voit privé, dans ses rêves, d’être un autre roi que celui qu’il
est. Sa propre réalité ne le laisse plus ni sentir ni exister.
173.
Le rêve est la pire des
drogues, parce que c’est la plus naturelle de toutes. Elle se glisse dans nos
habitudes avec plus de facilité qu’aucune autre, on l’essaye sans le vouloir,
comme un poison offert.
174.
Quand
nous avons passé une nuit blanche, alors personne ne nous aime. Le sommeil
enfui a emporté avec lui un quelque chose qui nous rendait humains. Nous
baignons dans une irritation latente, dirait-on, elle imprègne jusqu’à l’air
inorganique qui nous entoure. C’est nous-mêmes, en fin de compte, que nous
affaiblissons, et c’est entre nous et nous que se déploie la diplomatie de
cette sourde bataille.
J’ai
traîné aujourd’hui par les rues mes pieds et mon immense fatigue. J’ai l’âme
réduite à une pelote embrouillée, et ce que je suis ou ce que j’ai été, qui est
moi, a oublié son nom. Si j’ai un lendemain, je ne sais rien sinon que je n’ai
pas dormi, et la confusion de divers intervalles introduit de grands silences
dans le discours intérieur.
O
vous, grands parcs qui appartenez aux autres, jardins si habituels pour tant de
gens, allées merveilleuses parcourues par ceux qui ne me connaîtront jamais !
Je stagne entre deux veilles, en homme qui n’a jamais osé être superflu, et ce
que je médite sursaute comme un rêve touchant à sa fin. [...]
178.
Tout ce que nous jugeons supérieur dans nos activités participe de
la mort, tout est la mort. Qu’est-ce que l’idéal, sinon l’aveu que la vie ne
rime à rien ? Qu’est-ce que l’art, sinon la négation de la vie ? Une statue, c’est
un corps mort, sculpté pour fixer la mort dans une matière incorruptible. Le
plaisir lui-même, qui nous semble à tel point une immersion dans la vie, est
bien plutôt une immersion en nous-mêmes, une destruction des liens entre la vie
et nous, une ombre mouvante de la mort.
L’acte même de vivre équivaut à mourir, puisque nous ne vivons pas
un jour de plus dans notre vie sans qu’il devienne, de ce fait même, un jour de
moins.
182.
J’assiste à moi-même. Je
suis mon propre spectateur. Mes sensations défilent devant je ne sais quel
regard intérieur, comme des choses extérieures. Je m’ennuie de moi-même en
tout. Toutes les choses, jusqu’à leurs racines de mystère, ont la couleur de
mon ennui.
184.
Je ne sais qui je suis,
ni ce que je suis. Je gis — comme enterré sous une muraille écroulée sur moi —
sous le néant effondré de l’univers entier. Et je vais ainsi, suivant mon
propre sillage, jusqu’à ce que la nuit arrive enfin, et m’apporte cette caresse
de me sentir différent, ondulant comme une brise sur ce début d’impatience
contre moi-même.
188.
Penser revient à détruire. Il n’est pas jusqu’au processus de la
pensée qui n’y voue la pensée elle-même, car penser, c’est décomposer. Si les
hommes savaient méditer sur le mystère de la vie, s’ils savaient ressentir les
mille complexités qui guettent l’âme, à chaque pas, dans toute action — ils
n’agiraient jamais, n’oseraient pas même vivre. Ils se tueraient plutôt de
peur, comme ces gens qui se suicident pour ne pas être guillotinés le
lendemain.
193.
J’ai assisté, incognito,
à la déroute progressive de ma vie, au lent naufrage de tout ce que j’aurais
voulu être.
Certains
disent que la vie est impossible sans espérance, et d’autres qu’avec l’espoir,
la vie est vide. Pour moi, qui aujourd’hui n’espère ni ne désespère, la vie est
un simple cadre extérieur, qui m’inclut moi-même, et à laquelle j’assiste comme
à un spectacle dépourvu d’intrigue, fait pour le seul plaisir des yeux — ballet
sans suite, feuilles agitées par le vent, nuages où la lumière du soleil prend
des couleurs mouvantes, enchevêtrement de rues anciennes, tracées au hasard,
dans des quartiers bizarres de la ville.
A force de me recomposer,
je me suis détruit. A force de me penser, je suis devenu mes propres pensées,
mais je ne suis plus moi.
196.
Mais
ce qui nous en reste, sans nul doute, c’est un dégoût de la vie et de toutes
les actions qu’elle entraîne, une lassitude anticipée de tous les désirs et de
toutes leurs manifestations, un dégoût anonyme de tous les sentiments. Dans ces
heures de subtile mélancolie, il nous devient impossible, même en rêve, d’être
amoureux, d’être héroïque, d’être heureux. Tout cela est vide, jusque dans
l’idée que cela peut exister. Tout cela nous est dit dans une autre langue,
incompréhensible, suite sonore de syllabes qui ne prennent aucune forme dans
notre esprit. La vie est creuse, notre âme est creuse, le monde entier est
creux. Tous les dieux meurent, d’une mort plus profonde que la mort. Tout est
plus vide que le vide. Tout se réduit à un chaos de choses inexistantes.
201.
Et je sentirai
toujours, comme tous les grands maudits, que mieux vaut penser que vivre.
202.
Tout ce que j’ai pensé,
tout ce que j’ai rêvé, tout ce que j’ai ou n’ai pas accompli — tout cela s’en
ira avec l’automne, tout comme les allumettes usées qui jonchent le sol en tout
sens, ou les papiers froissés en boules factices, ou les grands empires, les
religions au grand complet, les philosophies que se sont amusés à créer les
enfants somnolents de l’abîme.
204.
Nuages... J’existe sans
le savoir, et je mourrai sans le vouloir. Je suis l’intervalle entre ce que je
suis et ce que je ne suis pas, entre ce que je rêve et ce que la vie a fait de
moi, je suis la moyenne abstraite et charnelle entre des choses qui ne sont
rien — et moi je ne suis pas davantage. Nuages... Quelle angoisse quand je
sens, quel malaise quand je pense, quelle inutilité quand je veux ! Nuages...
Je suis saturé de
moi-même, objectivement, subjectivement. Je suis saturé de tout, et du tout de
tout.
207.
Combien de
choses, que nous tenons pour justes ou certaines, ne sont que les vestiges de
nos rêves, le somnambulisme de notre incompréhension ! Sait-on vraiment ce qui
est juste ou certain ? Combien de choses que nous jugeons belles ne font que
refléter l’usage d’une époque, la fiction du lieu et de l’heure ? Combien de
choses, que nous croyons vraiment nôtres, sont en fait quelque chose d’autre
dont nous ne sommes que le miroir parfait ou l’enveloppe transparente,
étrangers que nous sommes, par notre sang, à sa nature profonde !
Plus je songe à notre
capacité à nous tromper nous-mêmes, plus je sens couler, entre mes mains
lasses, le sable aux grains menus des certitudes abolies. Et le monde entier
m’apparaît – en ces moments où la réflexion devient un sentiment, et où mon
esprit s’obscurcit – comme un brouillard composé d’une ombre, un crépuscule des
angles et des côtés, une fiction de l’interlude, un retard du lever du jour.
Tout se transforme à mes yeux en un absolu refermant sa propre mort, en une
stagnation de détails. Et mes sens eux-mêmes, grâce auxquels je transpose ma
réflexion pour l’oublier, sont une sorte de sommeil, quelque chose de lointain
et de passif, interstice, différence, hasard des ombres et de la confusion.
208.
Je
n’ai jamais aimé personne. Ce que j’ai le plus aimé, ce sont mes sensations —
états de visualité consciente, impressions d’une ouïe en alerte, parfums qui
sont un moyen, pour l’humilité du monde extérieur, de s’adresser à moi, de me
parler du passé (si aisé à se rappeler par les odeurs), c’est-à-dire de me donner
plus de réalité, plus d’émotion, que le simple pain en train de cuire, tout au
fond de la vieille boulangerie, comme par ce lointain après-midi où je revenais
de l’enterrement d’un oncle qui m’avait beaucoup aimé, et où j’éprouvais la
douceur d’un vague soulagement, je ne sais trop de quoi.
209.
En agissant avec les autres, je perds au moins une chose : la
possibilité d'agir seul.
Lorsque je me livre [à autrui], il semble que je m'agrandisse, alors
qu'en fait je me diminue. Vivre avec les autres, c'est mourir. Pour moi, seule
mon auto-conscience est réelle : les autres sont des phénomènes incertains se
déroulant dans cette conscience, et il serait morbide de leur prêter une
réalité par trop véritable...
Chaque parole prononcée nous trahit. Le seul moyen de communication
tolérable est la parole écrite, parce que ce n'est pas une pierre d'un pont
jeté entre des âmes, mais un rayon de lumière entre des astres...
Expliquer,
c’est refuser de croire. Toute la philosophie se ramène à une diplomation sous
les espèces de l’éternité […] : comme la diplomatie, [c’est] une chose
substantiellement fausse, qui existe non pas en tant que chose, mais
entièrement et absolument en tant qu’action orientée vers un but.
210.
Un des soucis majeurs de
l’homme, parvenu à l’âge de la lucidité, est de se modeler, en tant qu’individu
agissant et pensant, à l’image de son idéal.
211.
Nous
ne savons jamais quand nous sommes sincères. Peut-être ne le sommes-nous
jamais. Et même si nous sommes sincères aujourd’hui, nous pouvons très bien
l’être demain pour un motif opposé.
Extérioriser
nos impressions, c’est bien plus nous convaincre de les éprouver que les
éprouver réellement.
213.
Tout m’échappe et
s’évapore. Ma vie tout entière, mes souvenirs, mon imagination et son contenu —
tout m’échappe, tout s’évapore. Sans cesse je sens que j’ai été autre, que j’ai
ressenti autre, que j’ai pensé autre.
214.
Mais il y a autre chose
ici que ce simple écoulement de notre personnalité entre ses propres rives : il
y a l’autre, l’autre absolu, un être étranger qui m’a appartenu. Que j’aie
perdu, avec l’âge, l’imagination, l’émotion, un certain type d’intelligence, un
certain mode des sentiments — cela, tout en me peinant, ne me surprendrait
guère
215.
Ce qui était moral
autrefois est devenu pour nous pure esthétique… ce qui était social est
aujourd’hui individuel…
217.
C’est
ainsi que nous vivons presque toujours à l’extérieur de nous, et la vie
elle-même est une dispersion perpétuelle. Et pourtant nous tendons vers
nous-mêmes comme vers un centre autour duquel nous décrivons, telles les
planètes, des ellipses absurdes et lointaines.
221.
J’ai
toujours été un rêveur ironique, infidèle à mes promesses intérieures. J’ai
toujours savouré — étant autre, et étranger — la déroute de mes songes,
spectateur fortuit de ce que j’avais cru être. Je n’ai jamais ajouté foi à cela
même en quoi je croyais. J’ai rempli mes mains de sable, auquel j’ai donné le
nom de l’or, et puis j’ai rouvert les mains et l’ai laissé s’échapper. La
phrase était mon unique vérité. Une fois la phrase dite, tout était accompli,
le reste n’était que du sable, comme il l’avait toujours été.
222.
La
rue se plissait de lumière intense et pâle, et soudain l’obscurité blafarde
trembla, de l’est à l’ouest du monde, dans un tumulte fait de craquements
retentissants... La dureté morne de la pluie, tombant dru, aggrava la noirceur
de l’air de son intensité et de sa laideur. Froid, tiède, chaud — tout cela à
la fois — l’air se trompait de tous les côtés. Puis un coin de lumière
métallique, à travers la vaste salle, ouvrit une brèche dans la quiétude des
corps humains, et avec ce sursaut glacé, un caillou de son roula en se heurtant
un peu partout, s’émietta en silences durcis. Le son de la pluie s’amoindrit
comme une voix plus légère. Le bruit de la rue s’est alors atténué de façon
angoissante. De nouveau, un rai d’un jaune bref a voilé l’obscurité sourde,
mais on a eu cette fois la possibilité d’une respiration avant que le bruit
tremblotant ne surgisse, brusquement, d’un autre endroit ; tel un adieu irrité,
l’orage commençait à ne plus être là.
225.
Qui donc me sauvera
d’exister ? Ce n’est pas la mort que je veux, ni la vie : mais cet autre chose
qui luit au fond de mon désir angoissé, comme un diamant imaginé au fond d’une
caverne dans laquelle on ne peut descendre.
227.
Je
considère la poésie comme un choix intermédiaire, un pur passage de la musique
à la prose. De même que la musique, la poésie est limitée par des lois
rythmiques qui, même si ce ne sont pas les lois rigides des vers réguliers, existent
cependant comme garde-fous, comme contraintes, dispositifs automatiques
d’oppression et de sanction. Dans la prose, nous parlons en toute liberté. Nous
pouvons y inclure des rythmes musicaux, et néanmoins penser. Nous pouvons y
inclure des rythmes poétiques, et demeurer cependant au-dehors. Un rythme de
vers occasionnel ne gêne pas la prose ; un rythme occasionnel de prose fait
trébucher le vers.
La
prose englobe l’art tout entier — en partie parce que le discours contient le
monde tout entier, et en partie parce que le discours libre contient toutes les
possibilités de le dire et de le penser. Avec la prose, nous donnons tout, par
transposition : la couleur et la forme, que la peinture ne peut donner que
directement, en elles-mêmes, sans dimension intérieure ; le rythme, que la
musique ne peut nous donner que directement, en lui-même, sans corps formel, ni
ce deuxième corps qu’est l’idée ; l’architecture, que l’architecte doit former
de choses dures, imposées de l’extérieur, et que nous érigeons, nous, en
rythmes, en indécisions, en flux et reflux ondoyants ; la réalité, que le
sculpteur doit abandonner telle quelle dans le monde, sans aura ni
transmutation ; la poésie enfin, où le poète, comme l’initié d’un ordre
occulte, est le serviteur et l’esclave, même volontaire, d’un grade et d’un
rituel.
229.
Lire c'est rêver en se
laissant conduire par la main. Lire mal et d'un coup d'œil nous libère de la
main qui nous conduisait. La superficialité dans l'érudition voilà la meilleure
façon de bien lire et être profond.
Quelle chose basse et
sordide que la vie ! vois-tu, pour qu’elle soit basse et sordide, il
suffit qu’elle te soit donnée sans que tu le veuilles, et qu’elle ne dépende en
rien de ta volonté, ou même de l’illusion de ta volonté.
Mourir, c’est devenir
totalement différent. C’est pourquoi le suicide est une lâcheté ; il
signifie s’abandonner entièrement à la vie.
231.
Réaliser une œuvre pour,
une fois réalisée, s’apercevoir qu’elle ne vaut rien, c’est une des tragédies
de l’âme.
232.
Plus
nous avançons dans la vie, et plus nous nous convainquons de deux vérités qui,
cependant, se contredisent. L’une est que, face à la réalité de la vie, on voit
pâlir toutes les fictions de l’art et de la littérature. Elles procurent, c’est
certain, un plaisir plus noble que ceux de la vie réelle ; malgré tout, elles
sont comme les rêves au cours desquels nous éprouvons des sentiments qu’on
n’éprouve pas dans la vie, et nous voyons se conjuguer des formes qui, dans la
vie, ne sauraient se rencontrer ; elles sont malgré tout des rêves, dont on
s’éveille et qui ne nous laissent ni ces souvenirs, ni ces regrets qui
pourraient nous faire vivre ensuite une seconde vie.
L’autre
idée est que, puisque toute âme noble aspire à parcourir la vie en son entier,
à faire l’expérience de toutes les choses, de tous les lieux et de tous les
sentiments susceptibles d’être vécus, et comme cela est impossible — alors la
vie en sa totalité ne peut être vécue que subjectivement, et n’être vécue dans
toute sa substance qu’à travers sa propre négation.
Le
paysan, le lecteur de romans, le pur ascète — ces trois-là connaissent le
bonheur, car ils renoncent tous trois à leur personnalité : l’un parce qu’il
vit selon l’instinct, qui est impersonnel, le deuxième parce qu’il vit par
l’imagination, qui est oubli, le dernier parce qu’il ne vit pas et que, sans
être mort, il dort.
235.
Et
puis d’humiliation, oui, d’humiliation. J’ai mis longtemps à comprendre ce que
venait faire là un sentiment si peu justifié, en apparence, par ce qui le
provoquait. L’amour d’être aimé aurait dû faire son apparition en moi. J’aurais
dû tirer quelque vanité de l’attention que l’on consacrait à ma personne, en
tant qu’individu digne d’être aimé. Cependant, à part le bref moment de vanité
réelle que je connus alors, mais dans lequel je ne sais si la stupeur n’eut pas
une plus grande part que la fatuité elle-même, l’humiliation fut réellement
l’impression que je reçus de moi-même. Je sentis que l’on m’accordait une sorte
de prix destiné, en fait, à quelqu’un d’autre — un prix, bien entendu, de
grande valeur pour l’être qui l’aurait, par nature, réellement mérité.
Mais
de la fatigue, par-dessus tout de la fatigue — une fatigue se situant bien
au-delà de l’ennui. C’est alors que je compris une phrase de Chateaubriand, sur
laquelle je m’étais toujours trompé par manque d’expérience de moi-même.
Chateaubriand, sous le masque de René, dit en effet : « on le
fatiguait en l’aimant »10. Je m’aperçus, non sans stupéfaction, que ces mots
traduisaient une expérience identique à la mienne ; je n’avais donc pas le
droit d’en nier la réalité.
Quelle
fatigue que d’être aimé, d’être véritablement aimé ! Quelle fatigue de devenir
le fardeau des émotions d’autrui ! Changer quelqu’un qui s’est voulu libre,
toujours libre, en garçon de courses des responsabilités : répondre à certains
sentiments, avoir la décence de ne pas prendre ses distances, simplement pour
que les autres n’imaginent pas que l’on se prend pour un prince des émotions,
et qu’on refuse le maximum que peut donner une âme humaine. Quelle fatigue de
voir notre existence dépendre complètement de son rapport avec les sentiments
de quelqu’un d’autre ! Quelle fatigue de devoir, d’une façon ou d’une autre,
éprouver forcément quelque chose, de devoir forcément, même sans réelle
réciprocité, aimer un peu aussi !
238.
La vertu ne connaît pas
de juste récompense, ni le péché de juste châtiment. Récompense ou châtiment
seraient d'ailleurs également injustes. La vertu comme le péché sont des manifestations
inévitables de nos organismes, condamnés à l'un ou à l'autre, et purgeant la
peine d'être bons ou la peine d'être mauvais. C'est pourquoi les récompenses et
les châtiments — mérités par des humains qui, n'étant rien et en pouvant rien,
ne peuvent rien mériter non plus — sont placés par toutes les religions en
d'autres mondes, dont aucune science ne peut nous parler, ni aucune foi nous
donner la vision.
242.
L’âme
humaine est un asile de fous, peuplé de caricatures. Si une âme pouvait se révéler
dans toute sa vérité, et s’il n’existait pas une pudeur plus profonde que
toutes les vérités connues et définies, elle serait alors, comme on le dit de
la vérité, un puits, mais un puits sinistre empli de vagues échos, d’existences
ignobles, de viscosités sans vie, de larves dépouvues d’être, morve de notre
subjectivité.
243.
Lacet
dénoué, l’âme n’existe pas par elle-même. Les grands paysages sont pour demain,
et quant à nous, nous avons déjà vécu. Le dialogue interrompu a tourné court.
Qui aurait cru que la vie se réduirait à cela ?
Je
me perds si je me trouve, je doute si je crois, je ne possède pas si j’ai déjà
obtenu. Je dors comme si je me promenais tout éveillé. Je m’éveille comme si je
dormais, et ne m’appartiens pas. La vie, au bout du compte, est en elle-même
une longue insomnie, et nous ne cessons de nous réveiller, avec un sursaut
lucide, dans tout ce que nous pensons et faisons.
245.
L’âme
humaine est victime de la douleur de façon si inéluctable qu’elle éprouve de la
douleur à une surprise pénible, même dans les cas où elle aurait dû s’y
attendre. Tel homme, qui a discouru sa vie entière sur l’inconstance et la
légèreté des femmes, comme de choses naturelles et typiques, va éprouver toute
l’angoisse d’une amère surprise lorsqu’il se trouvera trahi en amour
—absolument comme si la fidélité et la constance de la femme avaient toujours
été pour lui un dogme intangible, et son plus sûr espoir. Tel autre, pour
lequel tout est creux et tout est vide, va sentir la foudre s’abattre sur lui
le jour où il découvre que le monde tient pour nul tout ce qu’il écrit, ou que
ses efforts pour enseigner sont parfaitement vains, ou que l’idée de pouvoir
transmettre son émotion est totalement erronée.
N’allez
pas croire que les hommes à qui ce genre de malheur arrive (ces malheurs-là ou
d’autres) aient manqué de sincérité lorsque, dans leurs discours ou leurs
écrits, ils laissaient prévoir que ce type de malheur était prévisible, voire
certain. La sincérité d’une affirmation intelligente n’a rien à voir avec le naturel
d’une émotion spontanée. Pourtant les choses semblent bien se passer ainsi,
l’âme semble bien connaître de ces surprises, simplement pour que la souffrance
ne vienne jamais à lui manquer, que l’opprobre ne cesse de la marquer et que le
chagrin ne se fasse jamais trop rare, part égalîtaire de chacun dans la vie.
Nous sommes tous égaux dans notre faculté d’erreur et de souffrance. On ne vit
sans subir que si l’on vit sans sentir ; et les esprits les plus élevés, les
plus nobles, les plus prévoyants sont ceux-là mêmes qui subissent et qui
souffrent de ce qu’ils avaient justement prévu et méprisé. C’est ce qu’on
appelle la vie.
247.
Agir,
c’est réagir contre soi-même. Influencer, c’est sortir de chez soi.
J’ai
toujours été frappé de cette absurdité : alors que la réalité substantielle est
une série de sensations —qu’il y ait des choses d’une simplicité aussi
compliquée que des commerces, des industries, des relations sociales et
familiales, toutes choses si douloureusement incompréhensibles pour une âme intérieurement
tendue vers l’idée de vérité.
249.
Nous
appelons « romantiques » aussi bien les grands qui ont échoué, que les petits
qui se sont révélés. En fait, ils n’ont pas d’autre point commun que leur
évidente sentimentalité ; mais chez les uns, la sentimentalité désigne
l’impossibilité d’utiliser activement son intelligence ; chez les autres, elle
désigne l’absence de l’intelligence elle-même. Un Chateaubriand et un Hugo, un
Vigny et un Michelet sont le fruit de la même époque. Mais un Chateaubriand est
une grande âme qui a rapetissé ; un Hugo est une âme médiocre, qui a enflé avec
le vent de son temps ; un Vigny est un homme de génie, qui a dû prendre la
fuite ; un Michelet est une femme qui s’est vue, elle, obligée de devenir un
homme de génie. Chez leur père à tous : Jean-Jacques Rousseau, se trouvent les
deux tendances réunies. En lui l’intelligence était celle d’un créateur, la
sensibilité celle d’un esclave. Il affirme l’une et l’autre avec une même
force. Mais la sensibilité sociale vint empoisonner ses théories, que son
intelligence se borna à disposer avec clarté. Toute son intelligence ne lui a
servi qu’à gémir de la honte de devoir coexister avec une pareille sensibilité.
Jean-Jacques
Rousseau est l’homme moderne, mais plus complet que n’importe quel homme
moderne. Des faiblesses mêmes qui l’avaient condamné à l’échec, il sut tirer —
pour son malheur et pour le nôtre ! — les forces qui le firent triompher.
251.
J’ai
imposé à toute ma vie une orientation esthétique ; et cette esthétique, je l’ai
orientée dans un sens purement individuel. Je l’ai rendue totalement mienne.
Mon
habitude vitale de ne croire en rien, et tout particulièrement en rien
d’instinctif, et mon attitude spontanée d’insincérité, sont la négation
d’obstacles que je contourne en déployant constamment ces traits de caractère.
260.
L’art
consiste à faire éprouver aux autres ce que nous éprouvons, à les libérer
d’eux-mêmes, en leur proposant notre personnalité comme libération
particulière. L’impression que j’éprouve, dans cette substance véritable en
vertu de laquelle je l’éprouve, est absolument incommunicable ; et plus je
l’éprouve profondément, plus elle est incommunicable.
Ai-je donc menti ? Non : j’ai compris. Car le mensonge — en dehors
du mensonge enfantin et spontané, qui naît du désir de rêver tout éveillé — est
simplement la prise de conscience de l’existence réelle des autres, et de la
nécessité où l’on est d’y conformer la nôtre. [...] Le mensonge est simplement
le langage idéal de l’âme ; et de même que nous nous servons des mots, qui sont
des sons articulés de manière absurde, pour traduire en langage réel les
mouvements les plus subtils et les plus intimes de nos émotions et de nos
pensées (que les mots, bien entendu, ne pourront jamais traduire) — de même
nous nous servons du mensonge et de la fiction pour nous comprendre les uns les
autres, alors que nous n’y parviendrions jamais par le seul canal de la vérité,
pure et intransmissible.
L’art ment parce qu’il est social. Et il n’est que deux grandes
formes d’art — l’une qui s’adresse à notre âme profonde, et l’autre à cette
part de notre âme douée d’attention. La première est la poésie, la seconde est
le roman. La première commence à mentir dans sa structure même, la seconde dans
son propos. L’une entend nous donner la vérité par le moyen de lignes obéissant
à des règles diverses, et qui mentent à l’essence même du langage ; l’autre
entend nous la donner par le biais d’une réalité dont nous savons tous qu’elle
n’a jamais existé.
Faire semblant, c’est aimer.
263.
L’ennui...
Penser sans rien qui pense en nous, mais avec la fatigue de penser ; sentir
sans rien qui sente en nous, mais avec l’anxiété de sentir ; ne pas vouloir,
sans rien qui refuse en nous de vouloir, mais avec la nausée de ne pas vouloir
— tout cela se trouve dans l’ennui sans être l’ennui, et n’en est que la
paraphrase ou la métaphore. C’est, pour la sensation directe, comme si,
par-dessus les douves entourant le château de notre âme, se dressait soudain le
pont-levis, et comme s’il ne restait, entre le château et les terres
avoisinantes, que la possibilité de les regarder, mais non celle de les
parcourir. C’est un isolement de nous-mêmes logé tout au fond de nous, mais ce
qui nous sépare est aussi stagnant que nous-mêmes, fossé d’eaux sales
encerclant notre intime désaccord.
L’ennui...
Souffrir sans souffrance, vouloir sans volonté, penser sans raisonnement...
C’est comme une possession par un démon négatif, un ensorcellement par quelque
chose d’inexistant. On dit que les sorciers, les magiciens de pacotille, en
nous représentant par des images auxquelles ils infligent de mauvais
traitements, obtiennent, grâce à quelque transfert astral, que ces mauvais
traitements se répercutent en nous. L’ennui m’apparaît, dans une transposition
sensible de cette image, comme le reflet malfaisant des sorcelleries de quelque
démon du royaume des fées, agissant, non pas sur une image de moi-même, mais
sur son ombre. C’est sur l’ombre la plus intime de moi-même, à l’extérieur du
dedans de mon âme, que l’on colle des bouts de papier ou que l’on plante des
aiguilles. Je suis semblable à l’homme qui avait vendu son ombre, ou plutôt
semblable à l’ombre de celui qui l’avait vendue.
270.
L’art nous délivre, de façon illusoire, de cette chose sordide
qu’est le fait d’exister. Aussi longtemps que nous éprouvons les maux et les
affronts subis par Hamlet, prince de Danemark, nous n’éprouvons pas les nôtres
— vils parce que ce sont les nôtres, et vils aussi de par leur nature même.
L’amour,
le sommeil, la drogue et les stupéfiants sont des formes d’art élémentaires, ou
plutôt, des façons élémentaires de produire le même effet que les siens. Mais
amour, sommeil ou drogues apportent tous une désillusion particulière. L’amour
lasse ou déçoit. Après le sommeil, on s’éveille, et quand on a dormi, on n’a
pas vécu. Les drogues ont pour prix la ruine de l’organisme même qu’elles ont
servi à stimuler. Mais, en art, il n’y a pas de désillusion, car l’illusion
s’est vue admise dès le début. En art il n’est pas de réveil, car avec lui on
ne dort pas — même si l’on rêve. En art, nul prix ou tribut à payer pour en
avoir joui.
Le
plaisir que l’art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler : nous
n’avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords.
Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir
sans pour autant nous appartenir : la trace d’un passage, le sourire offert à
quelqu’un d’autre, le soleil couchant, le poème, l’univers objectif.
Posséder, c’est perdre. Sentir sans posséder, c’est conserver, parce
que c’est extraire de chaque chose son essence.
278.
La
plupart des gens vivent, spontanément, une vie factice et impersonnelle. La plupart des gens sont d’autres gens, a dit Oscar Wilde,
et avec raison.
283.
La
liberté, c’est la possibilité de s’isoler. Tu es libre si tu peux t’éloigner
des hommes, sans que t’oblige à les rechercher le besoin d’argent, ou
l’instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne
peuvent trouver d’aliment dans la solitude et le silence. S’il t’est impossible
de vivre seul, c’est que tu es né esclave.
285.
J’ai
remarqué, bien souvent, que certains personnages de roman prennent à nos yeux
un relief que ne posséderont jamais nos amis ou nos connaissances, tous ceux
qui nous parlent et nous écoutent, dans la vie réelle et bien visible.
288.
Pour
pouvoir vivre et aimer, tout homme a besoin de s’idéaliser à ses propres yeux
[…]. Dès que je me représente à moi-même et me compare à un idéal, même peu
élevé, voire plutôt bas, de beauté, aussitôt je renonce à la vie réelle et à
l’amour.
Même
une belle femme ne satisfait pas comme une belle statue. Parce qu’une belle
femme est belle et d’autres choses
aussi - physique et morales – qui ne sont pas la beauté. Une statue seulement belle (et en outre seulement pierre, mais la pierre n’est
rien pour nous, c’est pourquoi nous
la méprisons, ne voyant rien que la beauté).
289.
Ecoute-moi
encore, et compatis avec moi. Écoute bien tout cela, et dis-moi ensuite si le
rêve ne vaut pas mieux que la vie. Le travail n’aboutit jamais à rien. Nos
efforts n’aboutissent jamais nulle part. s’abstenir – voilà la seule attitude
noble autant qu’élevée, car elle reconnaît que la réalisation se révèle
toujours inférieure [à notre projet], et que l’œuvre accomplie n’est jamais que
l’ombre grotesque de l’œuvre qu’on a rêvée.
298.
Celui-ci lit pour savoir, inutilement. Cet autre jouit pour vivre,
tout aussi inutilement.
Je me trouve dans un tram, et j’examine lentement, à mon habitude,
tous les détails concrets des personnes qui se trouvent devant moi. Pour moi
les détails sont des choses, des mots, des lettres. Cette robe que porte la
jeune fille assise en face de moi, je la décompose en ses divers éléments :
l’étoffe dont elle est faite et le travail qu’elle a coûté — puisque je la vois
en tant que robe, et non pas comme simple étoffe ; la fine broderie qui borde
le ras du cou se décompose à son tour : le galon de soie dont on l’a brodé, et
le travail qu’a demandé cette broderie. Et immédiatement, comme dans un ouvrage
primaire d’économie politique, se déploient sous mes yeux les usines et les
activités diverses — l’usine où l’on a fabriqué le galon, d’un ton plus foncé,
qui a servi à orner, de petites choses entortillées, l’endroit qui fait le tour
du cou ; et je vois les ateliers dans les usines— machines, ouvriers, cousettes
— mes yeux tournés vers le dedans pénètrent dans les bureaux, je vois les
directeurs chercher un peu de calme, et je surveille, dans les registres, la
comptabilisation de chaque chose ; mais je ne m’arrête pas là : je vois, au-delà,
la vie familiale de ceux dont la vie quotidienne s’écoule dans ces usines, dans
ces bureaux... Le monde entier se déroule sous mes yeux, du seul fait que j’ai
devant moi, au-dessous d’un cou brun, qui par ailleurs supporte je ne sais
quelle tête, une bordure, irrégulièrement régulière, d’un vert sombre sur le
vert plus clair de la robe.
En outre, je devine les amours, les cachotteries et l’âme de tous
ceux qui ont œuvré pour que la femme qui se trouve là, devant moi, dans un
tram, porte, autour de son cou de mortelle, la sinueuse banalité d’un galon de
soie vert sombre se détachant sur un tissu d’un vert plus clair.
J’ai le vertige. Les banquettes du tram, dont le siège est garni de
paille aux brins alternativement plus fins et plus robustes, m’emportent vers
des régions lointaines, se multiplient en industries, ouvriers et maisons
d’ouvriers, existences, réalités — tout.
Je descends du tram, épuisé, somnambulique. J’ai vécu la vie tout
entière.
307.
Puisque
nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la
beauté de notre impuissance même à la tirer de la vie. Faisons de notre échec
une victoire, quelque chose de positif qui se dresse, parmi les colonnes, en
majesté et en consentement spirituel.
309.
Odeur
de froid, de tristesse, que de savoir impossibles tous les chemins, menant à la
pure idée de tous les idéaux.
313.
Je
m’irrite du bonheur de tous ces gens qui ne savent pas qu’ils sont malheureux.
Leur vie humaine est remplie de faits qui constitueraient une série de
tourments sans fin pour une sensibilité véritable. Mais comme leur vraie vie
est purement végétative, ce qu’ils subissent passe sur leur tête sans toucher
leur âme, et leur existence, en fin de compte, ne peut être comparée qu’à celle
d’un homme affligé d’une rage de dents, mais héritier aussi d’une grosse
fortune — cette authentique fortune de vivre sans même s’en apercevoir : c’est
là le don le plus précieux que puissent nous faire les dieux, car il nous rend
semblables à eux et supérieurs, comme eux (quoique de manière différente), à la
joie comme à la douleur.
C’est
pourquoi, malgré tout, je les aime tant, mes chers végétaux !
321.
Pour
l’homme qui agit, l’occasion représente un épisode de sa volonté, et la volonté
ne m’intéresse pas. Pour un homme, tel que moi, qui n’agit pas, l’occasion est
le chant des sirènes absentes.
322.
Pour
réaliser un rêve, il nous faut l’oublier, distraire de lui notre attention.
C’est pourquoi réaliser, c’est ne pas réaliser. La vie est aussi pleine de
paradoxe que les rosiers d’épines.
326.
D’ailleurs,
je ne rêve pas plus que je ne vis : je rêve la vie réelle.
338.
J’ai
toujours été préoccupé — en ces moments fortuits de détachement où nous prenons
conscience de nous-mêmes en tant qu’individus, étrangers aux yeux des étrangers
— par l’image physique, et même morale, que je peux donner de moi à ceux qui me
voient et me parlent, dans la vie de tous les jours ou au hasard des
rencontres.
340.
Je ne crois pas aux paysages. Si je dis, ce n’est pas que je croie
au fameux « Tout paysage est un état d’âme » d’Amiel – une des
meilleures trouvailles verbales de son insupportable manie de l’intériorité. Je
le dis, simplement, parce que je n’y crois pas.
345.
Je ne rêve pas de te posséder. A quoi bon ? Ce serait une traduction
plébéienne de mon rêve. Posséder un corps, c’est être banal. Rêver de le
posséder, c’est peut-être encore pire (quoique cela soit difficile) : c’est
rêver d’être banal — horreur suprême.
359.
Aucun homme ne peut en comprendre un autre. Comme l’a dit le poète,
nous sommes des îles sur l’océan de la vie ; entre nous coule la mer, qui nous
définit et nous sépare. Une âme aura beau tenter de savoir ce qu’est une autre
âme, elle ne saura jamais que ce que pourra lui dire un mot — ombre informe
projetée sur le sol de son esprit.
J’aime les expressions, parce que je ne sais rien de ce qu’elles
expriment. Je suis comme le maître de sainte Marthe [?] : je me contente de ce
qu’on me donne. Je vois, et c’est déjà beaucoup. Qui donc est capable de
comprendre ?
C’est
peut-être en raison de ce scepticisme à l’égard de l’intelligible que je
regarde du même œil un arbre et un visage, une affiche et un sourire (tout est
naturel, tout est artificiel, tout se vaut). Ce que je vois est pour moi tout
le visible, que ce soit le ciel bleu profond, d’un blanc-vert, de l’aube sur le
point de naître, que ce soit le rictus qui déforme le visage d’une personne
assistant, devant des tiers, à la mort d’un être aimé.
Petits
bonshommes de papier, simples gravures, pages qui se bornent à exister, et que
l’on tourne. Mon cœur ne s’attache pas à eux, et mon attention guère davantage
; elle se contente de les parcourir du dehors, comme une mouche marchant sur du
papier.
Est-ce
que je sais seulement si je sens, si je pense, si j’existe ? Je ne sais rien :
rien d’autre qu’un schéma objectif de couleurs, de formes et d’expressions,
petit miroir oscillant, bon à vendre au rabais.
373.
La
vie est un voyage expérimental, accompli involontairement. C’est un voyage de
l’esprit à travers la matière et, comme c’est notre esprit qui voyage, c’est en
lui que nous vivons. Il existe ainsi des âmes contemplatives qui ont vécu de
façon plus intense, plus vaste, plus tumultueuse que d’autres qui ont vécu à
l’extérieur d’elles-mêmes. C’est le résultat qui compte. Ce qui a été ressenti,
voilà ce qui a été vécu. On peut revenir aussi fatigué d’un rêve que d’un
travail visible. On n’a jamais autant vécu que lorsqu’on a beaucoup pensé.
381.
L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir
vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la
sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout
cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ;
le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière,
même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et
d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou
du néant, si l’éternité c’est lui.
385.
Brume
ou fumée ? Cela montait-il de la terre, ou descendait-il du ciel ? On ne savait
: c’était plutôt une maladie de l’air qu’une chose descendant ou émanant de
quelque part. Parfois, cela ressemblait plus à une maladie de nos yeux qu’à une
réalité de la nature.
398.
?
Mon stoïcisme correspond à une nécessité organique. Je dois me cuirasser contre
la vie. Comme tous les stoïcismes, ce n’est jamais qu’un épicurisme rigoureux :
je souhaite, autant que possible, faire en sorte que mon malheur m’amuse. Je ne
sais trop à quel point j’y réussis, ni d’ailleurs si j’ai réussi une chose
quelconque dans ma vie. Je ne sais même pas si l’on peut réussir quoi que ce
soit...
400.
Parfois
aussi, c’est une certaine friandise. Un simple bonbon au chocolat peut me
détraquer les nerfs, sous l’excès de souvenirs qui viennent m’ébranler.
433.
Nous
vivons tous anonymes et distants les uns des autres ; déguisés, nous souffrons
en demeurant inconnus. Pour certains cependant, cette distance qui existe entre
un être et lui-même ne se révèle jamais ; pour d’autres elle s’illumine par
moments d’horreur ou de souffrance, dans un éclair sans limites ; pour d’autres
encore elle est la constante, douloureuse et quotidienne, de leur vie tout
entière.
446.
La
vie, a dit Gabriel Tarde, est une quête de l’impossible par le chemin de
l’inutile ; voilà, s’il l’avait dit, ce qu’aurait dit Omar Khayyam.
D’où
l’insistance du sage persan à s’adonner à la boisson. Bois, bois ! c’est là
toute sa philosophie pratique. Il ne s’agit pas d’un buveur d’humeur gaie, qui
boit pour être encore plus gai, pour que la gaieté soit davantage elle-même. Il
ne s’agit pas non plus d’un buveur désespéré, qui boit pour oublier, et pour
être un peu moins lui-même. Il ajoute au vin la gaieté, l’action et l’amour ;
et remarquons bien qu’il n’y a pas, chez Omar Khayyam, le moindre signe
d’énergie, la moindre phrase d’amour. Cette petite Saki, dont la silhouette
menue apparaît (mais rarement) dans les Koubaiyyat,
n’est jamais que « la jeune fille qui sert le vin ». Le poète admire sa
sveltesse comme il admirerait celle de l’amphore contenant le vin.
454.
La
lecture des journaux, toujours pénible d’un point de vue esthétique, l’est bien
souvent aussi d’un point de vue moral, même si l’on a soi-même assez peu de
préoccupations de cet ordre.
Les
guerres et les révolutions (il y en a toujours une en train, ici ou là)
finissent, à la lecture de leurs résultats, par causer non de l’horreur, mais
de l’ennui. Ce n’est pas ce qu’il y a de cruel dans tous ces morts et tous ces
blessés, dans le sacrifice de tous ceux qui meurent en se battant, ou qui sont
tués sans même se battre, qui afflige autant notre âme : c’est la bêtise qui
sacrifie des vies et des biens à quelque chose d’une inéluctable inutilité.
Tous les idéaux, toutes les ambitions se ramènent à un délire de commères
faites hommes. Aucun empire ne vaut la peine que l’on casse pour lui une poupée
d’enfant. Aucun idéal ne mérite le sacrifice d’un petit train mécanique. Quel
empire a jamais été utile, quel idéal a jamais été fécond ? Tout cela, c’est de
l’humanité, et l’humanité est toujours la même — changeante mais imperfectible,
oscillante mais incapable d’avancer. Devant le cours inexorable des choses,
devant la vie que nous avons reçue sans savoir comment, et que nous perdrons
sans savoir quand, devant l’échiquier innombrable qu’est la vie en société,
cette lutte [perpétuelle], et la lassitude de méditer inutilement sur ce qu’on
ne réalisera jamais — que peut faire le sage sinon aspirer au repos, souhaiter
ne pas devoir penser à vivre, car c’est bien assez que de devoir vivre,
demander une petite place à l’air et au soleil, et l’illusion, tout au moins,
que la paix règne au-delà des monts.
462.
Je
n’ai jamais envisagé le suicide comme une solution, parce que je hais la vie,
précisément par amour pour elle. J’ai mis fort longtemps à prendre conscience
de ce malentendu déplorable où je vis avec moi-même. Une fois persuadé de cette
erreur, j’en ai été très fâché, comme cela m’arrive toujours lorsque je me
persuade de quelque chose, car cela équivaut toujours pour moi à la perte d’une
illusion.
464.
Les
grandes mélancolies, les tristesses toutes pénétrées d’ennui, ne peuvent
exister que dans une ambiance confortable, au luxe sobre.
466.
L’inventeur du miroir a empoisonné l’âme humaine.
484.
J’ai
en ce moment tant d’idées fondamentales, tant de choses vraiment métaphysiques
à exprimer, que soudain je me sens las, et que je décide de ne plus écrire, de
ne plus penser ; je laisserai la fièvre de dire m’apporter l’envie de dormir,
et les yeux fermés, je caresserai doucement, comme je ferais à un chat, toutes
les choses que j’aurais pu dire.
GRANDS TEXTES
II.
je sens tout le poids de ma vie morte
Un
Homère ou un Milton ne peuvent rien contre une comète venant heurter la terre.
III.
L’Amant visuel
Je
ne me souviens pas d’avoir aimé, chez quelqu’un, autre chose que le « tableau
», l’extérieur pur et simple, où l’âme n’intervient que pour animer cet extérieur,
le faire vivre, et le rendre ainsi distinct des tableaux faits par les
peintres.
C’est
ainsi que j’aime : je fixe une image que je trouve belle, attirante ou, pour
une raison ou pour une autre, aimable, image de femme ou d’homme — là où il n’y
a pas de désir, il n’y a pas de préférence pour un sexe — et cette image
m’obsède alors, me captive, m’envahit complètement. Pourtant, je ne veux rien
d’autre que la voir, et ne détesterais rien tant que la possibilité de
connaître et de parler à la personne réelle qui trouve sa manifestation
apparente dans cette image.
J’aime
du regard, et pas même avec mon imagination, car je n’imagine rien de cette
image qui me séduit. Je ne m’imagine lié à elle d’aucune autre façon. Cela ne
m’intéresse pas de savoir qui est, ce que fait, ce que pense cette créature qui
me donne à voir son aspect extérieur.
L’amour
perd de son identité dans la différence, ce qui est déjà impossible en pure
logique, et l’est bien davantage encore dans le monde réel. L’amour veut
posséder, veut rendre sien ce qui doit rester en dehors de lui pour qu’il sache
bien qu’il ne peut ni faire sien, ni être non plus cela qu’il aime. Aimer,
c’est se donner. Plus grand est le don, plus grand est l’amour. Mais le don
total livre également la conscience de l’autre. Le plus grand amour est donc la
mort, ou l’oubli, ou le renoncement.
IV.
De l’art de bien rêver
Dis-toi bien que l’œuvre que tu te
proposes de réaliser se situe au faîte de tout le reste. Rêver, c’est se
trouver soi-même. Tu vas être le Christophe Colomb de ton âme. Tu vas partir en
quête de ses paysages. Assure-toi donc que tu as pris le bon cap et que tes
instruments ne peuvent commettre d ‘erreurs.
L’art de rêver est difficile parce que
c’est un art de la passivité, où tout l’effort se ramène à la concentration
d’absence d’effort. L’art de dormir, s’il existait, ressemblerait sans
doute à quelque chose de ce genre.
Remarque
bien que l’art de rêver, ce n’est pas l’art d’orienter nos rêves. Orienter, c’est
agir. Le véritable rêveur s’abandonne à lui-même, il se laisse posséder par lui-même
Ajourne
toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien
négliger de faire demain.
Il
n’est même pas besoin de faire quoi que ce soit, ni aujourd’hui ni demain.
Ne
pense jamais à ce que tu vas faire. Ne le fais pas.
Vis
ta vie. Ne sois pas vécu par elle.
Deviens
aux yeux des autres un sphinx absurde. Enferme-toi, mais sans claquer la porte,
dans ta tour d’ivoire. Et cette tour d’ivoire, c’est toi-même.
Chacun
de nous est simplement son rêve de lui-même. Je ne suis même pas cela.
Tout
effort est inutile, mais il nous distrait. Tout raisonnement est stérile mais
il nous amuse. Aimer est assommant, mais cela vaut peut-être mieux que de ne
pas aimer. Le rêve en revanche remplace tout. Il peut contenir l’idée de l’effort,
sans aucun effort réel.
V.
Le sensationnisme
Notre
personnalité doit demeurer indéchiffrable, y compris pour nous-mêmes : d’où
notre devoir de rêver sans cesse, et de nous inclure dans nos rêves, afin qu’il
nous soit impossible d’avoir une opinion quelconque à notre sujet.
Et
nous devons éviter tout particulièrement de voir notre personnalité envahie par
les autres. Tout intérêt manifesté par autrui à notre égard est d’une
indélicatesse sans égale. Ce qui empêche le salut banal d’être — ce qu’il est
en effet — une grossièreté impardonnable, c’est qu’il est en général totalement
vain et dénué de toute sincérité.
Aimer,
c’est se lasser d’être seul ; c’est donc une lâcheté, une trahison envers
soi-même (il importe suprêmement de ne pas aimer).
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