À l’ombre des jeunes filles en
fleurs - Proust
J’aurais préféré revenir
aux projets littéraires que j’avais autrefois formés et abandonnés au cours de
mes promenades du côté de Guermantes. Mais mon père avait fait une constante
opposition à ce que je me destinasse à la carrière des lettres qu’il estimait
fort inférieure à la diplomatie, lui refusant même le nom de carrière, jusqu’au
jour où M. de Norpois, qui n’aimait pas beaucoup les agents diplomatiques des
nouvelles couches, lui avait assuré qu’on pouvait, comme écrivain, s’attirer
autant de considération, exercer autant d’action et garder plus d’indépendance
que dans les ambassades.
Mais les termes mêmes
dont il se servait me montraient la Littérature comme trop différente de
l’image que je m’en étais faite à Combray, et je compris que j’avais eu doublement
raison de renoncer à elle. Jusqu’ici je m’étais seulement rendu compte que je
n’avais pas le don d’écrire ; maintenant M. de Norpois m’en ôtait même le
désir.
Mais je ne crois pas
cependant que Swann soit malheureux. Il y a eu, il est vrai, dans les années
qui précédèrent le mariage, d’assez vilaines manœuvres de chantage de la part
de la femme ; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu’il lui
refusait quelque chose. Le pauvre Swann, aussi naïf qu’il est pourtant raffiné,
croyait chaque fois que l’enlèvement de sa fille était une coïncidence et ne
voulait pas voir la réalité.
Et, par suite, toute
vertu avait été enlevée à la maxime optimiste qui avait jusque-là guidé Odette
dans la vie : « On peut tout faire aux hommes qui vous aiment, ils sont
idiots »,
Presque tout le monde
s’étonna de ce mariage, et cela même est étonnant. Sans doute peu de personnes
comprennent le caractère purement subjectif du phénomène qu’est l’amour, et la
sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte de celle
qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés
de nous-mêmes. Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les
proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n’est pas le
même que celui qu’ils voient.
On verra comment cette
seule ambition mondaine qu’il avait souhaitée pour sa femme et sa fille fut
justement celle dont la réalisation se trouva lui être interdite, et par un
veto si absolu que Swann mourut sans supposer que la duchesse pourrait jamais
les connaître. On verra aussi qu’au contraire la duchesse de Guermantes se lia
avec Odette et Gilberte après la mort de Swann.
Dans un temps comme le
nôtre où la complexité croissante de la vie laisse à peine le temps de lire, où
la carte de l’Europe a subi des remaniements profonds et est à la veille d’en
subir de plus grands encore peut-être, où tant de problèmes menaçants et
nouveaux se posent partout, vous m’accorderez qu’on a le droit de demander à un
écrivain d’être autre chose qu’un bel esprit qui nous fait oublier dans des
discussions oiseuses et byzantines sur des mérites de pure forme, que nous
pouvons être envahis d’un instant à l’autre par un double flot de Barbares,
ceux du dehors et ceux du dedans. Je sais que c’est blasphémer contre la
Sacro-Sainte École de ce que ces messieurs appellent l’Art pour l’Art, mais à
notre époque il y a des tâches plus urgentes que d’agencer des mots d’une façon
harmonieuse.
Atterré par ce que M. de
Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre
part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou
seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma
nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute
autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de
Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une
grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute
que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y
trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque
l’Ambassadeur n’en était pas dupe.
Il est difficile en effet
à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses paroles ou ses
mouvements apparaissent à autrui ; par peur de nous exagérer notre
importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel
sont obligés de s’étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous
nous imaginons que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes,
pénètrent à peine dans la conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans
la mémoire de ceux avec qui nous causons.
Ma mère ne parut pas très
satisfaite que mon père ne songeât plus pour moi à la « carrière ».
Je crois que, soucieuse avant tout qu’une règle d’existence disciplinât les
caprices de mes nerfs, ce qu’elle regrettait, c’était moins de me voir renoncer
à la diplomatie que m’adonner à la littérature. « Mais laisse donc,
s’écria mon père, il faut avant tout prendre du plaisir à ce qu’on fait. Or, il
n’est plus un enfant. Il sait bien maintenant ce qu’il aime, il est peu
probable qu’il change, et il est capable de se rendre compte de ce qui le
rendra heureux dans l’existence. »
un nouveau monde où rien
ne subsistât de l’ancien… rien qu’une chose : mon désir que Gilberte
m’aimât. Je compris que si mon cœur souhaitait ce renouvellement autour de lui
d’un univers qui ne l’avait pas satisfait, c’est que lui, mon cœur, n’avait pas
changé, et je me dis qu’il n’y avait pas de raison pour que celui de Gilberte
eût changé davantage
Les névropathes sont
peut-être, malgré l’expression consacrée, ceux qui « s’écoutent » le
moins : ils entendent en eux tant de choses dont ils se rendent compte
ensuite qu’ils avaient eu tort de s’alarmer, qu’ils finissent par ne plus faire
attention à aucune. Leur système nerveux leur a si souvent crié :
« Au secours ! » comme pour une grave maladie, quand tout
simplement il allait tomber de la neige ou qu’on allait changer d’appartement,
qu’ils prennent l’habitude de ne pas plus tenir compte de ces avertissements
qu’un soldat, lequel, dans l’ardeur de l’action, les perçoit si peu qu’il est
capable, étant mourant, de continuer encore quelques jours à mener la vie d’un homme
en bonne santé.
Depuis longtemps déjà
j’étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la désapprobation de
ma grand’mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m’avait conseillé, outre
la caféine qui m’était prescrite pour m’aider à respirer, de prendre de la
bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci
avorteraient, disait-il, dans l’« euphorie » causée par l’alcool.
J’étais souvent obligé pour que ma grand’mère permît qu’on m’en donnât, de ne
pas dissimuler, de faire presque montre de mon état de suffocation.
Par exemple, Gilberte
n’était pas là, M. ou Mme Swann se trouvait à la maison. Ils avaient
demandé qui avait sonné, et apprenant que c’était moi, m’avaient fait prier
d’entrer un instant auprès d’eux, désirant que j’usasse dans tel ou tel sens,
pour une chose ou pour une autre, de mon influence sur leur fille. Je me
rappelais cette lettre si complète, si persuasive,
que j’avais naguère écrite à Swann et à laquelle il n’avait même pas daigné
répondre. J’admirais l’impuissance de l’esprit, du raisonnement et du cœur à
opérer la moindre conversion, à résoudre une seule de ces difficultés,
qu’ensuite la vie, sans qu’on sache seulement comment elle s’y est prise,
dénoue si aisément.
D’ailleurs, Mme
Swann n’avait obtenu de résultats que dans ce qu’on appelait le « monde
officiel ». Les femmes élégantes n’allaient pas chez elle. Ce n’était pas
la présence de notabilités républicaines qui les avait fait fuir. Au temps de
ma petite enfance, tout ce qui appartenait à la société conservatrice était
mondain, et dans un salon bien posé on n’eût pas pu recevoir un républicain.
Les personnes qui vivaient dans un tel milieu s’imaginaient que l’impossibilité
de jamais inviter un « opportuniste », à plus forte raison un affreux
« radical », était une chose qui durerait toujours, comme les lampes
à huile et les omnibus à chevaux. Mais pareille aux kaléidoscopes qui tournent
de temps en temps, la société place successivement de façon différente des
éléments qu’on avait cru immuables et compose une autre figure. Je n’avais pas
encore fait ma première communion, que des dames bien pensantes avaient la
stupéfaction de rencontrer en visite une Juive élégante. Ces dispositions
nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu’un philosophe appellerait un
changement de critère. L’affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un
peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et
le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce
qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes
obscurs montèrent prendre sa place.
Dans ce complet
désintéressement du faubourg Saint-Germain, Odette continuait à être la cocotte
illettrée bien différente des bourgeois ferrés sur les moindres points de
généalogie et qui trompent dans la lecture des anciens mémoires la soif des
relations aristocratiques que la vie réelle ne leur fournit pas.
Et on conclura que cet
asservissement de l’élite à la vulgarité est de règle dans bien des ménages, si
l’on pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui se laissent charmer
par un butor, censeur impitoyable de leurs plus délicates paroles, tandis
qu’elles s’extasient, avec l’indulgence infinie de la tendresse, devant ses
facéties les plus plates.
Au reste, Swann ne se
contentait pas de chercher dans la société telle qu’elle existe et en
s’attachant aux noms que le passé y a inscrits et qu’on peut encore y lire, un
simple plaisir de lettré et d’artiste, il goûtait un divertissement assez
vulgaire à faire comme des bouquets sociaux en groupant des éléments
hétérogènes, en réunissant des personnes prises ici et là. Ces expériences de
sociologie amusante (ou que Swann trouvait telle) n’avaient pas sur toutes les
amies de sa femme — du moins d’une façon constante — une répercussion
identique.
Pour que la jalousie de
Swann renaquît, il n’était pas nécessaire que cette femme fût infidèle, il
suffisait que pour une raison quelconque elle fût loin de lui, à une soirée par
exemple, et eût paru s’y amuser. C’était assez pour réveiller en lui l’ancienne
angoisse, lamentable et contradictoire excroissance de son amour, et qui
éloignait Swann de ce qu’elle était comme un besoin d’atteindre (le sentiment
réel que cette jeune femme avait pour lui, le désir caché de ses journées, le
secret de son cœur), car entre Swann et celle qu’il aimait cette angoisse
interposait un amas réfractaire de soupçons antérieurs, ayant leur cause en
Odette, ou en telle autre peut-être qui avait précédé Odette, et qui ne
permettait plus à l’amant vieilli de connaître sa maîtresse d’aujourd’hui qu’à
travers le fantôme ancien et collectif de la « femme qui excitait sa
jalousie » dans lequel il avait arbitrairement incarné son nouvel amour.
Souvent pourtant Swann l’accusait, cette jalousie, de le faire croire à des
trahisons imaginaires ;
Et lui qui, quand il
souffrait par Odette, eût tant désiré de lui laisser voir un jour qu’il était
épris d’une autre, maintenant qu’il l’aurait pu, il prenait mille précautions
pour que sa femme ne soupçonnât pas ce nouvel amour.
Aussi l’homme de génie
pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les
contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la
postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on
juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les
faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables.
Il faut que l’œuvre (en
ne tenant pas compte, pour simplifier, des génies qui à la même époque peuvent
parallèlement préparer pour l’avenir un public meilleur dont d’autres génies
que lui bénéficieront) crée elle-même sa postérité.
Sans doute, il est aisé
de s’imaginer, dans une illusion analogue à celle qui uniformise toutes choses
à l’horizon, que toutes les révolutions qui ont eu lieu jusqu’ici dans la
peinture ou la musique respectaient tout de même certaines règles et que ce qui
est immédiatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance,
emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme, diffère
outrageusement de ce qui a précédé.
Seulement tous les
horoscopes ne sont pas vrais, et être obligé pour une œuvre d’art de faire
entrer dans le total de sa beauté le facteur du temps mêle à notre jugement
quelque chose d’aussi hasardeux et par là aussi dénué d’intérêt véritable, que
toute prophétie dont la non-réalisation n’impliquera nullement la médiocrité
d’esprit du prophète, car ce qui appelle à l’existence les possibles ou les en
exclut n’est pas forcément de la compétence du génie ; on peut en avoir eu
et ne pas avoir cru à l’avenir des chemins de fer, ni des avions, ou, tout en
étant grand psychologue, à la fausseté d’une maîtresse ou d’un ami, dont de
plus médiocres eussent prévu les trahisons.
De même ceux qui produisent
des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat,
qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais
ceux qui ont eu le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de
rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie, si
médiocre d’ailleurs qu’elle pouvait être mondainement et même, dans un certain
sens, intellectuellement parlant, s’y reflète, le génie consistant dans le
pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété.
Pour le style, il n’était
pas tout à fait de son temps (et restait du reste fort exclusivement de son
pays, il détestait Tolstoï, George Eliot, Ibsen et Dostoïewski) car le mot qui
revenait toujours quand il voulait faire l’éloge d’un style, c’était le mot
« doux ». « Si, j’aime tout de même mieux le Chateaubriand d’Atala
que celui de René, il me semble que c’est plus doux. » Il disait ce
mot-là comme un médecin à qui un malade assure que le lait lui fait mal à
l’estomac et qui répond : « C’est pourtant bien doux. »
« C’est doux »,
et qui l’avait fait passer tant d’années pour un artiste stérile, précieux,
ciseleur de riens, était au contraire le secret de sa force, car l’habitude
fait aussi bien le style de l’écrivain que le caractère de l’homme, et l’auteur
qui s’est plusieurs fois contenté d’atteindre dans l’expression de sa pensée à
un certain agrément, pose ainsi pour toujours les bornes de son talent, comme
en cédant souvent au plaisir, à la paresse, à la peur de souffrir on dessine
soi-même, sur un caractère où la retouche finit par n’être plus possible, la
figure de ses vices et les limites de sa vertu.
Swann était un de ces
hommes qui, ayant vécu longtemps dans les illusions de l’amour, ont vu le
bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci
sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers
eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée
dans leur nom même, les fera durer après leur mort.
— Non, Monsieur, les
plaisirs de l’intelligence sont bien peu de chose pour moi, ce n’est pas eux
que je recherche, je ne sais même pas si je les ai jamais goûtés.
À cause de ce que m’avait
dit M. de Norpois, j’avais considéré mes moments de rêverie, d’enthousiasme, de
confiance en moi, comme purement subjectifs et sans vérité. Or, selon Bergotte
qui avait l’air de connaître mon cas, il semblait que le symptôme à négliger
c’était au contraire mes doutes, mon dégoût de moi-même.
« Quelqu’un qui
aurait besoin d’un bon médecin, c’est notre ami Swann », dit Bergotte. Et
comme je demandais s’il était malade. « Hé bien, c’est l’homme qui a
épousé une fille, qui avale par jour cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent
pas recevoir la sienne, ou d’hommes qui ont couché avec elle. On les voit,
elles lui tordent la bouche. Regardez un jour le sourcil circonflexe qu’il a
quand il rentre, pour voir qui il y a chez lui. » La malveillance avec
laquelle Bergotte parlait ainsi à un étranger d’amis chez qui il était reçu
depuis si longtemps était aussi nouvelle pour moi que le ton presque tendre que
chez les Swann il prenait à tous moments avec eux.
Mon pauvre fils, tu
n’avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tomber dans
un milieu qui va achever de te détraquer.
Ma mère d’ailleurs
n’avait pas attendu ce verdict de Bergotte pour me dire que je pouvais inviter
Gilberte à goûter quand j’aurais des amis. Mais je n’osais pas le faire pour
deux raisons. La première est que chez Gilberte on ne servait jamais que du
thé. À la maison au contraire, maman tenait à ce qu’à côté du thé il y eût du
chocolat. J’avais peur que Gilberte ne trouvât cela commun et n’en conçût un
grand mépris pour nous. L’autre raison fut une difficulté de protocole que je
ne pus jamais réussir à lever.
Ce fut vers cette époque
que Bloch bouleversa ma conception du monde, ouvrit pour moi des possibilités
nouvelles de bonheur (qui devaient du reste se changer plus tard en
possibilités de souffrances), en m’assurant que, contrairement à ce que je
croyais au temps de mes promenades du côté de Méséglise, les femmes ne
demandaient jamais mieux que de faire l’amour. Il compléta ce service en m’en
rendant un second que je ne devais apprécier que beaucoup plus tard : ce
fut lui qui me conduisit pour la première fois dans
une maison de passe. Il m’avait bien dit qu’il y avait beaucoup de jolies
femmes qu’on peut posséder. Mais je leur attribuais une figure vague, que les
maisons de passe devaient me permettre de remplacer par des visages
particuliers. De sorte que si j’avais à Bloch — pour sa « bonne
nouvelle » que le bonheur, la possession de la beauté, ne sont pas choses
inaccessibles et que nous avons fait œuvre inutile en y renonçant à jamais —
une obligation de même genre qu’à tel médecin ou tel philosophe optimiste qui
nous fait espérer la longévité dans ce monde, et de ne pas être entièrement
séparé de lui quand on aura passé dans un autre, les maisons de rendez-vous que
je fréquentai quelques années plus tard — en me fournissant des échantillons du
bonheur, en me permettant d’ajouter à la beauté des femmes cet élément que nous
ne pouvons inventer, qui n’est pas que le résumé des beautés anciennes, le
présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions recevoir de nous-même,
devant lequel expirent toutes les créations logiques de notre intelligence et
que nous ne pouvons demander qu’à la réalité : un charme individuel —
méritèrent d’être classées par moi à côté de ces autres bienfaiteurs d’origine
plus récente mais d’utilité analogue (avant lesquels nous imaginions sans
ardeur la séduction de Mantegna, de Wagner, de Sienne, d’après d’autres
peintres, d’autres musiciens, d’autres villes) : les éditions d’histoire
de la peinture illustrées, les concerts symphoniques et les études sur les
« Villes d’art ».
D’ailleurs, comme notre
mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite
chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me
rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien
des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de
l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre, et
qui m’avait donné le conseil dangereux de profiter d’une heure où ma tante
Léonie était levée.
C’est, dans l’amour, un
état anormal, capable de donner tout de suite, à l’accident le plus simple en
apparence et qui peut toujours survenir, une gravité que par lui-même cet
accident ne comporterait pas. Ce qui rend si heureux, c’est la présence dans le
cœur de quelque chose d’instable, qu’on s’arrange perpétuellement à maintenir
et dont on ne s’aperçoit presque plus tant qu’il n’est pas déplacé. En réalité,
dans l’amour il y a une souffrance permanente, que la joie neutralise, rend
virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir ce qu’elle serait
depuis longtemps si l’on n’avait pas obtenu ce qu’on souhaitait, atroce.
« Je vous aimais
vraiment, vous verrez cela un jour » (ce jour où les coupables assurent
que leur innocence sera reconnue et qui, pour des raisons mystérieuses, n’est
jamais celui où on les interroge), j’eus le courage de prendre subitement la
résolution de ne plus la voir, et sans le lui annoncer encore, parce qu’elle ne
m’aurait pas cru.
Un
chagrin causé par une personne qu’on aime peut être amer, même quand il est
inséré au milieu de préoccupations, de joies, qui n’ont pas cet être pour objet
et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir
à lui. Mais quand un tel chagrin naît — comme c’était le cas pour celui-ci — à
un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la
brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée,
soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous
ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu’au bout.
À ces moments-là notre
vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux opposés
où elle tient tout entière. Dans l’un, il y a notre désir de ne pas déplaire,
de ne pas paraître trop humble à l’être que nous aimons sans parvenir à le
comprendre, mais que nous trouvons plus habile de laisser un peu de côté pour
qu’il n’ait pas ce sentiment de se croire indispensable qui le détournerait de
nous ; de l’autre côté, il y a une souffrance — non pas une souffrance
localisée et partielle — qui ne pourrait au contraire être apaisée que si,
renonçant à plaire à cette femme et à lui faire croire que nous ne pouvons nous
passer d’elle, nous allions la retrouver. Quand on retire du plateau où est la
fierté une petite quantité de volonté qu’on a eu la faiblesse de laisser s’user
avec l’âge, qu’on ajoute dans le plateau où est le chagrin une souffrance
physique acquise et à qui on a permis de s’aggraver, et au lieu de la solution
courageuse qui l’aurait emporté à vingt ans, c’est l’autre, devenue trop lourde
et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante. D’autant plus que
les situations tout en se répétant changent, et qu’il y a chance pour qu’au
milieu ou à la fin de la vie on ait eu pour soi-même la funeste complaisance de
compliquer l’amour d’une part d’habitude que l’adolescence, retenue par
d’autres devoirs, moins libre de soi-même, ne connaît pas.
Je venais d’écrire à Gilberte
une lettre où je laissais tonner ma fureur, non sans pourtant jeter la bouée de
quelques mots placés comme au hasard, et où mon amie pourrait accrocher une
réconciliation ; un instant après, le vent ayant tourné, c’était des
phrases tendres que je lui adressais pour la douceur de certaines expressions
désolées, de tels « jamais plus », si attendrissants pour ceux qui
les emploient, si fastidieux pour celle qui les lira, soit qu’elle les croie
mensongers et traduise « jamais plus » par « ce soir-même, si
vous voulez bien de moi » ou qu’elle les croie vrais et lui annonçant
alors une de ces séparations définitives qui nous sont si parfaitement égales
dans la vie quand il s’agit d’êtres dont nous ne sommes pas épris. Mais puisque
nous sommes incapables tandis que nous aimons d’agir en dignes prédécesseurs de
l’être prochain que nous serons et qui n’aimera plus, comment pourrions-nous
tout à fait imaginer l’état d’esprit d’une femme à qui, même si nous savions
que nous lui sommes indifférents, nous avons perpétuellement fait tenir dans
nos rêveries, pour nous bercer d’un beau songe ou nous consoler d’un gros
chagrin, les mêmes propos que si elle nous aimait. Devant les pensées, les
actions d’une femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés que le pouvaient
être devant les phénomènes de la nature, les premiers physiciens (avant que la
science fût constituée et eût mis un peu de lumière dans l’inconnu).
Je tâchais même d’être
« objectif » et pour cela de bien tenir compte de la disproportion
qui existait entre l’importance qu’avait pour moi Gilberte et celle non
seulement que j’avais pour elle, mais qu’elle-même avait pour les autres êtres
que moi, disproportion qui, si je l’eusse omise, eût risqué de me faire prendre
une simple amabilité de mon amie pour un aveu passionné, une démarche grotesque
et avilissante de ma part pour le simple et gracieux mouvement qui vous dirige
vers de beaux yeux.
Et comme, pendant qu’on
hésite, la seule idée d’une résolution possible (à moins d’avoir rendu cette
idée inerte en décidant qu’on ne prendra pas la résolution) développe, comme
une graine vivace, les linéaments, tout le détail des émotions qui naîtraient
de l’acte exécuté, je me dis que j’avais été bien absurde de me faire, en
projetant de ne plus voir Gilberte, autant de mal que si j’eusse dû réaliser ce
projet et que, puisque au contraire c’était pour finir par retourner chez elle,
j’aurais pu faire l’économie de tant de velléités et d’acceptations
douloureuses. Mais cette reprise des relations d’amitié ne dura que le temps
d’aller jusqu’à chez les Swann
Le chagrin était
peut-être le même, mais au lieu de ne faire, comme autrefois, que prolonger
uniformément une émotion initiale, recommençait plusieurs fois par jour en
débutant par une émotion si fréquemment renouvelée qu’elle finissait — elle,
état tout physique, si momentané — par se stabiliser, si bien que les troubles
causés par l’attente ayant à peine le temps de se calmer avant qu’une nouvelle
raison d’attendre survînt, il n’y avait plus une seule minute par jour où je ne
fusse dans cette anxiété qu’il est pourtant si difficile de supporter pendant
une heure. Ainsi ma souffrance était infiniment plus cruelle qu’au temps de cet
ancien 1er janvier, parce que cette fois il y avait en moi, au lieu
de l’acceptation pure et simple de cette souffrance, l’espoir, à chaque
instant, de la voir cesser. À cette acceptation, je finis pourtant par arriver,
alors je compris qu’elle devait être définitive et je renonçai pour toujours à
Gilberte, dans l’intérêt même de mon amour, et parce que je souhaitais avant
tout qu’elle ne conservât pas de moi un souvenir dédaigneux.
Pour
les femmes qui ne nous aiment pas, comme pour les « disparus »,
savoir qu’on n’a plus rien à espérer n’empêche pas de continuer à attendre. On
vit aux aguets, aux écoutes
Le point culminant de sa
journée est celui non pas où elle s’habille pour le monde, mais où elle se
déshabille pour un homme. Il lui faut être aussi élégante en robe de chambre,
en chemise de nuit, qu’en toilette de ville. D’autres femmes montrent leurs
bijoux, elle, elle vit dans l’intimité de ses perles. Ce genre d’existence
impose l’obligation et finit par donner le goût d’un luxe secret, c’est-à-dire
bien près d’être désintéressé. Mme Swann l’étendait aux fleurs.
Il s’y ajoutait dans mon
cas l’espoir informulé que Gilberte, ayant voulu me laisser l’initiative des
premiers pas et constatant que je ne les avais pas faits, n’avait attendu que
le prétexte du 1er janvier pour m’écrire : « Enfin, qu’y
a-t-il ? je suis folle de vous, venez que nous nous expliquions
franchement, je ne peux pas vivre sans vous voir. »
Quand on aime, l’amour
est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie
vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, le force à
revenir vers son point de départ ; et c’est ce choc en retour de notre
propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre et qui nous charme
plus qu’à l’aller, parce que nous ne connaissons pas qu’elle vient de nous.
Quand on renonce, on
cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause
l’expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les choses qu’on éprouve le
besoin de dire et que l’autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même.
J’écrivais : « J’avais cru que ce ne serait pas possible. Hélas, je
vois que ce n’est pas si difficile. »
Mais enfin l’éloignement
peut être efficace. Le désir, l’appétit de nous revoir, finissent par renaître
dans le cœur qui actuellement nous méconnaît. Seulement il y faut du temps.
D’abord, c’est
précisément ce que nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est
cruelle et nous sommes pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l’autre
cœur aura besoin pour changer, le nôtre s’en servira pour changer lui aussi, de
sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra accessible, il aura
cessé d’être un but pour nous.
D’ailleurs, ceux qui
souffrent par l’amour sont, comme on dit de certains malades, leur propre
médecin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de l’être qui cause
leur douleur et que cette douleur est une émanation de lui, c’est en elle
qu’ils finissent par trouver un remède. Elle le leur découvre elle-même à un
moment donné, car au fur et à mesure qu’ils la retournent en eux, cette douleur
leur montre un autre aspect de la personne regrettée, tantôt si haïssable qu’on
n’a même plus le désir de la revoir parce qu’avant de se plaire avec elle il
faudrait la faire souffrir, tantôt si douce que la douceur qu’on lui prête on
lui en fait un mérite et on en tire une raison d’espérer. Mais la souffrance
qui s’était renouvelée en moi eut beau finir par s’apaiser, je ne voulus plus
retourner que rarement chez Mme Swann.
À force d’écrire :
« Depuis que nos cœurs sont désunis » pour que Gilberte me
répondît : « Mais ils ne le sont pas, expliquons-nous », j’avais
fini par me persuader qu’ils l’étaient. En répétant toujours : « La
vie a pu changer pour nous, elle n’effacera pas le sentiment que nous
eûmes », par désir de m’entendre dire enfin : « Mais il n’y a
rien de changé, ce sentiment est plus fort que jamais », je vivais avec
l’idée que la vie avait changé en effet, que nous garderions le souvenir du
sentiment qui n’était plus, comme certains nerveux pour avoir simulé une
maladie finissent par rester toujours malades.
chaque fois que
j’écrivais à Gilberte : « La vie a pu nous séparer, le souvenir du
temps où nous nous connûmes durera », elle ne manqua pas de
répondre : « La vie a pu nous séparer, elle ne pourra nous faire
oublier les bonnes heures qui nous seront toujours chères » (nous aurions
été bien embarrassés de dire pourquoi « la vie » nous avait séparés,
quel changement s’était produit).
Et, comme la durée moyenne de la vie — la
longévité relative — est beaucoup plus grande pour les souvenirs des sensations
poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis si longtemps que se
sont évanouis les chagrins que j’avais alors à cause de Gilberte, il leur a
survécu le plaisir que j’éprouve, chaque fois que je veux lire, en une sorte de
cadran solaire, les minutes qu’il y a entre midi un quart et une heure, au mois
de mai, à me revoir causant ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle,
comme sous le reflet d’un berceau de glycines.
⁂
J’étais arrivé à une presque complète indifférence à
l’égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand’mère pour
Balbec.
je me disais tristement
que notre amour, en tant qu’il est l’amour d’une certaine créature, n’est
peut-être pas quelque chose de bien réel, puisque si des associations de
rêveries agréables ou douloureuses peuvent le lier pendant quelque temps à une
femme jusqu’à nous faire penser qu’il a été inspiré par elle d’une façon nécessaire,
en revanche si nous nous dégageons
volontairement ou à notre insu de ces associations, cet amour, comme s’il était
au contraire spontané et venait de nous seuls, renaît pour se donner à une
autre femme.
Or,
les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la
mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme
celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement
ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant et que nous lui
avions ainsi laissé toute sa force).
C’est grâce à cet oubli
seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que nous fûmes, nous
placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à nouveau, parce
que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce qui nous est
maintenant indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du
passé pâlissent peu à peu, s’effacent, il ne reste plus rien d’elles, nous ne
le retrouverons plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots
(comme « directeur au ministère des Postes ») n’avaient été
soigneusement enfermés dans l’oubli, de même qu’on dépose à la Bibliothèque
Nationale un exemplaire d’un livre qui sans cela risquerait de devenir
introuvable.
Et si ces effets de
l’Habitude semblent contradictoires, c’est qu’elle obéit à des lois multiples.
À Paris j’étais devenu de plus en plus indifférent à Gilberte, grâce à l’Habitude. Le changement d’habitude, c’est-à-dire la cessation
momentanée de l’Habitude, paracheva l’œuvre de l’Habitude quand je partis pour
Balbec.
Pour la première fois je
sentais qu’il était possible que ma mère vécût sans moi, autrement que pour
moi, d’une autre vie. Elle allait habiter de son côté avec mon père à qui
peut-être elle trouvait que ma mauvaise santé, ma nervosité, rendaient
l’existence un peu compliquée et triste. Cette séparation me désolait davantage
parce que je me disais qu’elle était probablement pour ma mère le terme des
déceptions successives que je lui avais causées, qu’elle m’avait tues et après
lesquelles elle avait compris la difficulté de vacances communes
. Elles devaient bientôt
me frapper d’autant plus que Madame de Sévigné est une grande artiste de la
même famille qu’un peintre que j’allais rencontrer à Balbec et qui eut une
influence si profonde sur ma vision des choses, Elstir.
Elle longea les wagons,
offrant du café au lait à quelques voyageurs réveillés. Empourpré des reflets
du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis devant elle ce
désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau
conscience de la beauté et du bonheur. Nous oublions toujours qu’ils sont
individuels et, leur substituant dans notre esprit un type de convention que
nous formons en faisant une sorte de moyenne entre les différents visages qui
nous ont plu, entre les plaisirs que nous avons connus, nous n’avons que des
images abstraites qui sont languissantes et fades parce qu’il leur manque
précisément ce caractère d’une chose nouvelle, différente de ce que nous avons
connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au bonheur. Et nous portons
sur la vie un jugement pessimiste et que nous supposons juste, car nous avons
cru y faire entrer en ligne de compte le bonheur et la beauté quand nous les
avons omis et remplacés par des synthèses où d’eux il n’y a pas un seul atome.
J’appliquais à son visage
rendu indécis par le crépuscule le masque de mes rêves les plus passionnés,
mais lisais dans son regard tourné vers moi l’horreur de mon néant
Et — comme quelqu’un qui
veut nouer sa cravate devant une glace sans comprendre que le bout qu’il voit
n’est pas placé par rapport à lui du côté où il dirige sa main, ou comme un
chien qui poursuit à terre l’ombre dansante d’un insecte — trompé par
l’apparence du corps comme on l’est dans ce monde où nous ne percevons pas
directement les âmes,
Ce n’est pas que notre
cœur ne doive éprouver lui aussi, quand la séparation sera consommée, les
effets analgésiques de l’habitude ; mais jusque-là il continuera de
souffrir.
Et pour une nature
nerveuse comme était la mienne, c’est-à-dire chez qui les intermédiaires, les
nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la
conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante,
innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui
vont disparaître, l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et
trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un
plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant
pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom
d’Habitude, accompli leur œuvre double) ; mais jusqu’à son anéantissement,
chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence
d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se
révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes
regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser
au plafond inaccessible.
Me persuadant que j’étais
« assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle
Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer » ce
n’était pas — bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait
doré et tremblant — celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la
faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme
du lait, tandis que par moments s’y promenaient çà et là de grandes ombres
bleues, que quelque dieu semblait s’amuser à déplacer en bougeant un miroir
dans le ciel.
Mais tout le monde dans
cet hôtel agissait sans doute de la même manière qu’elles, bien que sous d’autres formes, et sacrifiait
sinon à l’amour-propre, du moins à certains principes d’éducations ou à des
habitudes intellectuelles, le trouble délicieux de se mêler à une vie inconnue.
Mais je dus détourner mes
regards de Mlle de
Stermaria, car déjà, considérant sans doute que faire la connaissance d’une
personnalité importante était un acte curieux et bref qui se suffisait à
lui-même et qui pour développer tout l’intérêt qu’il comportait n’exigeait
qu’une poignée de mains et un coup d’œil pénétrant sans conversation immédiate
ni relations ultérieures,
Car pour comprendre
combien une vieille femme a pu être jolie, il ne faut pas seulement regarder,
mais traduire chaque trait.
Persuadé que les œuvres
que j’y entendais (le Prélude de Lohengrin, l’ouverture de Tannhauser,
etc.) exprimaient les vérités les plus hautes, je tâchais de m’élever autant
que je pouvais pour atteindre jusqu’à elles, je tirais de moi pour les
comprendre, je leur remettais tout ce que je recélais alors de meilleur, de plus
profond.
Mais ce matin-là même, en quittant la princesse de
Luxembourg, Mme de Villeparisis me dit une chose qui me frappa
davantage et qui n’était pas du domaine de l’amabilité.
— Est-ce que vous êtes le fils du directeur au
Ministère ? me demanda-t-elle. Ah ! il paraît que votre père est un homme
charmant. Il fait un bien beau voyage en ce moment.
comme ce Jupiter à qui
Gustave Moreau a donné, quand il l’a peint à côté d’une faible mortelle, une
stature plus qu’humaine.
cette chambre, que je
traversais un moment avant de m’habiller pour la promenade, avait l’air d’un
prisme où se décomposaient les couleurs de la lumière du dehors, d’une ruche où
les sucs de la journée que j’allais goûter étaient dissociés, épars, enivrants
et visibles, d’un jardin de l’espérance qui se dissolvait en une palpitation de
rayons d’argent et de pétales de rose. Mais avant tout j’avais ouvert mes
rideaux dans l’impatience de savoir quelle était la Mer qui jouait ce matin-là
au bord du rivage, comme une Néréide. Car chacune de ces Mers ne restait jamais
plus d’un jour. Le lendemain il y en avait une autre qui parfois lui
ressemblait. Mais je ne vis jamais deux fois la même.
Il y en avait qui étaient
d’une beauté si rare qu’en les apercevant mon plaisir était encore accru par la
surprise.
En entendant souvent exprimer
avec franchise des opinions avancées — pas jusqu’au socialisme cependant, qui
était la bête noire de Mme
de Villeparisis — précisément par une de ces personnes en considération de
l’esprit desquelles notre scrupuleuse et timide impartialité se refuse à
condamner les idées des conservateurs, nous n’étions pas loin, ma grand’mère et
moi, de croire qu’en notre agréable compagne se trouvaient la mesure et le
modèle de la vérité en toutes choses. Nous la croyions sur parole tandis
qu’elle jugeait ses Titiens, la colonnade de son château, l’esprit de
conversation de Louis-Philippe. Mais — comme ces érudits qui émerveillent quand
on les met sur la peinture égyptienne et les inscriptions étrusques, et qui
parlent d’une façon si banale des œuvres modernes que nous nous demandons si
nous n’avons pas surfait l’intérêt des sciences où ils sont versés, puisque n’y
apparaît pas cette même médiocrité qu’ils ont pourtant dû y apporter aussi bien
que dans leurs niaises études sur Baudelaire — Mme
de Villeparisis interrogée par moi sur Chateaubriand, sur Balzac, sur Victor
Hugo, tous reçus jadis par ses parents et entrevus par elle-même, riait de mon
admiration, racontait sur eux des traits piquants comme elle venait de faire
sur des grands seigneurs ou des hommes politiques, et jugeait sévèrement ces
écrivains, précisément parce qu’ils avaient manqué de cette modestie, de cet effacement de
soi, de cet art sobre qui se contente d’un seul trait juste et n’appuie pas,
qui fuit plus que tout le ridicule de la grandiloquence, de cet à-propos, de
ces qualités de modération de jugement et de simplicité, auxquelles on lui
avait appris qu’atteint la vraie valeur
Mon père qui le voyait
chez M. Mérimée — un homme de talent au moins celui-là — m’a souvent dit que
Beyle (c’était son nom) était d’une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un
dîner, et ne s’en faisait pas accroire pour ses livres.
mais que toutes les
filles qu’on rencontrait, villageoises ou demoiselles, étaient toutes prêtes à
en exaucer de pareils.
Pour les belles filles
qui passaient, du jour où j’avais su que leurs joues pouvaient être embrassées,
j’étais devenu curieux de leur âme. Et l’univers m’avait paru plus intéressant.
La voiture de Mme
de Villeparisis allait vite. À peine avais-je le temps de voir la fillette qui
venait dans notre direction ; et pourtant — comme la beauté des êtres
n’est pas comme celle des choses, et que nous sentons qu’elle est celle d’une
créature unique, consciente et volontaire — dès que son individualité, âme
vague, volonté inconnue de moi, se peignait en une petite image prodigieusement
réduite, mais complète, au fond de son regard distrait, aussitôt, mystérieuse
réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais saillir en moi
l’embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne pas laisser passer cette
fille sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j’empêchasse
ses désirs d’aller à quelqu’un d’autre, sans que je vinsse me fixer dans sa
rêverie et saisir son cœur. Cependant notre voiture s’éloignait, la belle fille
était déjà derrière nous, et comme elle ne possédait de moi aucune des notions
qui constituent une personne, ses yeux, qui m’avaient à peine vu, m’avaient
déjà oublié. Était-ce parce que je ne l’avais qu’entr’aperçue que je l’avais trouvée si belle ?
Peut-être. D’abord l’impossibilité de s’arrêter auprès d’une femme, le risque
de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme
qu’à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou
qu’aux jours si ternes qui nous restent à vivre le combat où nous succomberons
sans doute. De sorte que, s’il n’y avait pas l’habitude, la vie devrait
paraître délicieuse à ces êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir —
c’est-à-dire à tous les hommes.
Si j’avais pu descendre parler à la fille que nous croisions,
peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la
voiture je n’avais pas distingué. (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa
vie m’eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d’hypothèses
que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s’ouvrir sur
l’inconnu.) Peut-être un seul mot qu’elle eût dit, un sourire, m’eussent fourni
une clef, un chiffre inattendus, pour lire l’expression de sa figure et de sa
démarche, qui seraient aussitôt devenues banales.
Et j’ajoutais la belle
fille (bien plus difficile à retrouver que ne l’est un monument, car elle était
anonyme et mobile) à la collection de toutes celles que je me promettais de
voir de près.
(si toutefois ils veulent
parler du désir des êtres, car c’est le seul qui puisse laisser de l’anxiété,
s’appliquant à de l’inconnu conscient. Supposer que la philosophie veut parler
du désir des richesses serait trop absurde).
Vous me citez une grande
phrase de M. de Chateaubriand sur le clair de lune. Vous allez voir que j’ai
mes raisons pour y être réfractaire. M. de Chateaubriand venait bien souvent
chez mon père. Il était du reste agréable quand on était seul parce qu’alors il
était simple et amusant, mais dès qu’il y avait du monde, il se mettait à poser et devenait ridicule ; devant
mon père, il prétendait avoir jeté sa démission à la face du roi et dirigé le
conclave, oubliant que mon père avait été chargé par lui de supplier le roi de
le reprendre, et l’avait entendu faire sur l’élection du pape les pronostics
les plus insensés.
C’est comme Musset,
simple bourgeois de Paris, qui disait emphatiquement : « L’épervier
d’or dont mon casque est armé. » Jamais un vrai grand seigneur ne dit de ces choses-là. Au moins Musset avait du talent
comme poète. Mais à part Cinq-Mars je n’ai jamais rien pu lire de M. de
Vigny, l’ennui me fait tomber le livre des mains.
— Tu sais comme je
suis un être d’habitudes. Les premiers jours où je viens d’être séparé des gens
que j’aime le plus, je suis malheureux. Mais tout en les aimant toujours
autant, je m’accoutume, ma vie devient calme, douce ; je supporterais
d’être séparé d’eux, des mois, des années.
, sa tante laissa
entendre à ma grand’mère qu’il était malheureusement tombé dans les griffes
d’une mauvaise femme dont il était fou et qui ne le lâcherait pas, comme
j’étais persuadé que ce genre d’amour finissait fatalement par l’aliénation
mentale, le crime et le suicide, pensant au temps si court qui était réservé à
notre amitié,
surtout pour ces
manifestations modernistes de la littérature et de l’art qui semblaient si
ridicules à sa tante ; il était imbu d’autre part de ce qu’elle appelait
les déclamations socialistes, rempli du plus profond mépris pour sa caste et
passait des heures à étudier Nietzsche et Proudhon. C’était un de ces
« intellectuels » prompts à l’admiration, qui s’enferment dans un
livre, soucieux seulement de haute pensée.
Saint-Loup n’était pas
assez intelligent pour comprendre que la valeur intellectuelle n’a rien à voir
avec l’adhésion à une certaine formule esthétique, et il avait pour
l’intellectualité de M. de Marsantes un peu le même genre de dédain qu’auraient
pu avoir pour Boieldieu ou pour Labiche un fils de Boieldieu ou un fils de
Labiche qui eussent été des adeptes de la littérature la plus symbolique et de
la musique la plus compliquée.
Le moins que nous
risquions est d’agacer par la disproportion qu’il y a entre notre idée de
nous-même et nos paroles, disproportion qui rend généralement les propos des
gens sur eux aussi risibles que ces chantonnements des faux amateurs de musique
qui éprouvent le besoin de fredonner un air qu’ils aiment en compensant
l’insuffisance de leur murmure inarticulé par une mimique énergique et un air
d’admiration que ce qu’ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise
habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme faisant bloc
avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément
analogues à ceux qu’on a. Or, c’est toujours de ces défauts-là qu’on parle,
comme si c’était une manière de parler de soi détournée, et qui joint au
plaisir de s’absoudre celui d’avouer. D’ailleurs il semble que notre attention
toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre
chose chez les autres. Un myope dit d’un autre
Et ce n’est pas seulement
quand nous parlons de nous que nous croyons les autres aveugles ; nous
agissons comme s’ils l’étaient.
Or la sincérité et le
désintéressement de Saint-Loup étaient au contraire absolus et c’était cette
grande pureté morale qui, ne pouvant se satisfaire entièrement dans un
sentiment égoïste comme l’amour, ne rencontrant pas d’autre part en lui
l’impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture
spirituelle autre part qu’en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que
moi incapable, d’amitié.
Le bonheur de connaître
ces jeunes filles était-il donc irréalisable ? Certes ce n’eût pas été le
premier de ce genre auquel j’eusse renoncé.
Elles étaient, du bonheur
inconnu et possible de la vie, un exemplaire si délicieux et en si parfait
état, que c’était presque pour des raisons intellectuelles que j’étais
désespéré, de peur de ne pas pouvoir faire dans des conditions uniques, ne
laissant aucune place à l’erreur possible, l’expérience de ce que nous offre de
plus mystérieux la beauté qu’on désire et qu’on se console de ne posséder
jamais, en demandant du plaisir — comme Swann avait toujours refusé de faire,
avant Odette — à des femmes qu’on n’a pas désirées, si bien qu’on meurt sans
avoir jamais su ce qu’était cet autre plaisir.
Or, chaque fois que
l’image de femmes si différentes pénètre en nous, à moins que l’oubli ou la
concurrence d’autres images ne l’élimine, nous n’avons de repos que nous
n’ayons converti ces étrangères en quelque chose qui soit pareil à nous, notre âme étant à cet égard
douée du même genre de réaction et d’activité que notre organisme physique,
lequel ne peut tolérer l’immixtion dans son sein d’un corps étranger sans qu’il
s’exerce aussitôt à digérer et assimiler l’intrus
alors, dans le verre
glauque et qu’elle boursouflait de ses vagues rondes, la mer, sertie entre les
montants de fer de ma croisée comme dans les plombs d’un vitrail, effilochait
sur toute la profonde bordure rocheuse de la baie des triangles empennés d’une
immobile écume linéamentée avec la délicatesse d’une plume ou d’un duvet
dessinés par Pisanello, et fixés par cet émail blanc, inaltérable et crémeux
qui figure une couche de neige dans les verreries de Gallé.
« Après tout, me
disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium
infaillible de la valeur d’une belle page ; peut-être n’est-il qu’un état
accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger
contre elle. Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-ils été composés en
bâillant. »
Or, si déjà arrivant à
Rivebelle, j’avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle
de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais
en proie à une sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant exceptionnellement
mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles une qualité, un charme, qui
n’avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les
défendre ; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie,
mon exaltation les en isolait ; j’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon
passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons
notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des
rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais
pas plus loin qu’elle. De sorte que, par une contradiction qui n’était
qu’apparente, c’est au moment où j’éprouvais un plaisir exceptionnel, où je
sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux
plus de prix, c’est à ce moment que, délivré des soucis qu’elle avait pu
m’inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d’un accident
Malheureusement le
coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure
d’ivresse. Les personnes qui n’avaient plus d’importance et sur lesquelles nous
soufflions comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur
densité ; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne
signifiaient plus rien. Chose plus grave encore, cette mathématique du
lendemain, la même que celle d’hier et avec les problèmes de laquelle nous nous
retrouverons inexorablement aux prises, c’est celle qui nous régit même pendant
ces heures-là, sauf pour nous-même.
Tout à coup je
m’endormais, je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour
à la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la
désincarnation, la transmigration des âmes, l’évocation des morts, les
illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus élémentaires de
la nature (car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on
oublie presque toujours que nous y sommes nous-même un animal privé de cette
raison qui projette sur les choses une clarté de certitude ; nous n’y
offrons au contraire, au spectacle de la vie,
Hier soir, je n’étais
plus qu’un être vidé, sans poids, et comme il faut avoir été couché pour être
capable de s’asseoir et avoir dormi pour l’être de se taire, je ne pouvais
cesser de remuer ni de parler, je n’avais plus de consistance, de centre de
gravité, j’étais lancé, il me semblait que j’aurais pu continuer ma morne
course jusque dans la lune.
La philosophie parle
souvent d’actes libres et d’actes nécessaires. Peut-être n’en est-il pas de
plus complètement subi par nous, que celui qui en vertu d’une force ascensionnelle
comprimée pendant l’action, fait jusque-là, une fois notre pensée au repos,
remonter ainsi un souvenir nivelé avec les autres par la force oppressive de la
distraction, et s’élancer parce qu’à notre insu il contenait plus que les
autres un charme dont nous ne nous apercevons que vingt-quatre heures après.
d’ailleurs la mémoire,
qui oublie vite leur existence, retrouverait difficilement leurs traits ;
nos yeux ne les reconnaîtraient peut-être pas, et déjà nous avons vu passer de
nouvelles jeunes filles que nous ne reverrons pas non plus. Mais d’autres fois,
et c’est ainsi que cela devait arriver pour la petite bande insolente, le
hasard les ramène avec insistance devant nous.
Un soir que nous
demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et retardataire :
« Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre Elstir ? »
nous dit-il. Swann avait une fois prononcé son nom devant moi, j’avais
entièrement oublié à quel propos ; mais l’omission d’un souvenir, comme
celui d’un membre de phrase dans une lecture, favorise parfois non
l’incertitude, mais l’éclosion d’une certitude prématurée. « C’est un ami
de Swann, et un artiste très connu, de grande valeur », dis-je à
Saint-Loup. Aussitôt passa sur lui et sur moi, comme un frisson, la pensée
qu’Elstir était un grand artiste, un homme célèbre, puis, que nous confondant
avec les autres dîneurs, il ne se doutait pas de l’exaltation où nous jetait
l’idée de son talent.
Pourtant, comme elle
poussait une bicyclette pareille et comme elle portait les mêmes gants de
renne, je conclus que les différences tenaient peut-être à la façon dont
j’étais placé et aux circonstances, car il était peu probable qu’il y eût à
Balbec une seconde jeune fille, de visage malgré tout si semblable,
d’un visage que j’ai souvent depuis projeté dans le
passé pour pouvoir me dire d’une jeune fille qui était dans ma chambre :
« C’est elle ! »
Mais c’est peut-être encore celle au teint de
géranium, aux yeux verts, que j’aurais le plus désiré connaître. Quelle que
fût, d’ailleurs, tel jour donné, celle que je préférais apercevoir, les autres,
sans celle-là, suffisaient à m’émouvoir ; mon désir même se portant une
fois plutôt sur l’une, une fois plutôt sur l’autre, continuait — comme le
premier jour ma confuse vision — à les réunir, à faire d’elles le petit monde à
part, animé d’une vie commune qu’elles avaient, sans doute, d’ailleurs, la
prétention de constituer ; j’eusse pénétré en devenant l’ami de l’une
d’elles — comme un païen raffiné ou un chrétien scrupuleux chez les barbares —
dans une société rajeunissante où régnaient la santé, l’inconscience, la
volupté, la cruauté, l’inintellectualité et la joie.
si le visage d’une jolie
fille, une marchande de coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives
couleurs dans notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but
de chacune de ces journées oisives et lumineuses qu’on passe sur la plage.
Elles sont alors, et par là, bien que désœuvrées, alertes comme des journées de
travail, aiguillées, aimantées, soulevées légèrement vers un instant prochain,
celui où tout en achetant des sablés, des roses, des ammonites, on se délectera
à voir, sur un visage féminin, les couleurs étalées aussi purement que sur une
fleur. Mais au moins, ces petites marchandes, d’abord, on peut leur parler, ce
qui évite d’avoir à construire avec l’imagination les autres côtés que ceux que
nous fournit la simple perception visuelle, et à recréer leur vie, à s’exagérer
son charme, comme devant un portrait ; surtout, justement parce qu’on leur
parle, on peut apprendre où, à quelles heures on peut les retrouver.
On peut avoir du goût pour une personne. Mais pour
déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l’irréparable, ces angoisses, qui
préparent l’amour, il faut — et il est peut-être ainsi, plutôt que ne l’est une
personne, l’objet même que cherche anxieusement à étreindre la passion — le
risque d’une impossibilité. Ainsi agissaient déjà ces influences qui se
répètent au cours d’amours successives, pouvant du reste se produire, mais
alors plutôt dans l’existence des grandes villes, au sujet d’ouvrières dont on
ne sait pas les jours de congé et qu’on s’effraye de ne pas avoir vues à la
sortie de l’atelier, ou du moins qui se renouvelèrent au cours des miennes.
Peut-être sont-elles inséparables de l’amour ; peut-être tout ce qui fut
une particularité du premier vient-il s’ajouter aux suivants, par souvenir,
suggestion, habitude et, à travers les périodes successives de notre vie,
donner à ses aspects différents un caractère général.
Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage
aux heures où j’espérais pouvoir les rencontrer.
Je n’en aimais aucune les
aimant toutes, et pourtant leur rencontre possible était pour mes journées le
seul élément délicieux, faisait seule naître en moi de ces espoirs où on
briserait tous les obstacles, espoirs souvent suivis de rage, si je ne les
avais pas vues. En ce moment, ces jeunes filles éclipsaient pour moi ma
grand’mère ; un voyage m’eût tout de suite souri si ç’avait été pour aller dans un lieu où elles dussent se trouver.
L’amour le plus exclusif
pour une personne est toujours l’amour d’autre chose.
et que les émotions
qu’une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à
notre conscience des parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus
lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la
conversation d’un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses
œuvres.
Bien qu’on dise avec
raison qu’il n’y a pas de progrès, pas de découvertes en art, mais seulement
dans les sciences, et que chaque artiste recommençant pour son compte un effort
individuel ne peut y être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il
faut pourtant reconnaître que dans la mesure où l’art met en lumière certaines
lois, une fois qu’une industrie les a vulgarisées, l’art antérieur perd
rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts d’Elstir, nous
avons connu ce qu’on appelle « d’admirables » photographies de paysages
et de villes.
L’effort qu’Elstir
faisait pour se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de
son intelligence était d’autant plus admirable que cet homme qui, avant de
peindre, se faisait ignorant, oubliait tout par probité, car ce qu’on sait
n’est pas à soi, avait justement une intelligence exceptionnellement cultivée.
Comme je lui avouais la déception que j’avais eue devant l’église de Balbec
Si vous saviez à côté de
l’exactitude la plus minutieuse à traduire le texte saint, quelles trouvailles
de délicatesse a eues le vieux sculpteur, que de profondes pensées,
quelle délicieuse poésie !
C’est fou, c’est divin,
c’est mille fois supérieur à tout ce que vous verrez en Italie où d’ailleurs ce
tympan a été littéralement copié par des sculpteurs de bien moins de génie. Il
n’y a pas eu d’époque où tout le monde a du génie, tout ça c’est des blagues,
ça serait plus fort que l’âge d’or. Le type qui a sculpté cette façade-là,
croyez bien qu’il était aussi fort, qu’il avait des idées aussi profondes que
les gens de maintenant que vous admirez le plus.
Les joies intellectuelles
que je goûtais dans cet atelier ne m’empêchaient nullement de sentir,
quoiqu’ils nous entourassent comme malgré nous, les tièdes glacis, la pénombre
étincelante de la pièce, et au bout de la petite fenêtre encadrée de
chèvrefeuilles, dans l’avenue toute rustique, la résistante sécheresse de la
terre brûlée de soleil que voilait seulement la transparence de l’éloignement
et de l’ombre des arbres.
J’avais cru Elstir modeste,
mais je compris que je m’étais trompé, en voyant son visage se nuancer de
tristesse quand dans une phrase de remerciements je prononçai le mot de gloire.
Ceux qui croient leurs œuvres durables — et c’était le cas pour Elstir —
prennent l’habitude de les situer dans une époque où eux-mêmes ne seront plus
que poussière. Et ainsi en les forçant à réfléchir au néant, l’idée de la
gloire les attriste parce qu’elle est inséparable de l’idée de la mort.
« Ma belle
Gabrielle ! » Plus tard, quand je connus la peinture mythologique
d’Elstir, Mme Elstir prit
pour moi aussi de la beauté. Je compris qu’à certain type idéal résumé en
certaines lignes, en certaines arabesques qui se retrouvaient sans cesse dans
son œuvre, à un certain canon, il avait attribué en fait un caractère presque
divin, puisque tout son temps, tout l’effort de pensée dont il était capable,
en un mot toute sa vie, il l’avait consacrée à la tâche de distinguer mieux ces
lignes, de les reproduire plus fidèlement. Ce qu’un tel idéal inspirait à
Elstir, c’était vraiment un culte si grave, si exigeant, qu’il ne lui
permettait jamais d’être content, c’était la partie la plus intime de lui-même,
aussi n’avait-il pu le considérer avec détachement, en tirer des
émotions, jusqu’au jour où il le rencontra, réalisé au dehors, dans le corps
d’une femme, le corps de celle qui était par la suite devenue Mme
Elstir et chez qui il avait pu — comme cela ne nous est possible que pour ce
qui n’est pas nous-même —
c’est l’âge où nous
aimons à caresser la Beauté du regard, hors de nous, près de nous, dans une
tapisserie, dans une belle esquisse de Titien découverte chez un brocanteur,
dans une maîtresse aussi belle que l’esquisse de Titien.
quelquefois si puériles
que je n’oserais pas les rapporter, si une circonstance imprévue survenait
alors, amenant pour moi le risque d’être tué, cette nouvelle préoccupation
était si légère, relativement aux autres, que je l’accueillais avec un
sentiment de détente qui allait jusqu’à l’allégresse. Je me trouve ainsi avoir
connu, quoique étant l’homme le moins brave du monde, cette chose qui me semblait, quand je résonnais, si
étrangère à ma nature, si inconcevable, l’ivresse du danger.
L’amour devient immense,
nous ne songeons pas combien la femme réelle y tient peu de place.
Depuis que j’avais vu
Albertine, j’avais fait chaque jour à son sujet des milliers de réflexions,
j’avais poursuivi, avec ce que j’appelais elle, tout un entretien intérieur, où
je la faisais questionner, répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie
d’Albertines imaginées qui se succédaient en moi heure par heure, l’Albertine
réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu’en tête, comme la créatrice d’un
rôle, l’étoile, ne paraît, dans une longue série de représentations, que dans
toutes les premières.
Ils
n’ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer
tout ce qu’ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force
de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas
la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut
faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les
choses.
Pendant qu’au moment où
va se réaliser un voyage désiré, l’intelligence et la sensibilité commencent à
se demander s’il vaut vraiment la peine d’être entrepris, la volonté qui sait
que ces maîtres oisifs recommenceraient immédiatement à trouver merveilleux ce
voyage, si celui-ci ne pouvait avoir lieu, la volonté les laisse disserter
devant la gare, multiplier les hésitations ; mais elle s’occupe de prendre
les billets et de nous mettre en wagon pour l’heure du départ. Elle est aussi
invariable que l’intelligence et la sensibilité sont changeantes, mais comme
elle est silencieuse, ne donne pas ses raisons, elle semble presque
inexistante ; c’est sa ferme détermination que suivent les autres parties
de notre moi, mais sans l’apercevoir, tandis qu’elles distinguent nettement
leurs propres incertitudes. Ma sensibilité et mon intelligence instituèrent
donc une discussion sur la valeur du plaisir qu’il y aurait à connaître
Albertine tandis que je regardais dans la glace de vains et fragiles agréments
qu’elles eussent voulu garder intacts pour une autre occasion.
Il en est des plaisirs
comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un
cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a
retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est
« condamnée » tant qu’on voit du monde.
Pour commencer je trouvai
à Albertine l’air assez intimidé à la place d’implacable ; elle me sembla plus comme il faut que mal
élevée à en juger par les épithètes de « elle a un mauvais genre, elle a
un drôle de genre », qu’elle appliqua à toutes les jeunes filles dont je
lui parlai ; elle avait enfin comme point de mire du visage une tempe
assez enflammée et peu agréable à voir, et non plus le regard singulier auquel
j’avais toujours repensé jusque-là.
Et puis comme la mémoire commence tout de suite à prendre des clichés indépendants les uns
des autres, supprime tout lien, tout progrès, entre les scènes qui y sont
figurées, dans la collection de ceux qu’elle expose, le dernier ne détruit pas
forcément les précédents.
De sorte qu’essayer de me
lier avec Albertine m’apparaissait comme une mise en contact avec l’inconnu
sinon avec l’impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser un cheval,
aussi reposant qu’élever des abeilles ou que cultiver des rosiers.
Il était d’autant plus difficile de la voir qu’Andrée
était mal avec elle et la détestait.
— J’ai supporté longtemps sa terrible fausseté,
me dit-elle, sa bassesse, les innombrables crasses qu’elle m’a faites. J’ai
tout supporté à cause des autres. Mais le dernier trait a tout fait déborder.
Et elle me raconta un potin qu’avait fait cette jeune fille et qui, en effet,
pouvait nuire à Andrée.
Tandis que le cocher
pressait son cheval, j’écoutais les paroles de reconnaissance et de tendresse
que Gisèle me disait, toutes nées de son bon sourire, et de sa main
tendue : c’est que dans les périodes de ma vie où je n’étais pas amoureux
et où je désirais l’être, je ne portais pas seulement en moi un idéal physique
de beauté qu’on a vu que je reconnaissais de loin dans chaque passante assez
éloignée pour que ses traits confus ne s’opposassent pas à cette
identification, mais encore le fantôme moral — toujours prêt à être incarné —
de la femme qui allait être éprise de moi, me donner la réplique dans la
comédie amoureuse que j’avais tout écrite dans ma tête depuis mon enfance et
que toute jeune fille aimable me semblait avoir la même envie de jouer, pourvu
qu’elle eût aussi un peu le physique de l’emploi.
Je savais que, aussi
profond, aussi inéluctable que le patriotisme juif ou l’atavisme chrétien chez
ceux qui se croient les plus libérés de leur race, habitait sous la rose
inflorescence d’Albertine, de Rosemonde, d’Andrée, inconnus à elles-mêmes,
tenus en réserve pour les circonstances, un gros nez, une bouche proéminente,
un embonpoint qui étonnerait mais était en réalité dans la coulisse, prêt à
entrer en scène, tout comme tel dreyfusisme, tel cléricalisme soudain, imprévu,
fatal, tel héroïsme nationaliste et féodal, soudainement issus à l’appel des
circonstances d’une nature antérieure à l’individu lui-même, par laquelle il
pense, vit, évolue, se fortifie ou meurt, sans qu’il puisse la distinguer des
mobiles particuliers qu’il prend pour elle.
Les hommes, les jeunes
gens, les femmes vieilles ou mûres, avec qui nous croyons nous plaire, ne sont
portés pour nous que sur une plane et inconsistante superficie, parce que nous
ne prenons conscience d’eux que par la perception visuelle réduite à
elle-même ; mais c’est comme déléguée des autres sens qu’elle se dirige
vers les jeunes filles ; ils vont chercher l’une derrière l’autre les
diverses qualités odorantes, tactiles, savoureuses, qu’ils goûtent ainsi même
sans le secours des mains et des lèvres ; et, capables, grâce aux arts de
transposition, au génie de synthèse où excelle le désir, de restituer sous la
couleur des joues ou de la poitrine, l’attouchement, la dégustation, les
contacts interdits, ils donnent à ces filles la même consistance mielleuse
qu’ils font quand ils butinent dans une roseraie, ou dans une vigne dont ils
mangent des yeux les grappes.
Nous connaissons le
caractère des indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d’un être qui
se confond avec notre vie, que bientôt nous ne séparerons plus de nous-même,
sur les mobiles duquel nous ne cessons de faire d’anxieuses hypothèses, perpétuellement
remaniées.
— Vous pourrez
peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu’on
portait là-bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des peintres
vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il
y en avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu’un artiste de Venise,
Fortuny, a retrouvé le secret de leur fabrication et qu’avant quelques années
les femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles, dans des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses
patriciennes, avec des dessins d’Orient.
Nos provisions épuisées,
nous jouions à des jeux qui jusque-là m’eussent paru ennuyeux, quelquefois
aussi enfantins que « La Tour Prends Garde » ou « À qui rira le premier », mais auxquels je n’aurais plus
renoncé pour un empire ; l’aurore de jeunesse dont s’empourprait encore le
visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge,
illuminait tout devant elles, et, comme la fluide peinture de certains
primitifs, faisait se détacher les détails les plus insignifiants de leur vie,
sur un fond d’or.
Les êtres qui en ont la possibilité — il est vrai que ce sont les
artistes et j’étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais — ont
aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une
dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le
mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, qui ne nous
donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien
faire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la
pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens
de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous
puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de
vérité. Et l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation,
elle est de plus funeste. Car l’impression d’ennui que ne peuvent pas ne pas
éprouver auprès de leur ami, c’est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au
lieu de poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs, ceux
d’entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette
impression d’ennui, l’amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous
retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous
a dites, de les considérer comme un précieux apport, alors que nous ne sommes
pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme
des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage
supérieur de leur frondaison.
du
moins n’était-il pas basé sur le mensonge qui cherche à nous faire croire que
nous ne sommes pas irrémédiablement seuls et qui, quand nous causons avec un
autre, nous empêche de nous avouer que ce n’est plus nous qui parlons, que nous
nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d’un moi qui diffère
d’eux. Les paroles qui s’échangeaient entre les jeunes filles de la petite
bande et moi étaient peu intéressantes, rares d’ailleurs, coupées de ma part de
longs silences.
C’est avec délices que
j’écoutais leur pépiement. Aimer aide à discerner, à différencier.
L’amateur de jeunes
filles sait que les voix humaines sont encore bien plus variées. Chacune
possède plus de notes que le plus riche instrument.
Les traits de notre
visage ne sont guère que des gestes devenus, par l’habitude, définitifs.
De même nos intonations
contiennent notre philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout
moment sur les choses.
Au commencement d’un
amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à l’objet de
cet amour, mais plutôt le désir d’aimer dont il va procéder (et plus tard le
souvenir qu’il laisse) erre voluptueusement dans une zone de charmes
interchangeables — charmes parfois simplement de nature, de gourmandise,
d’habitation — assez harmoniques entre eux pour qu’il ne se sente, auprès
d’aucun, dépaysé.
Chaque être est détruit
quand nous cessons de le voir ; puis son apparition suivante est une
création nouvelle, différente de celle qui l’a immédiatement précédée, sinon de
toutes.
Nous allâmes retrouver
les autres jeunes filles pour rentrer. Je savais maintenant que j’aimais
Albertine ; mais hélas ! je ne me souciais pas de le lui apprendre.
C’est que, depuis le temps des jeux aux Champs-Élysées, ma conception de
l’amour était devenue différente, si les êtres auxquels s’attachait
successivement mon amour demeuraient presque identiques. D’une part l’aveu, la
déclaration de ma tendresse à celle que j’aimais ne me semblait plus une des
scènes capitales et nécessaires de l’amour ; ni celui-ci, une réalité
extérieure mais seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir, je sentais
qu’Albertine ferait d’autant plus ce qu’il fallait pour l’entretenir qu’elle
ignorerait que je l’éprouvais.
Dans la semaine qui
suivit je ne cherchai guère à voir Albertine. Je faisais semblant de préférer
Andrée. L’amour commence, on voudrait rester pour celle qu’on aime l’inconnu
qu’elle peut aimer, mais on a besoin d’elle, on a besoin de toucher moins son
corps que son attention, son cœur. On glisse dans une lettre une méchanceté qui
forcera l’indifférente à vous demander une gentillesse, et l’amour, suivant une
technique infaillible, resserre pour nous d’un mouvement alterné l’engrenage
dans lequel on ne peut plus ni ne pas aimer, ni être aimé.
J’allais savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit
rose inconnu. J’entendis un son précipité, prolongé et criard. Albertine avait
sonné de toutes ses forces.
J’avais cru que l’amour que j’avais pour Albertine
n’était pas fondé sur l’espoir de la possession physique. Pourtant quand il
m’eut paru résulter de l’expérience de ce soir-là que cette possession était
impossible et qu’après n’avoir pas douté le premier jour, sur la plage,
qu’Albertine ne fût dévergondée, puis être passé par des suppositions
intermédiaires, il me sembla acquis d’une manière définitive qu’elle était
absolument vertueuse ; quand, à son retour de chez sa tante,
jamais on n’aurait parlé
de s’embrasser et on n’en était pas moins amis pour cela. Allez, si vous tenez
à mon amitié, vous pouvez être content, car il faut que je vous aime joliment
pour vous pardonner. Mais je suis sûre que vous vous fichez bien de moi. Avouez
que c’est Andrée qui vous plaît.
Car pour souffrir vraiment par une femme, il faut avoir cru
complètement en elle.
Mais le plus souvent
aussi elle était plus colorée, et alors plus animée ; quelquefois seul
était rose, dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin comme celui d’une
petite chatte sournoise avec qui l’on aurait eu envie de jouer ;
quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme sur celui
d’une miniature sur leur émail rose, que faisait encore paraître plus délicat,
plus intérieur, le couvercle entr’ouvert et superposé de ses cheveux
noirs
et chacune de ces
Albertines était différente comme est différente chacune des apparitions de la
danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les
jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux.
je devrais plus encore
donner un nom différent à chacune de ces Albertines qui apparaissaient par moi,
jamais la même, comme — appelées simplement par moi pour plus de commodité la
mer — ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se
détachait. Mais surtout de la même manière mais bien plus utilement qu’on dit,
dans un récit, le temps qu’il faisait un tel jour, je devrais donner toujours
son nom à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme,
en faisant l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de
ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination,
leur fuite — comme celle qu’Elstir avait déchirée un soir en ne me présentant
pas aux jeunes filles avec qui il s’était arrêté, et dont les images m’étaient
soudain apparues plus belles quand elles s’éloignaient — nuée qui s’était
reformée quelques jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur
éclat, s’interposant souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille
à la Leucothoé de Virgile.