jeudi 27 juin 2024

L'âge d'homme - Michel Leiris

De la littérature considérée comme une tauromachie.

Ce que je méconnaissais, c'est qu'à la base de toute introspection il y a goût de se contempler et qu’au fond de toute confession il y a d’être absous. Me regarder sans complaisance, c'était encore me regarder, maintenir mes yeux fixés sur moi au lieu de les porter au- delà pour me dépasser vers quelque chose de plus largement humain. Me dévoiler devant les autres mais le faire dans un écrit dont je souhaitais qu'il fût bien rédigé et architecturé, riche d'aperçus et émouvant, c'était tenter de les séduire pour qu'ils me soient indulgents, li- miter de toute façon le scandale en lui donnant forme esthétique. Je crois donc que, si enjeu il y a eu et corne de taureau, ce n'est pas sans un peu de duplicité que je m'y suis aventuré : cédant, d'une part, encore une fois à ma tendance narcissique ; essayant, d'autre part, de trouver en autrui moins un juge qu'un complice. De même, le matador qui semble risquer le tout pour le tout soigne sa ligne et fait confiance, pour triompher du danger, à sa sagacité technique.

Toutefois, il y a pour le torero menace réelle de mort, ce qui n'existera jamais pour l'artiste, sinon de manière extérieure à son art (ainsi, pendant l'occupation allemande, la littérature clandestine, qui certes impliquait un danger mais dans la mesure où elle s'intégrait à une lutte beaucoup plus générale et, somme toute, indépendamment de l'écriture elle-même). Suis-je donc fondé à maintenir la comparaison et à regarder comme valable mon essai d'introduire « ne fût-ce que l'ombre d'une corne de taureau dans une œuvre littéraire » ? Le fait d'écrire peut-il jamais entraîner pour celui qui en fait profession un danger qui, pour n'être pas mortel, soit du moins positif ?

Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui m'apparut comme celui que je devais poursuivre, quand j'écrivis l'Âge d'homme. Acte par rapport à moi-même puisque j'entendais bien, le rédigeant, élucider, grâce à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé mon attention quand je l'avais expérimentée comme patient. Acte par rapport à autrui puisqu'il était évident qu'en dépit de mes précautions oratoires la façon dont je serais regardé par les autres ne serait plus ce qu'elle était avant publication de cette confession. Acte, enfin, sur le plan littéraire, consistant à montrer le dessous des cartes, à faire voir dans toute leur nudité peu excitante

les réalités qui formaient la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus brillants, de mes autres écrits. Il s'agissait moins là de ce qu'il est convenu d'appeler « littérature engagée » que d'une littérature dans laquelle j'essayais de m'engager tout entier. Au-dedans comme au-dehors : attendant qu'elle me modifiât, en m'aidant à prendre conscience, et qu'elle introduisît également un élément nouveau dans mes rapports avec autrui, à commencer par mes rapports avec mes proches, qui ne pourraient plus être tout à fait pareils quand j'aurais mis au jour ce qu'on soupçonnait peut-être déjà, mais à coup sûr confusément. Il n'y avait pas là désir d'une brutalité cynique. Envie, plutôt, de tout avouer pour partir sur de nouvelles bases, entretenant avec ceux à l'affection ou à l'estime desquels j'attachais du prix des relations désormais sans tricherie.

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J'ai parlé plus haut de la règle fondamentale (dire toute la vérité et rien que la vérité ) à laquelle est astreint le faiseur de confession et j'ai fait allusion également à l'étiquette précise à laquelle doit se conformer, dans son combat, le torero. Pour ce dernier il appert que la règle, loin d'être une protection, contribue à le mettre en danger : porter l'estocade dans les conditions requises implique, par exemple, qu'il mette son corps, durant un temps appréciable, à la portée des cornes ; il y a donc là une liaison immédiate entre l'obédience à la règle et le danger couru.

 

L’ÂGE D’HOMME

Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie.

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Adulte, je n'ai jamais pu supporter l'idée d'avoir un enfant, de mettre au monde un être qui, par définition, ne l'a pas demandé et qui finira fatalement par mourir, après avoir peut-être, à son tour, procréé. Il me serait impossible de faire l'amour si, accomplissant cet acte, je le considérais autrement que comme stérile et sans rien de commun avec l'instinct humain de féconder. J'en arrive à penser que l'amour et la mort — engendrer et se défaire, ce qui revient au même — sont pour moi choses si proches que toute idée de joie charnelle ne me touche qu'accompagnée d'une terreur superstitieuse, comme si les gestes de l'amour, en même temps qu'ils amènent ma vie en son point le plus intense, ne devaient que me porter malheur.

Bien que notre union n'ait pas été sans quelques orages dus à mon caractère instable, à mon réel défaut de cœur et par-dessus tout à cette immense capacité d'ennui dont le reste découle, j'aime la femme qui vit avec moi et je commence à croire que je finirai mes jours avec elle, pour autant qu'il soit permis de proférer de telles paroles sans s'exposer à ce que le destin vous inflige un sanglant démenti. Comme beaucoup d'autres, j'ai fait ma descente aux enfers et, comme quelques-uns, j'en suis plus ou moins ressorti. En deçà de cet enfer, il y a ma première jeunesse vers laquelle, depuis quelques années, je me tourne comme vers l'époque de ma vie qui fut la seule heureuse, bien que contenant déjà les éléments de sa propre désagrégation et tous les traits qui, peu à peu creusés en rides, donnent sa ressemblance au portrait.

L’infini

Je dois mon premier contact précis avec la notion d'infini à une boîte de cacao de marque hollandaise, matière première de mes petits déjeuners. D'un des côtés de cette boîte était orné d'une image représentant une paysanne en coiffe de dentelle qui tenait dans sa main gauche une boîte identique, ornée de la même image, et, rose et fraîche, la montrait en souriant. Je demeurais saisi d'une espèce de vertige en imaginant cette infinie série d'une identique image reproduisant un nombre illimité de fois la même jeune Hollandaise qui, théoriquement rapetissée de plus en plus sans jamais disparaître, me regardait d'un air moqueur et me faisait voir sa propre effigie peinte sur une boîte de cacao identique à celle sur laquelle elle-même était peinte.

Je ne suis pas éloigné de croire qu'il se mêlait à cette première notion de l'infini, acquise vers l'âge de dix ans (?), un élément d'ordre assez trouble : caractère hallucinant et proprement insaisissable de la jeune Hollandaise, répétée à l'infini comme peuvent être indéfiniment multipliées, au moyen des jeux de glace d'un boudoir savamment agencé, les visions libertines.

Le sujet et l’objet

Durant mes premières années, je ne m'intéressais guère au monde extérieur, si ce n'est en fonction de mes besoins les plus immédiats, ou de mes peurs. L'univers était presque tout entier circonscrit en moi, compris entre ces deux pôles de mes préoccupations qu'étaient d'une part ma « lune » (ainsi, en langage enfantin, m'avait-on appris à désigner mon postérieur), d'autre part ma « petite machine » (nom que ma mère donnait à mes parties génitales).

Tragiques

Faust : Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l'éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu et semble marcher, les fers aux pieds. Je crois m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne Marguerite ?

Méphistophélès : Laisse cela. Personne ne s'en trouve bien. C'est une figure magique, sans vie, une idole. Il n'est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l'homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?

Faust : Ce sont vraiment les yeux d'un mort, qu'une main chérie n'a point fermés. C'est bien là le sein que Marguerite m'abandonna, c'est bien le corps si doux que je possédai.

Méphistophélès : C'est de la magie, pauvre fou, car chacun croit y retrouver celle qu'il aime.

Faust : Quelles délices... et quelles souffrances. Je ne puis m'arracher à ce regard. Qu'il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou... Pas plus large que le dos d'un couteau.

Méphistophélès : Fort bien. Je le vois aussi ; elle peut bien poser sa tête sous son bras, car Persée la lui a coupée"

(Goethe, Faust,traduction Gérard de Nerval.)

Lupanars et musées

Actuellement, ce qui me frappe le plus dans la prostitution, c'est son caractère religieux : cérémonial du raccrochage ou de la réception, fixité du décor, déshabillage méthodique, offrande du présent, rite des ablutions, et le langage conventionnel des prostituées, paroles machinales, prononcées dans un but si consacré par l'habitude qu'on ne peut même plus le qualifier de « calculé », et qui ont l'air de tomber de l'éternité ; cela m'émeut autant que les rites nuptiaux de certains folklores, sans doute parce que s' y trouve le même élément ancestral et primitif.

Tout cela doit être lié, au moins dans une faible mesure, à l'influence qu'ont eue sur moi certaines lectures édifiantes.

Don Juan et le commandeur

Sans être aucunement bibliophile, j'ai un soin quasi fétichiste de mes livres. Parmi ceux auxquels je suis le plus attaché, deux me viennent de ma mère qui les reçut comme prix ou cadeaux, je crois, quand elle était encore jeune fille :

Lucrèce

À propos de l'acte amoureux — ou plutôt de la couche qui en est le théâtre — j'emploierais volontiers l'expression « terrain de vérité » par laquelle, en tauromachie, l'on désigne l'arène, c'est-à-dire le lieu du combat. De même que le matador ou « tueur » donne la mesure de sa valeur quand il se trouve face au taureau seul à seul (dans cette position que l'argot taurin qualifie si bien en disant qu'il est « en- fermé »), de même dans le commerce sexuel, enfermé seul à seul avec la partenaire qu'il s'agit de dominer, l'homme se découvre en face d'une réalité. Moi qui éprouve une peine énorme à me tenir à la hauteur des choses et qui, sauf quand j'ai peur, ai l'impression de me dé- battre dans la plus diffuse irréalité, je suis fervent des courses de taureaux parce que, plus qu'au théâtre — et même qu'au cirque, où toutes choses sont amoindries du fait d'être chaque soir identiquement répétées, prévues quel que soit le danger et stéréotypées — j'ai l'impression d'assister à quelque chose de réel : une mise à mort, un sacrifice, plus valable que n'importe quel sacrifice proprement religieux, parce que le sacrificateur y est constamment menacé de la mort, et d'un coup matériel — enchâssé dans les cornes — au lieu de la mort magique, c'est-à-dire fictive, à laquelle s'expose quiconque entre en contact trop abrupt avec le surnaturel. La question n'est pas de savoir si la corrida dérive ou non de la tauromachie crétoise, du culte de Mithra ou de quelque autre religion où l'on détruit des bovidés, mais seulement de déterminer pourquoi elle revêt cette apparence sacrificielle qui, bien plus que son intérêt immédiatement sadique, lui confère une valeur passionnelle, dans la mesure où le trouble qu'engendre la présence du sacré participe de l'émotion sexuelle.

Lucrèce et Judith

De tout temps, j'ai aimé la pureté, le folklore, ce qui est enfantin, primitif, innocent. Quand je suis dans ce que les rigoristes appellent bien, j'aspire au mal parce qu'un certain mal m'est nécessaire pour me divertir ; quand je suis dans ce qu'il est convenu d'appeler mal, j'éprouve une nostalgie confuse, comme si ce que le commun des gens entend par bien était réellement une sorte de sein maternel où l'on pourrait sucer un lait susceptible de rafraîchir. Toute ma vie est faite de ces balancements : tranquille, je m'ennuie à mourir et souhaite n'importe quel dérangement, mais pour peu que survienne dans mon existence un élément réel de bouleversement, je perds pied, j'hésite, j'élude et je renonce le plus souvent. Je suis incapable, en tout cas, d'agir sans réticence et sans remords, je ne me livre jamais sans une arrière-pensée de me reprendre et, si je reste replié sur moi-même, ce n'est jamais sans le regret d'un abandon, dont j'éprouve une envie véhémente. Adulte, je garde un constant désir d'amitié idéale et d'amour platonique à côté de ce que d'aucuns regarderont comme des noyades sans grandeur dans la bassesse et dans le vice. Jeune, je me passionnai pour ces aventures fabuleuses où grouille un peuple d'enchanteurs, de dames inégalablement chastes et de chevaliers, en même temps que me remuaient au bas-ventre les troubles de la puberté.

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Je croyais donc, comme tant de garçons de mon âge, être incompris entre les incompris et je rêvais soit d'amantes entièrement éthérées sur lesquelles je pleurais, sachant que jamais je ne les découvrirais, soit de femmes maternelles en qui je m'enfuirais, oubliant dans leur sein mon appétit d'inaccessible, et près de qui, surtout, il me serait permis de pleurer.

J'ai bien perdu, depuis, cette faculté des larmes, et je serais tenté d'y voir un châtiment, pour m'être trop complaisamment abandonné à ces accès de sentimentalité plus ou moins frelatée. Souvent, comme par le passé, je voudrais pouvoir sangloter, mais, de jour en jour, je m'aperçois avec un peu plus de dégoût qu'il n'y a guère que la douleur corporelle qui soit capable de m'arracher des cris.

Donc, s'il y a des femmes qui m'attirent dans la mesure où elles m'échappent ou bien me paralysent et me font peur — telle Judith — il y a aussi de douces Lucrèces qui sont mes sœurs consolatrices, les seules devant lesquelles je ne me sente pas emmuré. Et si, rêvant Judith, je ne puis conquérir que Lucrèce, j'en retire une telle sensation de faiblesse que j'en suis mortellement humilié. Une seule voie, alors, me restera pour remonter à ce tragique auquel lâchement je me suis dérobé ; ce sera, afin de mieux aimer Lucrèce, de la martyriser. Il en résulte que, pratiquement, si la femme avec laquelle je vis ne m'inspire pas une sainte terreur (j'écris « sainte » parce qu'ici intervient nette- ment la notion du sacré) je tends à remplacer cette terreur absente par la pitié ; ce qui revient à dire, en termes plus précis, que je suis toujours obscurément porté à provoquer en moi la pitié pour la femme en question par des moyens artificiels, à l'aide d'une sorte de déchirement moral que je cherche à introduire au sein de la vie quotidienne, tentant de la changer un peu, grâce à ces affres répétées, en un « radeau de la Méduse » où se lamentent et se dévorent une poignée d'affamés.

 

Amours d’Holopherne

J'ai toujours choisi des masques qui n'allaient pas à la sale gueule du petit-bourgeois que je suis et je n'ai copié mes héros que dans ce qu'ils ont de plus facile à imiter.

Jamais je ne me pendrai, ni m'empoisonnerai, ni me ferai tuer en duel.

Comment oserais-je me regarder si je ne portais pas soit un masque, soit des lunettes déformantes.

Ma vie est plate, plate, plate. Mes yeux seuls y voient des cataclysmes. Au fond je ne redoute vraiment que deux choses : la mort et la souffrance physique. Des maux de dents m'ont empêché de dormir, je ne pourrais guère en dire autant de mes souffrances morales.

Après cette découverte, je devrais bien me suicider, mais c'est la dernière chose que je ferai.

(Noté dans un journal intime, en 1924.)

Le festin d’Holopherne

Ainsi, lorsque l'amour s'introduisait dans mes pensées, c'était sous forme de tentation et je ne pouvais l'envisager autrement que comme une sorte de déchéance. C'est pourtant dans ces conditions — et comme s'il s'était agi d'une demi-trahison ou d'un début de renoncement — que je me suis marié.

Le radeau de la méduse

En 1933 je revins, ayant tué au moins un mythe : celui du voyage en tant que moyen d'évasion. Depuis, je ne me suis soumis à la thérapeutique que deux fois, dont l'une pour un bref laps de temps. Ce que j'y ai appris surtout c'est que, même à travers les manifestations à première vue les plus hétéroclites, l'on se retrouve toujours identique à soi-même, qu'il y a une unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu'on fasse, à une petite constellation de choses qu'on tend à reproduire, sous des formes diverses, un nombre illimité de fois. Je vais mieux, semble-t-il, et ne suis plus hanté aussi continûment par le « tragique » et par l'idée que je ne puis rien faire dont je ne doive rougir. Je mesure mes actes et mes goûts à leur juste valeur, je ne me livre plus guère à ces burlesques incartades, mais tout se passe exactement comme si les constructions fallacieuses sur lesquelles je vivais avaient été sapées à la base sans que rien m'eût été donné qui puisse les rem- placer. Il en résulte que j'agis, certes, avec plus de sagacité, mais que le vide dans lequel je me meus en est d'autant plus accusé. Avec une amertume que je ne soupçonnais pas autrefois, j'en viens à m'apercevoir qu'il n'y aurait pour me sauver qu'une certaine ferveur mais que, décidément, ce monde manque d'une chose POUR QUOI JE SERAIS CAPABLE DE MOURIR.

Étant toujours ou au-dessous ou au-dessus des événements concrets, je reste prisonnier de cette alternative : le monde, objet réel, qui me domine et me dévore (telle Judith) par la souffrance et par la peur, ou bien le monde, pur phantasme, qui se dissout entre mes mains, que je détruis (telle Lucrèce poignardée) sans jamais parvenir à le posséder. Peut-être s'agit-il surtout pour moi d'échapper au dilemme en trouvant un moyen tel que le monde et moi — l'objet et le sujet — nous nous tenions debout l'un devant l'autre, de plain-pied, comme devant le taureau se tient le matador ?

 

lundi 10 juin 2024

Petite métaphysique de la parole – Brice Parain

Petite métaphysique de la parole – Brice Parain

 

Y avait-il des mots, des phrases, capables de ne pas sembler creux, stupides, odieux, à côté du cadavre d'un garçon de vingt ans sur le champ de bataille ? Même ceux de la réprobation, parce qu'ils ne coûtaient rien. C'est ce problème, insoluble, que la poésie d'à présent s'acharne à essayer de résoudre, et qui l'exténue. Il faut trouver une autre destination que le récit à nos paroles, sinon elles finiront par nous rentrer dans la gorge.

Dans la perception, c'est pareil. Bergson m'avait mis en garde, au collège. Cette vie intérieure, qui est la nôtre, pleine, où l'on est bien au chaud, qu'avait-elle besoin de s'exprimer ? Pour se faire maltraiter par les mots ?

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Ce qui est clair c'est que j'utilise mal un instrument que j'ai emprunté, que je n'ai pas fait moi-même à ma mesure. Ce n'est que lorsque ma parole me paraît juste que j'ai l'impression contraire, que je peux croire que je me suis ouvert tout grand et qu'on peut voir au fond de moi. La langue a été pourtant la même dans les deux cas. Mais si je reviens sur des paroles anciennes, que je peux me rappeler, ou que je peux relire parce que je les ai écrites, il m'arrive d'éprouver une gêne ou même de la honte : qu'est-ce qui a bien pu me faire dire cela ? C'est peut-être que j'ai changé depuis ? Bien sûr. Mais alors pourquoi l'homme s'est-il mis à vouloir conserver ses paroles, alors qu'il ne pouvait rester le même, que celui qui les avait prononcées devait disparaître ?

Car c'est bien lui qui a inventé l'écriture, s'il avait la mémoire naturellement. Il a tenu à renforcer celle-ci, à lui garantir son exactitude, de même qu'ensuite avec la photographie, pour les images, il a trouvé un moyen d'enregistrement. C'est que nos paroles se détachent de nous tout de suite, elles ont leur existence propre, distincte de la nôtre. C'est que ce n'est pas moi qui parle, lorsque je parle, c'est moi m'adressant à autrui. Lorsque je me parle intérieurement, pour mieux réfléchir, c'est déjà pareil. Je ne suis pas seul. Je suis avec un juge. Parler signifie qu'on n'est pas seul. Il en résulte que le moi n'existe pas, ou du moins sous sa forme isolée, chimiquement pure, pourrait-on dire. A travers le langage, il subsiste toujours en chacun de nous un rapport avec les autres, qui nous empêche de nous connaître, ou qui fait que nous ne nous connaissons qu'affectés de ce rapport. La monade de Leibniz est une fiction. Certes, il y a en nous une nostalgie, un goût de la solitude, parce qu'il y a en nous un besoin de liberté, l'une étant la condition de l'autre. Mais il ne peut s'agir que de ce qu'on appelle en mathématiques une limite, vers laquelle nous tendons sans pouvoir jamais l'atteindre. Le langage nous en sépare.

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Je suis dans le monde comme n'importe quel autre être vivant, j'en tire ma subsistance, l'air que je respire, ce que je mange, tous mes gestes, qui s'adressent à des objets autour de moi, et qui se définissent par des échanges. Pourtant je m'en détourne par moments, pour prononcer quelques paroles. Il arrive même que je ne fasse plus rien d'autre que m'occuper des mots, quand j'écris, par exemple, ou pendant mon travail, au bureau. A ces moments-là, je suis ailleurs, ma respiration même est différente, je ne vois pas le temps qu'il fait, je suis au service de ce qu'on appelle la pensée, qui est une activité impersonnelle, où je suis attentif aux vérités que je recherche, non à moi. C'est un plaisir, parce que j'aime cette activité ; par là, elle est reliée à moi directement ; mais c'est ma personne sociale qui l'exerce, celle qui parle, et qui n'est pas strictement moi, plutôt un ensemble d'obligations, de responsabilités, dont il faut que je me repose en dormant, en me promenant, en regardant des arbres, en me refaisant du silence, en retrouvant de la clarté, donc, finalement, en me réconciliant avec la mort ; j'en ai besoin, après cette lutte menée contre elle. La pensée, elle, m'avait été donnée par le langage.

C'est ainsi que, peu à peu, à partir de ma naissance, je suis entré dans l'humanité, recevant un nom, des fonctions, chargé d'une part d'histoire. J'ai été façonné par mon éducation, au point que je suis incapable de discerner, maintenant, qui je suis, en dehors du rôle que je joue. Le nombre très grand des inadaptés, qui souffrent parce qu'ils ne savent pas parler, montre que cette existence urbaine est trop lourde pour la plupart de nous. La vie d'autrefois, à la campagne, plus routinière, plus artisanale, était plus facile. Mais elle a été ruinée par le développement de la science, qui a engendré l'industrie. Il faut que nous apprenions à la penser, pour nous organiser selon elle. Quand je parle, je remplace l'arbre que je regarde par son nom, et par ce que je me mets à en dire. C'est tellement une étrangeté, que je ne suis même pas sûr de lui donner son vrai nom.

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S'il y avait une règle, on l'appliquerait. C'est souvent le contraire, je veux dire qu'on parle souvent selon le contraire de ce qu'on est, mais pas toujours. Dans la maturité, un écrivain a l'air d'être arrivé à une sorte d'unité. Mais les livres ne sont pas clairs. On ne connaît pas l'auteur. On ne sait pas s'il est pareil à ce qu'il dit. Quand on est jeune, on se fait de lui l'image de l'homme honnête, sérieux, scrupuleux, attentif, prudent, ou du héros sans peur, prêt à tout jeter dans le feu, à s'y jeter lui-même pour aller jusqu'au bout de ses convictions. C'est l'âge où l'on est entier. Ensuite, on devient plus avisé. On recueille des potins, on lit des biographies, on compare, on regarde. Le mal est fait. Il y en a qui ont l'air de ressembler à ce qu'ils disent, c'est parce qu'on ne connaît d'eux que leurs paroles, les autres non. La vie se transforme en un exercice de critique littéraire, on glisse sans s'en rendre compte vers l'attitude esthétique : n'est à retenir que ce qui surprend par sa qualité d'expression. L'homme n'est que ce qu'il dit, le reste n'a pas d'importance. La notion de mensonge s'évapore même, puisqu'il n'y a plus de réalité à laquelle on pourrait comparer ce qui est dit. Adaequatio rei et intellectus n'a plus de sens, puisqu'il n'y a plus que de l'intellectus. C'est le triomphe de l'idéalisme, de l'irréalité.

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En apparence, ce qui s'opère, c'est un passage dans l'immanence après la mort de Dieu. Coller à la durée. Mais l'immanence est contradictoire, ce n'est donc pas le vrai sens. Il s'agit plutôt de l'élaboration d'un langage nouveau, où il y ait à la fois l'industrie, la bureaucratie, conditions de la vie présente, et les sentiments qui nous ont toujours protégés de la mort. Notre ambition, ici, est peut-être de découvrir la vérité d'aujourd'hui avant les autres pays, qui se hâteraient trop ? Je veux le croire pour ne pas penser que nous sommes tout simplement en train de périr d'anémie. Nous en prenons le risque. Mourir pour renaître. Il est inévitable. Il est peut-être aussi la seule garantie de sérieux dans une telle circonstance. L'obscurité de notre poésie provient de ce qu'elle n'est plus qu'un recensement des mots qui sont encore utilisables dans notre langue. Celle-ci n'a guère servi jusque-là qu'à exposer, expliquer, ordonner, pour dominer. Nous apprenons à vivre ordinairement. Il n'y a pas tellement besoin que nos paroles aient un sens. Des images suffisent, sans qu'elles fassent un discours. C'est l'état d'humilité. Il fallait cet excès pour détruire la certitude élaborée au sein d'une réalité aujourd'hui disparue, celle de la vie manuelle, où l'évidence avait sa place, celle des relations directes et limitées dans une communauté restreinte, où l'on pouvait s'orienter facilement. Avec les débris que nous aurons sauvés, réussirons-nous à reconstituer un langage ayant une syntaxe, des propositions, des verbes, des adverbes, des conjonctions ? Oui, si nous parvenons à refaire une société, l'une aidant l'autre. Non, si nous nous dissolvons dans la dispersion, où il n'y a plus que des solitudes les unes à côté des autres.

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De nouveau nous retombons sur le choix entre l'hypothèse, classique, de la raison dominant les passions, qui a été rejetée par le romantisme, et le règne de l'imagination, la dialectique, la solitude. Quand on regarde le choix à faire en pensant au langage, on s'aperçoit qu'il comporte le risque d'un grave contresens. La parole, parce qu'elle est faite pour communiquer avec autrui, donc pour partager ce qui peut être mis en commun, ne peut contenir que la part impersonnelle de chacun. Sinon elle proposerait de la matière inéchangeable. D'où le conflit actuel entre la poésie obscure, fille de la liberté, et la vocation du langage, ressort de la philosophie.

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La réduction phénoménologique transcendantale peut être une préparation. Mais elle n'est pas suffisante. Elle a pour but de faire apparaître l'apport de la conscience dans la perception. C'est pourquoi elle est nommée transcendantale. L'objet est sa création, dit-elle. Oui, mais il est surtout la création du mot. Certes, l'objet de la conscience n'existe que dans la conscience. C'est d'abord une image. Mais celle-ci ne devient réellement un objet que lorsqu'elle a été dénommée. Et en dehors de la conscience, ce qui est n'est ni de l'imagerie ni du vocabulaire, c'est ce qu'on appelle le réel : quelque chose que je ne peux pas nommer autrement que par ce terme général, parce qu'en le nommant je le transformerais en un objet de ma conscience. Or parfois je le vois, parfois je ne le vois pas. Je vois la plane à laquelle je pense, et dont je viens un instant d'oublier le nom, mais je ne vois pas les autres mots de la phrase. Ceux-là, j'ai l'impression que je les sens dans leur mouvement : je sens « à laquelle », je sens « je pense », je sens « et », je sens « dont », je sens « je viens », je leur donne un sens. Ou plutôt le sens que je leur donne me paraît être celui qu'ils doivent avoir. Mais, là, je n'ai pas de preuve décisive.

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Un avantage pourtant : parler m'apprend qui je suis, ce que je veux, ce qui me manque, mes moyens, ce que j'attends des autres, de la vie. C'est une sorte de domination sur moi, de liberté. Mais j'en rajoute, en parlant : je m'invente des qualités, des défauts, des besoins. C'est si facile. Avec les mots, on ne sait plus où on en est, si c'est du réel ou du fantastique. On voit aussi qu'on est dépendant. Parler est pour se faire aider. Donc, après tout, c'est bien, peut-être ? Il n'y a pas à vouloir être libre, tout à fait libre, comme l'hirondelle, comme le loup.

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L'attitude ne peut être que beaucoup plus humble. Reconnaître qu'il faudrait d'abord découvrir le principe de la raison, qui la définirait et la fonderait. Nous vivons, nous parlons. Nous respirons, nous allons et venons, tantôt entraînés par des images qui nous attirent vers un endroit ou un autre, tantôt sous l'action de commandements que nous nous donnons. Les images ont l'air de nous relier directement à nos caprices ou à nos besoins, comme de manger, d'aller voir ceci ou cela, d'avoir envie de rencontrer telle ou telle personne. On se figure volontiers qu'à les suivre on se suivrait soi-même fidèlement. En fait, il est très difficile de prétendre que les images ainsi promises au rôle d'étoile des rois peuvent être pures de tout élément de langage. Nous parlons depuis l'enfance et nous entendons parler autour de nous dès notre naissance. Le langage ne cesse de nous encadrer. C'est le surmoi de Freud. Comme nous pensons en nous servant de lui, nous ne trouvons rien en nous qui n'en soit mélangé, rien en lui qui ne participe à notre existence. La raison nous apparaît donc comme un genre de discours. Mais qui parle alors en nous ?

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Nous sommes en état de guerre civile depuis la Renaissance, catholiques, protestants, jésuites, jansénistes, libertins, croyants, déistes, athées, girondins, jacobins, monarchistes, républicains, socialistes, bourgeois, gauche, droite, dreyfusards, antidreyfusards, cléricaux, anticléricaux, capitalistes, fascistes, communistes, immanence, transcendance, toujours les mêmes envers et endroit d'une démarche inévitable, le développement de la science. Nous approchons peut-être du bout ? On vit mal dans le déchirement. Ou bien la violence fera-t-elle l'unité ?

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Nous ne gouvernons pas le langage. Ce serait plutôt lui qui nous mènerait. Des innombrables paroles prononcées à chaque instant, personne ne peut dire quels seront leurs destins, ou, pour les comparer à des projectiles, qu'elles sont un peu, quelles seront leurs trajectoires. Les plus retentissantes produisent leur effet tout de suite, les autres, plus tard, le reste, enfin, semble s'effacer aussitôt. Mais la vie des mots est faite de tous les rapports que les paroles entretiennent entre elles, quel que soit leur poids apparent. Nous sommes souvent surpris de voir les renversements qui se produisent, un écrivain célèbre disparaissant et cédant la place à un méconnu de la veille. La philosophie classique avait son jugement, simple, rassurant : ne comptaient que les paroles vraies, approuvées par la raison ; les autres n'affectaient pas le réel. Ce n'est pas si simplement vrai. Rappelons-nous l'opinion de Kant : il croyait qu'en ajoutant des zéros à son bilan, un banquier ne modifiait pas sa situation, qui était mesurée par son avoir réel. Or, combien d'escroqueries se ramènent à des jeux d'écriture ? Chacun sait que l'imposture paie, au moins pendant un certain temps. La dialectique a ruiné l'esprit logicien qui régnait encore au XVIIe siècle, en donnant un rôle à l'erreur, qu'il ne parvenait pas à expliquer : elle serait un moment de la réflexion, préparant la vérité, dont elle n'aurait été qu'une approximation. Mais c'était soupçonner les mots d'être des images de notre pensée, non pas des essences. Et s'ils étaient encore plus gratuits ? La philosophie de demain se trouvera devant le mensonge et devra dire ce qu'il signifie.

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Annexes :

I  LE LANGAGE ET L'IMMANENCE

Quand nous nous parlons à nous-même, il y a deux hommes en nous : celui qui juge, qui promet, qui gronde, qui ordonne, et celui qui écoute, qui est jugé peut-être, qui peut-être aurait simplement voulu vivre sans souffrir ni mourir, également sans trop se forcer, une sorte de liberté légère. L'un asservit l'autre, et l'aliène peut-être. On dirait une petite société où l'individu et l'État luttent chacun contre l'autre, pour ne pas devenir sa chose.

I  LE LANGAGE ET L'IMMANENCE1

Quand nous nous parlons à nous-même, il y a deux hommes en nous : celui qui juge, qui promet, qui gronde, qui ordonne, et celui qui écoute, qui est jugé peut-être, qui peut-être aurait simplement voulu vivre sans souffrir ni mourir, également sans trop se forcer, une sorte de liberté légère. L'un asservit l'autre, et l'aliène peut-être. On dirait une petite société où l'individu et l'État luttent chacun contre l'autre, pour ne pas devenir sa chose.

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Seulement, lorsque dans un ensemble immanent, on ne trouve pas les preuves scientifiques de la provenance de telle ou telle détermination, comme, par exemple, dans la maladie (ce sera le cas du langage, nous le verrons), un autre critère pourrait être choisi, à savoir, que, première indication, disons sentimentale, l'immanence devrait être contente d'elle-même, puisque c'est elle-même qui se détermine. Le bon sens dit qu'un ensemble immanent ne devrait pas en arriver à se faire du mal. Nous aurons donc peut-être une façon d'y voir clair en nous demandant si le langage nous apporte du contentement ou du mécontentement, s'il provoque notre épanouissement ou si, au contraire, il se développe sur notre mort.

D'autre part, pourquoi le langage et pas le pensée ? C'est la pensée qui définit l'homme. Mais la pensée n'est pas une notion claire. Nous avons été élevés, dans nos générations, à croire que le langage n'aurait pas grande importance, que l'essentiel serait la pensée elle-même, dont le rôle serait de chercher à connaître le vrai, le réel ; le langage ensuite se chargerait de l'exprimer, plus ou moins bien, mais toujours plus ou moins de façon satisfaisante. A l'usage il m'a semblé que cette analyse n'était pas suffisante. Le langage n'est pas seulement un instrument, ou, s'il en est un, surtout, il tyrannise autant qu'il sert, comme tous les instruments. On a donc à se préoccuper de son rôle dans le fonctionnement de la pensée.

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Mais, dans son raisonnement, Hegel s'est déjà donné le langage, puisqu'il se fait poser une question. Au contraire, me semble-t-il, notre première préoccupation devrait être de nous demander d'où vient cette parole qui interroge : celle qui répond est provoquée, mais qui a provoqué celle qui interroge ? La parole naît-elle de nous comme une sorte d'expression, d'épanouissement, de développement de nous, monte-t-elle comme une nécessité de notre intérieur ou bien est-elle attirée de l'extérieur, par une autre parole, ou autrement par quoi ? Parlons-nous parce que nous répondons, ou pour parler ?

Depuis le temps que j'y réfléchis, je n'ai pas encore su déterminer si j'ai jamais parlé sans qu'on m'ait interrogé. Nous en sommes maintenant au nième siècle de la civilisation, les interrogations sont en nombre infini autour de nous, regardez les bibliothèques. Nous ne sommes pas purs, nous ne sommes pas autonomes, nous sommes des êtres interrogés. Mais le point de départ ? Dire qu'on parle pour répondre n'est pas une indication sur la naissance de la parole. C'est plutôt même une façon d'éviter le problème. Répondre est un geste simple. Lorsqu'on me demande dans la rue quelle heure il est, je suis comme soulagé, rien n'est plus facile, je réponds, cela m'épargne d'avoir une conversation avec la personne qui m'interroge, ou également avec moi-même. Je suis dans la conduite la plus claire, la plus justifiée. Je sers, je suis utile, je n'ai pas à me demander ce que je fais là. Mais si j'imagine, au contraire, le philosophe à minuit dans sa chambre se demandant ce qu'il a à dire, je crois qu'il est bien embarrassé, Quoi, regarder dehors ce qui se passe, ou chercher à savoir qui il est, ce qu'il pense, ce qu'il sent, ce qu'il fait là, sur terre ? A part les moments privilégiés où le poète écrit son poème, et c'est encore un mythe sans doute, où les paroles nous sortiraient de la bouche à la suite de ce qu'on appelle une inspiration, nous cherchons nos mots. Nous ne savons pas quoi dire, au juste. Il y a une distance entre nos mots et nous. Nous allons à leur rencontre comme s'ils nous venaient d'ailleurs. Ce sont des instruments que nous n'avons pas fabriqués. Nous puisons dans notre vocabulaire, un peu comme les typographes dans leurs boîtes à caractères. Si nous sommes mis à la question, c'est peut-être par les mots eux-mêmes. Tout se passe comme si nous étions deux : l'existence et le langage, donc la société, la morale, les bibliothèques, qui nous asservissent autant qu'elles nous aident.