Malina - Ingeborg Bachmann
Seule la désignation du temps a été laborieuse : dire « aujourd’hui », comme on le dit chaque jour, m’est presque impossible ; moi, quand des gens me font part de leurs projets pour aujourd’hui, ce n’est pas, comme on le croit volontiers, un regard absent, c’est un regard très attentif au contraire, que je prends, perplexe, tant mes rapports sont difficiles avec cet « aujourd’hui » que je peux seulement franchir en toute hâte, dans la plus grande angoisse, dont je peux écrire, ou dire seulement, dans la plus grande angoisse, ce qui s’y passe ; car ce qu’on écrit sur aujourd’hui, on devrait aussitôt le détruire, comme on déchire, froisse, laisse inachevées, inexpédiées, les lettres réelles, parce qu’étant d’aujourd’hui, il n’est pas d’aujourd’hui où elles puissent être reçues.
Nul n’est mieux fait pour comprendre le mot « aujourd’hui » que celui qui a écrit un jour, pour la déchirer ensuite, quelque lettre affreusement suppliante. Et qui ne connaît ces billets presque illisibles : « Venez, pour peu que vous le puissiez, le vouliez, de grâce ! A cinq heures au café Landtmann ! » Ou ces télégrammes : « Prière appeler immédiatement stop aujourd’hui encore », ou « Impossible aujourd hui » ?
Aujourd'hui est un mot auquel les suicidés seuls devraient avoir droit, pour tous les autres il n’a aucun sens, il désigne un jour quelconque, « aujourd’hui » justement, ils savent ce qui les y attend : leurs huit heures de travail ou un jour de congé, tel ou tel trajet, quelques courses, la lecture du journal du soir ou du matin, le thé, un oubli, un rendez-vous, un coup de téléphone ; une journée bien remplie, pas trop remplie si possible.
Moi en revanche, quand je dis « aujourd’hui », ma respiration se précipite, l’arythmie dès maintenant constatée à l’électro-cardiogramme s’installe, et si le tracé ne montre pas que la cause en est mon « aujourd’hui » — toujours nouveau, lui, oppressant — je peux produire la preuve saccadée de ce trouble, de quelque chose qui précède la crise d’angoisse, qui m’y prédispose, qui me met en condition : trouble encore purement fonctionnel pour le moment, à ce que disent, à ce que pensent les spécialistes. Mais moi, j’ai peur que ce qui est trop démesuré, trop bouleversant pour moi, et le restera, pathologiquement, jusqu’à la fin, pour mon cœur, ne soit rien d’autre que cet « aujourd’hui ».
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4e question : ...? (reprise)
Réponse : Les livres? Oui, je lis beaucoup, j’ai toujours beaucoup lu. Non, je ne suis pas sûre que nous nous comprenions. Je lis de préférence par terre, ou sur mon lit, presque toujours couchée, ce qui compte, c’est moins les livres que la lecture, le noir et blanc, les lettres, les syllabes, les lignes, ces signes indélébiles, fixation de notre délire. Croyez-moi, l’expression est délire, elle naît de notre délire. Ce qui compte aussi, c’est le fait de feuilleter, de courir, de fuir d’une page à l’autre, complice de cet épanchement coagulé ; ce qui joue c’est la bassesse d’un enjambement, l’unique phrase qui assure votre vie, et la vie qui réassure vos phrases. Lire est un vice qui peut tenir lieu de tous les autres, ou quelquefois nous aider, plus efficacement qu’eux, à vivre, c’est une débauche, une intoxication. Non, je ne prends pas de drogue, seulement des livres, j’ai mes préférences naturellement, beaucoup de livres ne me réussissent pas, il y en a que je ne prends que le matin, d’autres que la nuit, il y en a que je ne lâche pas, je les traîne du salon à la cuisine, je les lis debout au corridor, je n'emploie pas de signets, je ne remue pas les lèvres en usant, j’ai appris à lire très tôt et très bien, je ne me rappelle pas la méthode, elle devait être excellente dans nos écoles primaires de province, du moins de mon temps.
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