Brutalisme – Achille Mbembe
Avant-propos
Dans cet essai, je convoque la notion de brutalisme pour décrire une époque saisie par le pathos de la démolition et de la production, sur une échelle planétaire, de réserves d’obscurité. Et de déchets de toutes sortes, restes, traces d’une gigantesque démiurgie.
Au centre de ces trois interrogations se trouve la question des transformations des corps humains et, de manière générale, du futur des « populations » et de la mutation technologique des espèces, qu’elles soient humaines ou non. Or les dommages et blessures que causent ces déplacements ne sont pas des accidents ou de simples dégâts collatéraux. Si, de fait, l’humanité s’est transformée en une force géologique, alors l’on ne peut plus parler d’histoire en tant que telle. Toute histoire est désormais, par définition, géo-histoire, y compris l’histoire du pouvoir. Par brutalisme, je fais donc référence au procès par lequel le pouvoir en tant que force géomorphique désormais se constitue, s’exprime, se reconfigure, agit et se reproduit par la fracturation et la fissuration.
La domination universelle
La chaîne de gestes
La répugnance à tuer et l’interdit du meurtre font l’objet d’une érosion. Les instincts autrefois censurés sont libérés30. Les conduites de guerre sont valorisées en tant que telles et migrent dans le champ civil. La déshumanisation devient une pratique courante, la décharge des pulsions violentes est légitime et fait l’objet d’encouragements, la quête du dissemblable règne et les techniques de disculpation prolifèrent. La vie civile est régentée par des unités spéciales. Le « nettoyage » se transforme en programme. Se débarrasser d’individus sans que personne ne demande de comptes est la norme, de la même manière qu’achever les blessés et tuer les prisonniers31. Mais le brutalisme fonctionne aussi sur la base d’une déréalisation aussi bien de ses faits que de leurs effets. La déréalisation consiste à cacher le hideux de la violence et notamment de la mort de masse, mais une mort moléculaire.
Âge du déchaînement des forces et de la propulsion, le brutalisme coïncide avec une multiplicité de formes de destruction du vivant et des habitats, mais aussi de réinsertion de l’humanité au sein de la première nature. Il signe par ailleurs l’entrée dans l’âge de la déprédation.
Là où le minerai d’uranium est transformé en plutonium, on ne peut, raconte Jünger, « pénétrer que muni de chaussures et de gants en caoutchouc, de masques, de chambres d’ionisation et de films sensibles aux radiations, de compteurs Geiger et de compteurs de rayonnement alpha ; des microphones, des haut-parleurs et des signaux d’alarme doivent baliser le chemin ». La radioactivité pollue tout, « non pour aujourd’hui et demain, mais pour des millénaires. Là où se trouvent des déchets radioactifs, la Terre est devenue inhabitable pour l’homme ». L’air est enfumé, « les cours d’eau sont souillés, les forêts, les animaux et les plantes anéantis », ajoute-t-il. Et de préconiser que l’on protège la nature de l’exploitation non en la rendant à la vie, mais en « la recouvrant d’un tabou muséal et en entourant de larges portions du paysage de grillages et de clôtures ».
Ponctions
Vu à partir des corps racisés, ce que l’on appelle le néolibéralisme est, en réalité, un gigantesque dispositif de pompage et de carbonisation. Comme le mineur, voleur d’une canette de bière à l’étalage, beaucoup n’ont pour seule source de revenus que leur corps.
Fracturation
Le corps de la Terre
Encore faut-il, avant d’aller plus loin, rappeler ce que Schmitt entend par la « Terre » et par le terme « nomos ». D’ordinaire, la Terre renvoie à une catégorie spatiale, à une étendue. Elle est faite d’un sol plus ou moins ferme, de paysages, de reliefs, de profondeurs et de soubassements, de traces, d’enclos, de friches en réserve, de sanctuaires. Elle s’inscrit, pense-t-on, dans un faisceau de directions (est, ouest, sud, nord). Faite de matière minérale ou végétale, voire de glèbe, elle est ronde et donc circonscrite. Et, surtout, elle est habitée. En l’habitant, les humains en particulier exercent leur emprise sur elle, la livrent au cadastre et à l’exploitation. Ils la cultivent et en prennent éventuellement soin. Leur vie et leur destin se jouent sur un sol. Foyer commun, elle est le lieu de séjour des humains et des autres espèces, l’objet d’un partage primitif entre tous les étants et, de ce point de vue, à la fois leur nom commun et leur corps maternel.
Dans son Nomos de la Terre, Carl Schmitt semble faire
fi des multiples façons de fabriquer la propriété et des rapports que
d’autres cultures établissent entre le
sol et la Terre en
tant que telle. Le rapport des humains à la terre, chez lui, est surtout
envisagé sur le plan du droit. La terre « est triplement liée au droit »,
affirme-t-il. « Elle
le porte en elle, comme rétribution du travail ; elle le manifeste à sa
surface, comme limite établie ; et elle le porte sur elle, comme signe
public de l’ordre. » Et de conclure : « Le droit est terrien et se rapporte à la
terre5. » La terre est envisagée non en elle-même, mais du point de
vue de ce qu’elle porte, du point de vue de sa capacité à rétribuer
équitablement ceux et celles qui la labourent (la fatigue, le labeur et
les semailles contre les récoltes), et du point de vue de son aptitude à
figurer ainsi l’idée d’une justice quasi immanente. Dans le
schéma schmittien, l’une des composantes intrinsèques de la terre,c’est
le sol. À son tour, le sol se caractérise par sa fermeté. Habiter la terre,
c’est en partie défricher le sol, tracer et délimiter les champs, les prés
et les bois. C’est aussi planter et semer, laisser certaines parties en
jachère, en défricher d’autres. Au terme de ce travail, le sol est
hérissé de haies et de clôtures, de bornes, de murs. Il est aussi
parsemé de maisons, de bâtiments et autres infrastructures. En d’autres
termes, la terre ne devient signifiante que grâce à la médiation du labeur
des humains. Laissée à elle-même, elle ne produit guère la société. Or
l’essentiel de ce labeur consiste en une série d’actes de partition et
d’appropriation, ou encore ce que Schmitt appelle les « prises6
». De tels gestes d’acquisition, dont il dit qu’ils fondent le droit,
prennent des formes diverses. Peu importe qu’ils se fassent sous le
signe de l’édification des villes et leur fortification, de la colonisation,
des guerres, des invasions ou des traites, des occupations, des barrières
ou des blocus. Toujours, ils créent le « premier ordre de tous les rapports
de possession et de propriété7 ». En d’autres mots, ils
sont des actes originels fondateurs du droit. « Prendre » des terres,
délimiter le sol, c’est donc créer des titres juridiques et fabriquer la
propriété. C’est distinguer le tien du mien.
Animisme et viscéralité
L’humanité n’a jamais
disposé d’autant d’informations et de données
concernant à peu
près tout, en vérité l’ensemble du vivant. Celles qui existent n’ont
jamais été aussi accessibles, même si, pour l’essentiel, les découvertes et
les innovations
les plus décisives dans les domaines techno-militaire, scientifique
et commercial restent secrètes et régies par des brevets. Tout cela est vrai.
Et pourtant, l’ignorance et l’indifférence, induites ou cultivées, n’ont jamais
été aussi partagées. C’est parce que, tout comme le savoir, l’ignorance est une
forme de pouvoir3. Savoir ne conduit pas automatiquement à la liberté, tandis
que ne pas savoir libère de presque toute responsabilité tout en permettant, là
où cela est nécessaire, un accroissement du contrôle et de la puissance.
De la vie démoniaque
En dépit de la critique
du progrès, le désir de transformation perpétuelle du sujet humain et du
monde, et la volonté de maîtrise intégrale de la nature et de la vie
demeurent néanmoins vivaces. Au fond, ce désir et cette volonté de puissance
restent l’horizon auquel l’humanité n’a cessé d’aspirer. Aujourd’hui, cette
aspiration a été ramenée à une simple affaire de quantification du monde et
de ponction de celui-ci. Le verbe s’est, pour ainsi dire, fait courbe, cercle,
diagramme,
algorithme5. Le chiffre ayant pris le pas sur le mot, le nombre est
devenu le garant ultime de la réalité au lieu d’en être l’indicateur. De fait, ce que l’époque moderne a appelé le projet
de rationalisation n’a été possible que grâce à une multiplicité
d’innovations matérielles, technologiques et pratiques. Le déchiffrement
de l’univers, notamment par les sciences et les mathématiques, suppose
désormais la connaissance intégrale et infiniment expansive de celui-ci
et des phénomènes qui l’agitent7. Nous sommes, plus que
jamais, arrimés à cette trajectoire, portés par toutes sortes de méga- et de
nanostructures et, surtout, par un nouveau type d’intelligibilité ou encore de
faculté que, faute d’un vocabulaire alternatif, il faut bien appeler numérique. L’avènement de la raison numérique a redonné vie à
un vieux fantasme, celui
de la connaissance
intégrale. Elle considère le monde comme un immense réservoir dans
lequel l’on puise. Il est impitoyablement soumis au désir de puissance
de l’homme, et ses forces élémentaires sont arraisonnées dans la mécanique
d’un régime de connaissance auquel rien ne devrait échapper. Une fois de
plus, connaître, dans ces conditions, n’a de sens que pour autant que cela
autorise la ponction, le forage, l’extraction9. Seuls les points de
ponction comptent par conséquent. Et ils ne comptent que parce que, au
bout de la chaîne, ce qui est extrait peut être transformé en autre
chose avant d’être livré à la consumation. Dans ce processus
d’extorsion, la machine joue un rôle inestimable.
Au fond, l’humanité n’a
pas renoncé à la production et à la manipulation des symboles. Le désir
de mythologie demeure intact. Il n’y a point et il n’y aura jamais de
réel sans symbole. La nouveauté, peut-être, tient à la production accélérée
de symboles sans réel, qui se suffisent à eux-mêmes et tendent désormais
à occuper toute la surface du réel. L’âge numérique aidant, l’humanité est
donc entrée dans de nouveaux régimes de production et de manipulation
symbolique.
Derrière chaque statistique, chaque code et algorithme se cachent un
découpage du monde et du réel, une idée et une théorie, c’est-à-dire un idiome
capable de générer la réalité qu’il prétend décrire ou encapsuler.
Il n’existe aucune activité humaine qui ne soit exclusivement conditionnée par des outils, des techniques, des technologies. Il en est ainsi des activités pratiques comme des institutions, des espaces que nous habitons. La technologie est l’une des médiations par excellence du vivant. La même chose vaut pour les créations de l’esprit, voire pour la démocratie elle-même. Aujourd’hui, l’essentiel des activités humaines s’est déplacé dans les mondes numériques. La sphère publique elle-même est devenue, en très grande partie, une sphère numérique. Elle a désormais un nom, la Toile.
La zone obscure
Comment expliquer autrement la prolifération de petites histoires, d’histoires minuscules, qui toutes se ramènent à des histoires de soi, des histoires d’ego ? Cette contraction de l’histoire et sa réduction à l’ego-domaine contribuent à faire de la sphère publique une sphère d’expression publique du privé. À l’ère du narcissisme de masse, le public se ramène à l’écran, toutes sortes d’écrans20. L’absence de lien, tel est désormais ce qui lie les uns aux autres, ce par quoi ils se reconnaissent, ce qui paradoxalement les tient ensemble. Mais qu’en est-il de la langue ? L’image est devenue la langue privilégiée du sujet. Tel est le cas de l’image du corps en particulier, le corps de jouissance, mais aussi le moi souffrant et victimaire, de préférence sur écran. Environné d’images, le sujet s’est fait image. L’image trône désormais là où l’acte eucharistique avait pour nœud le corps et le sang que l’on offrait à prendre, à boire et à manger. La dimension eucharistique et sacramentelle de l’image est telle que l’on ne voit plus le sujet, dorénavant voilé. Nous ne sommes plus qu’une série de corps-images. « Une des propriétés fondamentales de l’image est en effet, affirme Éric Laurent, de mettre sur le même plan des causalités qui peuvent être fort diverses21. » Pour exister, être vu et connu, tout, de nos jours, doit être mis en image, ajoute-t-il. Les processus les plus fondamentaux et les plus cachés, qu’il s’agisse du corps lui-même ou du cerveau, doivent être mis en image. Voir, comprendre, penser passent par l’image. Les circuits cognitifs aussi. La certitude elle-même. Il n’y a pas jusqu’aux modalités de la preuve qui ne se plient à l’image. Cela étant, la fonction de l’image n’est plus de représenter quoi que ce soit. Les nouvelles technologies de l’image rendent possible l’élision du lieu. L’image ayant mis à mort le principe même de la représentation, il ne lui reste plus qu’une seule fonction : témoigner de l’être-là du ça, ou, si l’on veut, du cela, du trou qui dorénavant a pris la place de ce qui a été, mais n’est plus, sinon sur le mode du ça. Le ça, ici, renvoie à des pulsions libérées de toute censure. La censure du surmoi permettait de structurer la division entre le sujet et son image et de la réguler. La division s’étant écroulée puisque le sujet est devenu image, la censure n’est plus nécessaire. Il n’y a plus qu’un immense trou qui sert désormais de réceptacle pour toutes sortes de désirs.
Le monde numérique est par ailleurs un monde numineux conçu comme une gigantesque réserve de données que d’innombrables machines s’efforcent d’extraire en continu. Mais ce monde répond aussi à certains des fantasmes les plus primordiaux de l’être humain moderne, à commencer par le fantasme de s’observer soi-même dont on a fait l’expérience la première fois avec l’invention du miroir. Avant l’invention du miroir, le sujet individuel n’avait aucune image de lui-même. Il pouvait être vu par d’autres, mais il lui était impossible de poser un regard sur sa propre face. Son visage lui échappait. Il ne pouvait guère se prendre comme l’objet principal de sa contemplation visuelle. Il ne pouvait voir que son ombre ou la réfraction de son double à travers la surface de l’eau.
Misères du temps
Les philosophies occidentales du sujet, qui ont dominé le monde pendant quelques siècles, ont fait long feu. Elles reposent sur l’idée selon laquelle il y aurait en nous quelque chose qui nous serait intrinsèque, fixe, stable et qui, par conséquent, ne varierait pas. Elles nous apprennent que l’individu est au principe de son être. Créateur de lui-même, il reçoit son identité de lui-même, et parce que doué d’une conscience réflexive et d’une intériorité, il serait distinct de toutes les autres espèces vivantes.
Anti-identité
Par ailleurs, en tant que personnes humaines, nous jouons une série de rôles. Certains nous sont assignés d’office. Nous en créons d’autres nous-mêmes. Mais les rôles que nous jouons ne suffisent pas à définir qui nous sommes. En réalité, nous demeurerons à jamais indéfinissables aussi bien à nous-mêmes qu’aux autres. Et cette propriété qui consiste à ne jamais atteindre un niveau de totale transparence à nous-mêmes et aux autres, c’est peut-être cela, finalement, notre identité. Elle est commune à tous les humains. D’autres traditions de pensée l’ont bien compris. C’est le cas des pensées africaines antiques au regard desquelles il n’y avait d’identité qu’éclatée, dispersée et en miettes.
Du reste, l’important, c’était la façon dont on composait et recomposait le soi, toujours en relation à d’autres entités vivantes. En d’autres termes, il n’y avait d’identité que dans le devenir, dans le tissu de relations dont chacun était la somme vivante. L’identité, dans ce sens, n’était pas une infinie substance. Elle était cela que l’on confiait à la garde des autres, dans l’expérience de la rencontre et de la relation, laquelle supposait toujours le tâtonnement, le mouvement et surtout, l’inattendu, la surprise qu’il fallait apprendre à accueillir. Car dans l’inattendu et la surprise gisait l’événement25. Il en était ainsi parce qu’il n’y avait pas de monde, de société ou de communauté qui ne trouvait son origine dans une idée ou une autre de la dette. La personne humaine était un composé de multiples entités vivantes26. Elle ne s’auto-engendrait point. Ce sont d’autres qui, toujours, étaient responsables de son advenue à la vie. Elle ne leur devait pas seulement sa naissance, mais aussi la langue, les institutions fondamentales, des richesses immatérielles, à la fois incalculables et non remboursables, dont elle héritait. Cette forme originaire de la dette, ou encore de la dot que les générations devaient les unes aux autres, s’opposait à la dette expropriatrice qui, sous sa forme marchande, obère de nos jours les conditions de reproduction ou même de survie de millions de femmes et d’hommes sur la surface de la Terre.
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