dimanche 9 mai 2021

Théorie des sentiments moraux - Adam Smith

Théorie des sentiments moraux - Adam Smith

 

PREMIÈRE PARTIE De la convenance de l’action Consistant en trois sections

CHAPITRE I De la sympathie

Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé2, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux.

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Ce sont les impressions de nos sens seulement, et non celles des siens, que nos imaginations copient. Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne5. Et par là nous formons quelque idée de ses sensations et même nous sentons quelque chose qui, quoique plus faible en degré, n’est pas entièrement différent d’elles1. Ses souffrances, quand elles sont ainsi ramenées en nous, quand nous les avons ainsi adoptées et faites nôtres, commencent enfin à nous affecter ; alors nous tremblons et frissonnons à la pensée de ce qu’il sent. Car, tout comme sentir une douleur ou une détresse quelconque excite le plus excessif des chagrins, de même concevoir ou imaginer que nous en sommes affligés excite quelque degré de la même émotion, en proportion de la vivacité ou de la faiblesse de cette conception2.

(1 - Smith souligne ici deux caractères essentiels du mécanisme sympathique : d’une part, la passion sympathique ressemble à la passion originelle dont elle est la copie, mais d’autre part, elle s’en distingue par son degré plus faible d’intensité.)

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Les circonstances qui produisent la douleur ou le chagrin ne sont pas les seules à exciter notre affinité avec les passions des autres1. Quelle que soit la passion pro­voquée par un quelconque objet chez la personne principalement concernée, une émotion analogue surgit à la pensée de sa situation dans le cœur de tout spectateur attentif. Notre joie lors de la délivrance du héros qui nous intéresse dans une tragédie ou un roman2 est aussi sincère que notre peine pour sa détresse ; notre affinité avec sa misère n’est pas plus réelle que celle avec son bonheur. Nous entrons dans sa gra­titude3 à l’égard de ses amis fidèles qui ne l’abandonnèrent pas dans les difficultés et nous l’accompagnons cordialement dans son ressentiment4 contre ceux, traîtres perfides, qui lui nuisirent, l’abandonnèrent ou le trompèrent. Pour chacune des passions dont l’esprit de l’homme est susceptible, les émotions du témoin, ramenant à l’intérieur de soi le cas qu’il observe, correspondent toujours à ce qu’il imagine devoir être les sentiments de celui qui pâtit.

Pitié et compassion sont des mots appropriés pour désigner notre affinité avec le chagrin d’autrui. Le terme de sympathie, qui à l’origine pouvait peut-être signifier la même chose, peut maintenant et sans aucune impropriété de langage être employé pour indiquer notre affinité avec toute passion, quelle qu’elle soit.

Il y a des occasions où la sympathie peut sembler naître uniquement de la vue d’une certaine émotion chez une autre personne. Il y a des occasions où les passions peuvent paraître être transfusées2 d’une personne à l’autre instantanément, avant même de savoir ce qui les a excitées chez la personne principalement concernée. Par exemple, la peine et la joie fortement exprimées dans une attitude et des gestes affec­tent aussitôt le spectateur de quelque degré d’une émotion semblable, douloureuse ou agréable. Un visage souriant est pour ceux qui l’observent un objet d’allégresse, tout comme un air attristé est, à l’opposé, un objet de mélancolie.

Cela n’est toutefois pas universellement, avéré, ni même pour toutes les passions. Il y en a certaines dont les expressions n’excitent aucune sorte de sympathies et qui, avant que nous ayons pris connaissance de ce qui les a occasionnées nous inspi­rent plutôt du dégoût et nous fâchent contre elles. Le comportement furieux d’un homme en colère est plus susceptible de nous exaspérer contre lui que contre ses ennemis. Parce que nous sommes ignorants de la provocation qu’il a subie, nous ne pouvons ni ramener son cas en nous-mêmes, ni rien concevoir de semblable aux pas­sions qu’elle excite. Au contraire, nous voyons clairement la situation de ceux contre qui s’exerce sa colère et à quelle violence ils peuvent être exposés de la part d’un adversaire si enragé. Aussi sympathisons-nous volontiers avec leur crainte ou leur ressentiment et sommes-nous immédiatement disposés à prendre parti contre celui qui paraît les mettre tellement en danger.

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Par conséquent, la sympathie ne naît pas tant de la vue de la passion que de celle de la situation qui l’excite Parfois nous sentons pour autrui une passion qu’il semble entièrement incapable de sentir lui-même ; car, lorsque nous nous mettons à sa place, l’imagination fait naître cette passion dans notre cœur, alors que la réalité ne la fait pas naître dans le sien5.

CHAPITRE II Du plaisir de la sympathie réciproque

Et pourtant, la sympathie avive la joie et atténue la peine. Elle avive la joie en présentant une autre source de satisfaction ; elle atténue la peine en insinuant dans le cœur l’unique sensation agréable, ou presque, qu’il est alors capable de recevoir.

Sur ce point nous pouvons observer que nous sommes toujours plus soucieux de communiquer à nos amis nos passions désagréables que nos passions agréables ; que nous retirons encore plus de satisfaction de la sympathie avec celles-là qu’avec celles-ci ; que nous sommes plus que tout choqués par l’absence de sympathie avec les premières.

Combien les malheureux ne sont-ils pas soulagés dès lors qu’ils ont trouvé une personne à qui communiquer la cause de leur chagrin ! Ils semblent se décharger d’une partie de leur détresse sur sa sympathie1. A proprement parler, cette personne la partage avec eux. Elle ne sent pas seulement un chagrin d’un même genre mais, comme si elle avait pris sur elle une partie du fardeau, ce qu’elle sent paraît atténuer le poids de ce que sentent ces malheureux. Cependant, en relatant leurs infortunes, ils renouvellent dans une certaine mesure leur peine2. Ils réveillent en leur mémoire le souvenir des circonstances qui occasionnèrent leur affliction. Par conséquent, leurs larmes s’écoulent plus abondamment qu’auparavant et ils sont susceptibles de s’abandonner à toutes les faiblesses du chagrin. Toutefois, ils y prennent plaisir et il est évident qu’ils en sont sensiblement soulagés. En effet, la douceur de sa sympathie3 fait plus que compenser l'amertume de ce chagrin que, pour exciter cette sympathie, ils ont dû ainsi aviver et renouveler. Au contraire, le plus cruel des outrages qu’on puisse faire subir aux malheureux serait de ne faire aucun cas de leurs maux. Sembler ne pas être affecté par la joie de nos compagnons n’est que manquer à la politesse, mais ne pas prendre un air sérieux à l’écoute de leurs afflictions, véritablement, est manquer grossièrement à l’humanité.

L’amour est une passion agréable, le ressentiment est une passion désagréable. Par conséquent, nous sommes bien plus soucieux que nos amis entrent dans nos ressentiments, qu’ils adoptent nos amitiés. Nous pouvons leur pardonner s’ils semblent peu sensibles aux faveurs que nous avons pu obtenir, mais nous perdons toute patience s’ils semblent indifférents à l’égard des préjudices qui ont pu nous être por­tés. Nous sommes beaucoup moins en colère lorsqu’ils n’entrent pas dans notre sen­timent de gratitude, que lorsqu’ils ne sympathisent pas avec notre ressentiment. Ils peuvent facilement s’abstenir d’être amis avec nos amis, mais ils peuvent difficilement éviter d’être ennemis de ceux avec qui nous sommes en désaccord. Nous nous indignons rarement du fait qu’ils puissent être hostiles à nos amis, bien qu’à ce propos nous puissions parfois affecter de leur chercher mauvaise querelle ; mais nous les disputerons avec beaucoup de ferveur s’ils sont liés d’amitié avec nos ennemis. Les passions agréables de l’amour et de la joie peuvent satisfaire et soutenir le cœur sans plaisir auxiliaire. Les émotions amères et douloureuses de la peine et du ressentiment requièrent plus fortement la consolation apaisante de la sympathie.

CHAPITRE III De la manière dont nous jugeons de la convenance ou de l'inconvenance des affections des autres hommes, selon leur accord ou leur dissonance avec les nôtres1

Donc, approuver les passions des autres comme adéquates à leurs objets est la même chose qu’observer que nous sympathisons entièrement avec elles ; et ne pas les approuver comme telles revient à observer que nous ne sympathisons pas entièrement avec elles. L’homme qui s’offusque des préjudices qui m’ont été causés et observe que j’en suis blessé de la même manière, approuve nécessairement mon ressentiment. L’homme dont la sym­pathie accompagne ma peine ne peut qu’en reconnaître le caractère raisonnable. Celui qui admire le même poème ou la même peinture, exactement comme je le fais, doit sûrement convenir de la justesse de mon admiration. Celui qui rit de la même plaisanterie, et le fait tout autant que moi, ne peut nier la convenance de mon rire. Au contraire, la personne qui, en ces différentes occasions, ne sent pas d’émotion comparable à la mienne, ou sent une émotion qui ne lui est pas proportionnée, ne peut éviter de désapprouver mes sentiments compte tenu de leur dissonance avec les siens. Si mon animosité va au-delà de l’indignation dont mon ami est susceptible ; si mon chagrin excède ce que sa compassion la plus tendre peut partager ; si mon admiration est trop élevée ou trop faible pour s’accorder avec la sienne ; si je ris bruyamment et de tout cœur quand il sourit seulement ou, au contraire, si je souris seulement quant il rit bruyamment et de tout cœur ; alors, dans tous ces cas, dès qu’il cesse de considérer l’objet de ma passion pour observer la manière dont j’en suis affecté, selon qu’il y a plus ou moins de disproportion entre ses sentiments et les miens, je dois encourir les degrés plus ou moins élevés de sa désapprobation. Et en toutes occasions ses propres sentiments sont les normes et les mesures au moyen desquelles il juge des miens.

Approuver les opinions d’autrui c’est les adopter, et les adopter c’est les approuver. Si les arguments qui vous convainquent me convainquent également, je dois nécessairement approuver votre conviction ; et s’ils n’y parviennent pas, je dois nécessairement la désapprouver. Je ne peux pas concevoir que je puisse faire l’un sans l’autre. Donc chacun reconnaît qu’approuver ou désapprouver les opinions d’autrui ne signifie pas autre chose qu’observer leur accord ou leur désaccord avec les siennes. Or, il en est de même en ce qui concerne notre approbation ou notre désapprobation pour les sentiments ou les passions des autres.

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Chaque faculté est la mesure par laquelle un homme juge de la faculté semblable chez autrui1. Je juge de votre vue par ma vue, de votre ouïe par mon ouïe, de votre raison par ma raison, de votre ressentiment par mon ressentiment, de votre amour par l'amour que je peux sentir. Je n’ai jamais, ni ne peux avoir, d’autre moyen d’en juger.

CHAPITRE IV Continuation du même sujet

Dans tous ces cas, pour qu’il y ait une quelconque correspondance de senti­ments entre le spectateur et la personne principalement concernée, celui-là doit tout d’abord s’efforcer, autant qu’il peut, de se mettre dans la situation de celle-ci, de ramener à l’intérieur de soi les moindres circonstances de la détresse qui peuvent se présenter à la personne qui souffre. Le spectateur doit épouser toute la condition de son compagnon, avec ses incidents les plus ténus ; il doit s’efforcer de rendre aussi parfait que possible ce changement imaginaire de situation sur lequel est fondée sa sympathie.

Toutefois, après tout cela, les émotions du spectateur seront toujours très susceptibles de rester en deçà1 de la violence de ce qui est ressenti par celui qui souffre. Le genre humain, quoique naturellement sympathique, ne peut jamais concevoir à propos de ce qui advient à autrui ce degré de passion qui naturellement anime la personne principalement concernée. Ce changement imaginaire de situation, sur quoi repose la sympathie des spectateurs, n’est que momentané.

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De manière à produire cette harmonie, tout comme la nature enseigne aux spectateurs à se mettre à la place de la personne principalement concernée, elle enseigne également à cette dernière à se mettre, dans une certaine mesure, à la place des spectateurs. De même que les spectateurs se placent continuellement dans sa situation et, pour cette raison, conçoivent des émotions similaires aux siennes ; de même cette personne, se mettant constamment à la place des spectateurs, finit par éprouver quelque degré du détachement avec lequel elle sait qu’ils considèrent son sort. Tandis que les spectateurs sont constamment en train de considérer ce qu’ils sentiraient s’ils étaient réellement la personne qui souffre, cette dernière est portée en permanence à imaginer de quelle manière elle serait affectée si elle n’était que l’un des spectateurs de sa propre situation. Tout comme la sympathie des spectateurs les conduit dans une certaine mesure à observer cette situation avec ses yeux, sa sympathie la pousse à regarder sa situation dans une certaine mesure avec les yeux des spectateurs, tout particulièrement quand elle agit en leur présence et sous leur regard. Et comme la passion réfléchie que cette personne conçoit de cette manière est bien plus faible que la passion originale, cela réduit nécessairement la violence de ce qu’elle sentait avant de se trouver en leur présence, avant de se rappeler de quelle manière ceux-ci seraient affectés par cette passion et de considérer sa situation avec ce point de vue droit et impartial1.

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La société et la conversation2 sont donc les remèdes les plus puissants pour rendre à l’esprit sa tranquillité quand, par malheur, il La perdue à un moment donné. Tout comme elles sont les meilleurs moyens de préserver cette égalité et ce contentement du tempérament qui sont si nécessaires à la satisfaction de soi et à la jouissance. Les hommes qui vivent dans le retrait et la spéculation, qui sont susceptibles de s’isoler chez eux pour ruminer sur les peines et les ressentiments, ont peut-être plus d’humanité, plus de générosité et un sens plus délicat de l’honneur, mais ils possèdent rarement cette égalité de tempérament qui est si répandue parmi les hommes du monde.

CHAPITRE V Des vertus aimables et respectable

De là suit que nous apitoyer beaucoup sur les autres et peu sur nous-mêmes, contenir nos affections égoïstes et donner libre cours à nos affections bienveillantes, forme la perfection de la nature humaine ; et cela seul peut produire parmi les hommes cette harmonie des sentiments et des passions en quoi consistent toute leur grâce et leur convenance. Tout comme aimer notre prochain2 comme nous-mêmes est la grande loi du Christianisme3, ainsi est-ce le grand précepte de la nature que nous aimer nous-mêmes seulement comme nous aimons notre prochain ou, ce qui revient au même, comme notre prochain est capable de nous aimer4.

SECTION II Des degrés des différentes passions qui s'accordent avec la convenance1

Introduction

CHAPITRE I Des passions qui ont le corps pour origine1

C'est dans l'empire sur ces appétits du corps que consiste cette vertu qu'on nomme proprement la tempérance. Contenir ces appétits dans ces limites qu'exigent la santé et la fortune relève de la prudence. Mais les confiner dans ces limites que requièrent la grâce, la convenance, la délicatesse et la pudeur, est affaire de tempérance2.

CHAPITRE II De ces passions qui ont pour origine une disposition particulière ou une habitude de l’imagination

CHAPITRE III Des passions asociales

Aussitôt que cette voix frappe notre oreille, elle nous intéresse à la fortune de cette personne et, si elle continue, nous force presque involontairement à voler à son secours. De la même manière, voir un visage souriant élève même un homme pensif à cette humeur gaie et légère qui le dispose à partager et à sympathiser avec la joie que ce visage exprime. Il sent que son cœur, jusque-là rétréci et déprimé par l’angoisse et le souci, est instantanément élargi et transporté. Mais il en va tout autrement pour les expressions de haine et de ressentiment. La voix de la colère, rauque, furieuse, discordante, quand nous l’entendons de loin, nous inspire de la crainte ou de l’aversion. Nous ne volons pas dans sa direction comme nous le ferions pour un cri de douleur ou de souffrance. Les femmes, de même que les hommes aux nerfs fragiles, tremblent et sont saisis de crainte bien qu’ils soient sensibles au fait de n’être pas eux-mêmes les objets de la colère. Cependant, ils conçoivent de la crainte en se mettant dans la situation de la personne qui en est l’objet. Même ceux qui ont un cœur plus vigoureux sont troublés, pas assez certes pour avoir peur, mais suffisam­ment pour se mettre en colère ; car la colère est la passion qu’ils sentiraient dans la situation de l’autre personne. Il en est de même pour la haine. Les pures expressions de malveillance n’inspirent de malveillance contre personne d’autre que celui qui les manifeste. Ces passions sont toutes deux par nature les objets de notre aversion. Leur apparence désagréable et furieuse n’excite ou n’appelle jamais notre sympathie, et la contrarie souvent. La peine ne nous engage et ne nous attire pas avec plus de force vers la personne chez laquelle nous l’observons, que le ressentiment et la haine nous dégoûtent et nous détachent d’elle tant que nous ignorons leur cause. Que ces émotions plus rudes et moins aimables, séparant les hommes les uns des autres, dussent être communiquées moins aisément et plus rarement, c’était là semble-t-il l’intention de la Nature.

CHAPITRE IV Des passions sociales

De même que c’est une sympathie divisée qui rend tout l’ensemble des passions mentionnées ci-dessus si disgracieuses et désagréables dans la plupart des occasions ; de même, il existe un autre ensemble de passions opposées à celle-ci, qu’une sympathie redoublée rend presque toujours particulièrement agréables et bienséantes. La générosité, l’humanité, la bonté, la compassion, l’amitié1 et l’estime mutuelles, toutes les affections sociales et bienveillantes, quand elles sont exprimées sur le visage ou dans la conduite, même à l’égard de ceux qui ne nous sont pas particulièrement liés, font plaisir au spectateur indifférent dans presque toutes les occasions. Sa sympathie 'avec la personne qui sent ces passions coïncide exactement avec son souci pour la personne qui en est l’objet. L’intérêt qu’il est obligé, en tant qu’homme, de prendre au bonheur de cette dernière, avive son affinité avec les sentiments de la première, dont les émotions sont occupées du même objet. Nous avons donc toujours la plus forte disposition à sympathiser avec les affections bienveillantes. Elles nous apparais­sent agréables à tous égards. Nous entrons dans la satisfaction de la personne qui les sent comme dans celle de la personne qui est leur objet. En effet, de même qu’être l’objet de la haine et de l’indignation donne plus de douleur que tout le mal qu’un homme brave peut craindre de ses ennemis ; de même, il y a une satisfaction dans la conscience d’être aimé qui est plus importante pour le bonheur d’une personne délicate et sensible que tout l’avantage qu’elle peut espérer en dériver. Quel caractère est plus détestable que celui d’un homme qui prend plaisir à semer la discorde parmi des J amis et à transformer leur amour le plus tendre en une haine mortelle ? Pourtant, en quoi l’atrocité de ce préjudice si honni consiste-t-elle ? Est-ce le fait de les priver des services frivoles qu’ils pourraient avoir attendu l’un de l’autre si leur amitié avait continué ? Elle consiste à les priver de cette amitié elle-même en les dérobant chacun aux affections de l’autre, d’où tous deux dérivaient tant de satisfaction. Elle consiste à contrarier l’harmonie de leurs cœurs et à mettre fin à l’heureux commerce qui exis­tait auparavant entre eux. Non seulement les personnes tendres et délicates, mais encore les plus grossières et les plus vulgaires dans le genre humain, sentent que ces affections, cette harmonie et ce commerce ont plus d’importance pour le bonheur que tous les petits services qu’on pourrait s’attendre à en voir découler.

Le sentiment d’amour est en lui-même agréable à la personne qui le sent. Il calme et ordonne le cœur, semble favoriser les mouvements vitaux et concourir à la santé de la constitution humaine. Et il est rendu encore plus délicieux par la cons­cience de la gratitude1 et de la satisfaction qu’il doit exciter chez la personne qui en est l’objet. Leur attention mutuelle les rend heureuses l’une de l’autre, et la sympathie avec cette attention mutuelle les rend agréables à toute autre personne. Avec quel plaisir observons-nous une famille dans laquelle règnent partout l’amour et l’estime mutuels, où les enfants et les parents sont des compagnons les uns pour les autres, sans autre différence que celle qui résulte d’une affection respectueuse d’un côté, et d’une douce indulgence de l’autre ; où la liberté et la tendresse, l’enjouement et la bonté mutuels montrent qu’aucune opposition d’intérêt ne divise les frères, qu’aucune rivalité de succès ne sépare les sœurs ; et où toutes choses nous suggèrent l’idée de paix, de bonne humeur, d’harmonie et de contentement ! Au contraire, combien mal à l’aise sommes-nous quand nous entrons dans une maison dans laquelle une dispute dissonante dresse une partie des habitants contre l’autre ; où, à travers une douceur et une obligeance affectées, des regards suspicieux et des mouvements d’humeur soudains trahissent les jalousies mutuelles qui les dévorent et qui sont à chaque moment prêtes à éclater malgré toutes les contraintes qu’impose la présence de la compagnie !

Même lorsque ces passions aimables sont reconnues excessives, elles ne sont jamais regardées avec aversion. Il y a quelque chose d’agréable même dans la faiblesse de l’amitié et de l’humanité

CHAPITRE V Des passions égoïstes

Si, comme je le crois, la partie la plus importante du bonheur humain naît de la conscience d’être aimé, ces changements soudains de fortune contribuent rarement au bonheur. L’homme le plus heureux est celui qui avance graduellement vers la grandeur ; celui que le public destiné à chaque étape de son ascension bien avant qu’il n’y arrive ; celui chez qui, pour cette raison, l’ascension une fois accomplie n’excite pas de joie extravagante ; celui dont l’ascension ne peut raisonnablement susciter ni jalousie chez ceux dont il devient l’égal, ni envie chez ceux qu’il laisse derrière1.

SECTION III Des effets de la prospérité et de l’adversité sur le jugement des hommes concernant la convenance de l’action ; et pourquoi il est plus facile d’obtenir leur approbation dans le premier état que dans le second

CHAPITRE I Que si notre sympathie avec le chagrin est généralement une sensation plus vive que notre sympathie avec la joie, elle est communément bien en deçà de la violence de ce qui est naturellement senti par la personne principalement concernée

CHAPITRE II De l’origine de l’ambition et de la distinction des rang2

C’est parce que le genre humain est disposé à sympathiser plus entièrement avec notre joie qu’avec notre chagrin que nous faisons montre de nos richesses et que nous dissimulons notre pauvreté. Rien n’est plus mortifiant qu’être obligé d’exposer notre détresse à la vue du public et de sentir que, quoique notre situation s’offre à la vue de tous les hommes, aucun mortel ne conçoit pour nous la moitié de ce que nous souffrons. C’est principalement par souci de ces sentiments du genre humain que nous recherchons. les richesses et que nous fuyons la pauvreté. Quel est le but de tout le labeur et de tout le remue-ménage de ce monde ? Quelle est la fin de l’avarice et de l’ambition, de la recherche de la richesse, du pouvoir et de la prééminence ? Est-ce pour répondre aux nécessités de la nature3 ? Le salaire1 du moindre travailleur peut y répondre. Nous observons qu’il lui procure la nourriture et le vêtement, le confort d’une maison et d’une famille. Si nous exami­nions son économie2 avec rigueur, nous trouverions qu’il dépense une grande partie de son salaire pour des commodités qui peuvent être considérées comme des superfluités et que, dans des occasions hors de l’ordinaire, il peut même en consacrer une partie à la vanité et à la distinction3. Quelle est alors la cause de notre aversion pour sa situation ? Et pourquoi ceux qui ont été éduqués parmi les rangs les plus élevés regardent-ils comme plus effroyable que la mort le fait d’être réduit, même sans tra­vail, à vivre de la même nourriture simple que lui, à demeurer sous le même toit humble et à être vêtu du même habit modeste ? Imaginent-ils que leur estomac est plus satisfait ou que leur sommeil est plus profond dans un palais que dans une chaumière ? Le contraire a si souvent été observé et est si évident, bien que cette évidence elle-même n’ait jamais été observée, que personne ne l’ignore. D’où haït alors cette émulation qui court à travers les différents rangs de la société ? Et quels sont les avantages que nous nous proposons au moyen de ce grand dessein de la vie humaine que nous appelons amélioration de notre condition4 ? Etre observés, être remarqués, être considérés avec sympathie, contentement et approbation sont tous les avantages que nous pouvons nous, proposer d’en retirer C’est la vanité5, non le bien-être ou le plaisir, qui nous intéresse. Or, la vanité est toujours fondée du la croyance que nous avons, d’être objet d’attention et d’approbation. L’homme riche se glorifie de ses richesses car il sent qu’elles attirent naturellement sur lui l'attention du monde, et que le genre humain est disposé à l’accompagner dans toutes ces émotions agréables que les avantages de sa situation lui inspirent si aisément. A cette pensée, son cœur parait s’enfler et se dilater en lui-même et il aime plus sa fortune pour cette raison que pour tous les autres avantages qu’elle lui procure. L’homme pauvre, au contraire, est honteux de sa pauvreté. Il sent qu’elle le place hors de la vue des hommes, ou que s’ils le remarquent ils n’ont, quoi qu’il en soit, presque pas de compassion pour la misère et la détresse dont il souffre. Il est morti­fié pour ces deux raisons. Quoique être négligé et être désapprouvé sont des choses entièrement différentes, cependant, comme l’obscurité nous prive de la lumière de l’honneur et de l’approbation, sentir que nous ne sommes pas remarqués émousse nécessairement l’espoir le plus doux et déçoit le désir le plus ardent de la nature humaine. L’homme pauvre va et vient sans être aperçu et, quand il est au milieu de la foule, il est dans la même obscurité que s’il était resté enfermé dans son propre taudis2. Ces soins humbles et ces attentions pénibles qui occupent ceux qui sont dans sa situation n’offrent pas de divertissement pour les personnes qui vivent dans la dissipation et la gaieté. Ces dernières détournent leurs yeux de lui et, si le caractère extrême de sa détresse les force à le regarder, c’est seulement pour repousser loin d’elles un objet si désagréable. Le fortuné et l’orgueilleux s’étonnent de l’insolence de la misère humaine lorsqu’elle ose se présenter devant eux et qu’elle a, avec ses aspects repoussants, la présomption de troubler la sérénité de leur bonheur3. Au contraire, l’homme de rang et de distinction est observé par tout le monde. Chacun est avide de le regarder et de concevoir, au moins par sympathie, cette joie et cette exultation que les circonstances de sa condition lui inspirent naturellement. Ses actions sont les objets de l’attention publique. Presque aucun mot, aucun geste ne peut venir de lui qui soit entièrement négligé. Dans une grande assemblée il est la personne vers qui tous dirigent leurs yeux ; c’est lui que toutes leurs passions semblent attendre avec espoir pour recevoir ce mouvement et cette orientation qu’il peut leur imprimer. Et si son comportement n’est pas entièrement absurde, à tous moments il a l’occasion d’intéresser tous ceux qui l’entourent et de se rendre l’objet de leur attention et de leur affinité avec ses passions. C’est cela qui, en dépit des contraintes qu’elle impose, en dépit de la perte de liberté qui l’accompagne, fait de la grandeur un objet d’envie ; compense dans l’opinion du genre humain tout ce labeur, toute cette angoisse, toutes ces mortifications qui doivent être endurées pour y parvenir ; et compense, ce qui est plus important encore, tout ce bien-être, toute cette tranquillité, toute cette sécurité insouciante à jamais perdus quand on l’obtient.

Quand nous considérons la condition des grands sous les couleurs trompeuses au moyen desquelles l’imagination est susceptible de la dépeindre, elle semble presque correspondre à l’idée abstraite d’un état parfait et heureux. Dans tous nos songes éveillés et dans toutes nos rêveries oisives, c’est cet état même que nous avons esquissé comme l’ultime objet de nos désirs. Nous sentons donc une sympathie particulière avec la satisfaction de ceux qui sont de cette condition. Nous sommes favorables à toutes leurs inclinations et soutenons tous leurs souhaits. Quel dommage, pensons-nous, que quelque chose puisse gâter ou corrompre une situation si agréable ! Nous pouvons même souhaiter qu’ils soient immortels. Il nous semble dur que la mort puisse finalement mettre un terme à un si parfait plaisir. Nous pensons qu’il est cruel de la part de la Nature de les forcer à renoncer à leurs situations élevées pour ce séjour humble mais hospitalier qu’elle a préparé pour tous ses enfants. Grand Roi, sois éternel ! Tel serait le compliment qu’à la manière orientale nous leur ferions volontiers, si l’expérience ne nous en enseignait pas l’absurdité. Toutes les calamités qui s’abattent sur eux, tous les préjudices qui leur sont causés, excitent dans l’âme du spectateur dix fois plus de compassion et de ressentiment qu’il aurait pu en sentir si cela était survenu à tout autre homme. Ce sont uniquement les infortunes des rois qui fournissent les sujets convenables de la tragédie. Elles ressemblent en cela aux infor­tunes des amants. Ces deux situations sont ce qui nous intéresse principalement au théâtre, parce qu’en dépit de tout ce que la raison et l’expérience peuvent nous dire de contraire, les préjugés de l’imagination relient à ces deux états un bonheur supérieur à tout autre. Troubler ou mettre fin à un tel plaisir parfait semble le plus atroce des préjudices. Le traître qui conspire contre la vie de son monarque est perçu comme un monstre bien plus grand que tout autre meurtrier. Tout le sang innocent répandu pendant les guerres civiles suscita moins d’indignation que la mort de Charles Ier. Un étranger à la nature humaine qui observerait l’indifférence des hommes à propos de la misère de ceux qui leur sont inférieurs, ainsi que le regret et l’indignation qu’ils sentent pour les infortunes et les souffrances de ceux qui leur sont supérieurs, serait susceptible d’imaginer que la douleur doit être plus atroce et les convulsions de la mort plus terribles pour les personnes d’un rang élevé que pour celles d’un état modeste1.

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Sur cette disposition du genre humain à accompagner toutes les passions des riches et des puissants, sont fondés la distinction des rangs et l’ordre de la société1. Notre obséquiosité à l’égard de ceux qui nous sont supérieurs naît plus fréquemment de notre admiration pour les avantages de leur situation que d’une secrète espérance d’un bienfait provenant de leur bon-vouloir2. Leurs bienfaits ne peuvent s’étendre qu’à un petit nombre, mais leur fortune intéresse presque tout le monde. Nous som­mes avides de les aider à compléter un système du bonheur qui approche de si près la perfection ; et nous désirons les servir par égard pour eux, sans autre récompense que la vanité ou l’honneur de les obliger. Notre déférence pour toutes leurs inclina­tions n’est pas non plus entièrement ni principalement fondée sur la considération de l’utilité d’une telle soumission pour l’ordre de la société, soumission qui en est le meilleur soutien. Même quand l’ordre de la société semble exiger que nous leur résis­tions, nous pouvons difficilement nous y résoudre. Que les rois soient serviteurs du peuple, qu’on puisse leur obéir, leur résister, les déposer ou les punir comme peut l’exiger le bien public, sont les doctrines de la raison et de la philosophie, et non pas celle de la Nature3. La Nature nous apprend à nous soumettre aux rois par égard pour eux, à trembler et nous incliner devant leur état éminent, à regarder leur sourire comme une récompense suffisante pour n’importe quel service rendu, et à craindre leur mécontentement comme la plus sévère des mortifications même si aucun autre mal n’en résultait. Les traiter à tous points de vue comme des hommes, raisonner et disputer avec eux dans des occasions ordinaires, exige une telle résolution qu’il y a peu d’hommes que leur magnanimité soutient dans cet effort, à moins d’être égale­ment aidé par la familiarité et l’amitié. Les motifs les plus forts, les passions les plus furieuses, la crainte, la haine et le ressentiment, sont à peine suffisants pour balancer cette disposition naturelle à les respecter ; et leur conduite doit avoir, justement ou injustement, excité le degré le plus élevé de toutes ces passions avant que le gros du peuple soit conduit à s’opposer à eux avec violence, et à désirer les voir punis ou déposés. Lors même que le peuple a été porté à une telle extrémité, il est susceptible de se laisser adoucir à tout instant, et de rechuter dans son état habituel de déférence à l’égard de ceux qu’il a coutume de regarder comme ses supérieurs naturels. Il ne peut pas supporter la mortification de son monarque. La compassion prend bientôt la place du ressentiment, le peuple oublie toutes les atteintes passées, les principes de son ancienne loyauté sont ravivés et il se précipite pour restaurer l’autorité ruinée de ses anciens maîtres avec la même violence qu’il avait déployée pour s’y opposer. La mort de Charles Ier déboucha sur la Restauration de la famille royale. La compassion pour Jacques II, quand il fut saisi par la populace en train de fuir à bord d’un navire1, a presque empêché la Révolution et en a ralenti le cours.

Les grands paraissent-ils insensibles à l’aisance avec laquelle ils peuvent obtenir l’admiration publique, ou semblent-ils imaginer qu’ils ne peuvent l’obtenir qu’au prix de la sueur ou du sang comme les autres hommes ? Par quelles qualités éminentes le jeune noble apprend-il à porter la dignité de son rang et à se rendre digne de cette supériorité sur ses concitoyens où ses ancêtres s’étaient élevés par leurs vertus2 ? Est-ce par savoir, industrie, patience, abnégation ou par quelque vertu que ce soit? Comme tous ses mots et tous ses mouvements sont objets d’attention, il apprend à se soucier de chaque circonstance de son comportement ordinaire et il veille studieusement à accomplir tous ses petits devoirs avec la plus exacte convenance. Comme il sait combien il est observé, et combien le genre humain est disposé à favoriser toutes ses inclinations, il agit dans les occasions les plus ordinaires avec cette liberté et cette élévation que de telles pensées lui inspirent naturellement. Son air, ses manières, son maintien, tout souligne ce sens élégant et gracieux de sa propre supériorité3, auquel ceux qui sont nés dans des conditions inférieures peuvent difficilement parvenir. Tels sont les arts4 par lesquels il propose de soumettre plus aisément les hommes à son autorité, et de gouverner leurs inclinations selon son propre plaisir ; et il est rare­ment déçu sur ce point.

CHAPITRE III De la corruption de nos sentiments moraux occasionnée par cette disposition à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres et d’humble condition

Cette disposition à admirer, et presque à vénérer, les riches et les puissants, ainsi qu’à mépriser, ou du moins à négliger, les personnes pauvre et d'humble condition quoique nécessaire à la fois pour établir et pour maintenir la distinction des rangs et l’ordre de la société3', est en même temps la cause la plus grande et la plus universelle de la corruption de nos sentiments moraux4.

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Dans les conditions supérieures il n’en va malheureusement pas de même. Dans la cour des princes et dans l’antichambre des grands, où le succès et l’avancement dépendent non pas de l’estime d’égaux intelligents et bien informés, mais de la faveur fantaisiste et fantasque de supérieurs ignorants, présomptueux et orgueilleux, la flatterie et la fausseté l’emportent trop souvent sur le mérite et les capacités. Dans de telles sociétés les capacités à plaire sont plus considérées capacités à servir2. Dans les époques calmes et paisibles, quand la tempête est loin, les princes ou les grands souhaitent seulement être divertis ; et ils sont même enclins à s’imaginer qu’ils n’ont pas besoin d’être servis, ou que ceux qui les amusent sont suffisamment capables de les servir. Les grâces externes, les talents frivoles de cet être impertinent et fantasque qu’on appelle un homme à la mode, sont communément plus admirés que les vertus solides et masculines d’un homme de guerre, d’un homme d’Etat, d’un philosophe ou d’un législateur. Toutes les grandes vertus redoutables, toutes les vertus qui sont appropriées pour le conseil, le sénat ou le champ de bataille, sont au plus haut point méprisées et tournées en dérision par les flatteurs insolents et insignifiants qui, communément, font figure dans ces sociétés corrom­pues. Lorsque le Duc de Sully fut appelé par Louis XIII pour donner son avis dans un cas d’urgence, il vit que les favoris et les courtisans chuchotaient entre eux et sou­riaient à la vue de son apparence démodée. Le vieux soldat et homme d’État dit alors : « Quand le père de votre majesté me faisait l’honneur de me consulter, il ordonnait aux bouffons de la cour de se retirer dans l’antichambre. »3

C’est sur notre disposition à admirer, et par conséquent à imiter, les riches et les grands, que repose la capacité de ceux-ci à diriger ou à faire ce qu’on nomme la mode4. Leur vêtement est le vêtement à la mode ; la langue de leur conversation est le style à la mode5 ; leur air et leur maintien sont le comportement à la mode. Même leurs vices et leurs folies sont à la mode, et la plus grande partie des hommes s'enorgueillit de les muter et de leur ressembler dans les qualités mêmes qui les déshonorent et les avilissent. Les vaniteux se donnent souvent des airs d'une débauche à la mode qu'ils n’approuvent pas dans leur cœur, et de laquelle ils ne sont peut-être pas réellement coupables. Us désirent être loués pour ce qu'eux-mêmes ne pensent pas digne d'éloge, et ont honte de vertus démodées qu'ils exercent parfois en secret et pour lesquelles ils ont secrètement un certain degré de vénération réelle. Il y a des hypocrites en matière de richesse et de grandeur, tout comme en matière de religion ou de vertu ; et un vaniteux est aussi enclin à faire semblant d'être ce qu'il n'est pas dans un sens, qu'un homme rusé l'est dans l'autre. Il affecte l'équipage et le train de vie splendide de ses supérieurs, sans considérer que ce qui peut être digne d'éloge en ceux-ci dérive tout son mérite et toute sa convenance de son adéquation à une situation et à une fortune qui à la fois requièrent et subviennent aisément à cette dépense. Nombre d'hommes pauvres se font une gloire qu’on les croit riches, sans considérer que les devoirs (si l'on peut appeler d'un nom si vénérable de telles folies) que cette réputation leur impose doivent bientôt les réduire à la mendicité, et rendre leur condition encore plus dissemblable qu'elle ne l’était à l'origine de la condition de ceux qu'ils admirent et imitent.

Pour atteindre cette condition enviée, les candidats à la fortune abandonnent trop fréquemment les chemins de la vertu ; car malheureusement la route qui mène vers l'une va parfois dans la direction opposée à celle qui mène vers l'autre. Mais l'ambitieux se flatte de ce que, une fois installé dans la situation splendide vers laquelle il se dirige, il aura tant de moyens de commander le respect et l'admiration du genre humain, et sera capable d'agir avec une convenance et une grâce tellement supérieures, que l'éclat de sa conduite future couvrira ou effacera la scélératesse des moyens par lesquels il sera parvenu à cette situation élevée.

DEUXIÈME PARTIE Du mérite et du démérite ; ou des objets de la récompense et du châtiment Consistant en trois sections

SECTION I Du sens du mérite et du démérite

Introduction

CHAPITRE I Que tout ce qui paraît être l’objet convenable de la gratitude semble mériter la récompense ; et, de la même manière, que tout ce qui paraît être lobjet convenable du ressentit, semble mériter le châtiment

Le ressentiment nous pousserait à désirer non seulement qu’elle soit châtiée, mais encore qu’elle le soit par notre intermédiaire et à cause du préjudice particulier qu’elle nous a fait subir. Le ressentiment ne peut pas être entièrement satisfait tant que l’agresseur n’aura pas été affligé à son tour en raison de ce mal particulier dont nous avons souffert par sa faute.

CHAPITRE II Des objets convenables de la gratitude et du ressentiment

CHAPITRE III Que là où il n’y a pas d’approbation de la conduite du bienfaiteur il y a peu de sympathie avec la gratitude de la personne qui en bénéficie ; et, au contraire, que là où il n’y a pas de désapprobation des motifs de la personne qui fait du tort, il n’y a aucune sorte de sympathie avec le ressentiment de la personne qui en souffre

CHAPITRE IV Récapitulation des chapitres précédents

1. Par conséquent, nous ne sympathisons pas entièrement et cordialement avec la gratitude d’un homme envers un autre simplement parce que celui-ci a été la cause de sa bonne fortune, mais il faut encore que le bienfaiteur en ait été la cause pour des motifs que nous partageons entièrement. Notre cœur doit adopter les principes de l’agent et accompagner toutes les affections qui ont influencé sa conduite, avant de pouvoir suivre, et sympathiser avec, la gratitude de la personne qui a bénéficié de ses actions. S’il semble ne pas y avoir de convenance dans la conduite du bienfaiteur, aussi bénéfiques que soient ses effets, elle ne paraît pas exiger ou requérir nécessaire­ment une récompense qui lui soit proportionnée.

 

2. De même, nous ne pouvons pas du tout sympathiser avec le ressentiment d’un homme contre un autre simplement parce que celui-ci a été la cause de son infortune, mais il faut encore qu’il en ait été la cause pour des motifs dans lesquels nous ne pouvons pas entrer. Avant de pouvoir adopter le ressentiment de la per­sonne qui souffre, nous devons désapprouver les motifs de l’agent et sentir que notre cœur rejette toute sympathie avec les affections qui ont influencé sa conduite. S’il semble qu’il n’y ait pas d’inconvenance dans ces affections, aussi fatale que soit la tendance de l’action qui en procède à l’encontre des personnes vers qui elle est dirigée, la conduite de l’agent ne paraît pas mériter de châtiment ou être l’objet convenable du ressentiment.

CHAPITRE V Analyse du sens du mérite et du démérite

SECTION II De la justice et de lu bienfaisance

CHAPITRE I Comparaison de ces deux vertus1

Les actions dont la tendance est bienfaisante, qui dérivent de motifs convenables, semblent les seules à mériter la récompense parce qu’elles seules sont les objets approuvés de notre gratitude, ou parce qu’elles seules excitent la gratitude sympathique du spectateur.

Les actions dont la tendance est nuisible, qui dérivent de motifs inconvenants, semblent les seules à mériter le châtiment parce qu’elles seules sont les objets approuvés de notre ressentiment, ou parce qu’elles seules excitent le ressentiment sympathique du spectateur.

La bienfaisance est toujours libre, elle ne peut être arrachée par la force ; son seul défaut n'expose à aucun châtiment, parce qu’il ne tend à faire aucun mal positif réel. Ce défaut peut décevoir l’espoir d’un bien auquel on aurait pu raisonnablement s’attendre et, pour cette raison, il peut justement exciter de l’aversion et de la désapprobation. Cependant, il ne peut provoquer aucun ressentiment que le genre humain puisse partager. L’homme qui ne récompense pas son bienfaiteur quand il est en son pouvoir de le faire et quand celui-ci a besoin de son assistance est, sans aucun doute coupable de la plus noire ingratitude. Le cœur de tout spectateur impartial repousse toute affinité avec l’égoïsme de ses motifs et cet homme est l’objet convenable de la désapprobation la plus forte. Pour autant, il ne fait aucun mal positif à personne. Mais, il ne fait pas ce bien qu’en toute convenance il aurait dû faire. Il est l’objet de la haine, passion qui est naturellement excitée par l’inconvenance de sentiment et de comportement ; non pas l’objet du ressentiment, passion qui n’est jamais convenablement suscitée que par des actions qui tendent à faire un mal positif et réel à quelqu’un en particulier. Son manque de reconnaissance ne peut donc être châtié. L’obliger par la force à accomplir ce qu’il aurait dû faire par gratitude, et que tout spectateur impartial aurait approuvé, serait, s’il est possible, encore plus inconvenant que son ingratitude. Son bienfaiteur se déshonorerait s’il tentait par la violence de le contraindre à la gratitude, et il serait déplacé qu’un tiers, s’il n’était leur supérieur, intervienne. Mais, de tous les devoirs de la bienfaisance, ceux que la gratitude nous recommande se rapprochent le plus de ce qu’on nomme une obligation parfaite et complète1. Ce que l’amitié, la générosité, la charité nous poussent à accomplir est encore plus libre, et peut être arraché par la force bien moins encore, que dans le cas des devoirs de la gratitude. Nous disons qu’il y a des dettes de gratitude, non de cha­rité ou de générosité, ni même d’amitié, quand cette dernière est une simple estime et qu’elle n’a pas été augmentée et compliquée par la gratitude pour de bons offices.

Le ressentiment semble nous avoir été donné par la nature pour nous défendre, et pour cela seulement. Il est le rempart de la justice et le garant de l’innocence. Il nous conduit à repousser le mal qu’on veut nous faire, et à rendre celui qui nous a été fait ; à faire que l’agresseur soit conduit à se repentir de son injustice et que les autres, par peur d’un semblable châtiment, soient terrifiés de se rendre coupables du même tort. Par conséquent, le ressentiment doit être réservé à ces buts, et même le spectateur ne peut jamais accompagner un ressentiment qui poursuit d’autres buts. Or, le simple défaut de vertus bienfaisantes, quoiqu’il puisse décevoir l’espoir d’un bien auquel on pourrait raisonnablement s’attendre, n’est pas un mal contre lequel nous pourrions avoir à nous défendre.

Il est cependant une autre vertu dont l’observation n’est pas laissée à notre libre vouloir, qui peut être exigée par la force et dont la violation expose au ressentiment et, par conséquent, au châtiment. Cette vertu est la justice. La violation de la justice est un préjudice' : elle fait un mal réel et positif à une personne en particulier, pour des motifs qui sont naturellement désapprouvés. Elle est donc l’objet convenable du ressentiment, et de ce châtiment qui en est la conséquence naturelle. Comme les hommes accompagnent et approuvent la violence employée pour venger le mal causé par injustice, ils sont encore plus disposés à accompagner et à approuver la violence utilisée pour prévenir et repousser les préjudices, et pour empêcher l’agresseur de faire du mal à son prochain. La personne qui médite une injustice y est sensible et elle sent que la force pourra être utilisée avec la plus extrême convenance, par la per­sonne visée comme par d’autres, aussi bien pour prévenir l’exécution de son crime que pour le châtier quand elle l’aura accompli. C’est sur cela qu’est fondée cette remarquable distinction entre la justice et toutes les autres vertus sociales2 qui, il y a peu, a été particulièrement mise en évidence par un auteur d’un génie élevé et original’ : à savoir, que nous nous sentons plus strictement dans l’obligation d’agir par justice que par amitié, charité ou générosité ; que l’exercice de ces dernières vertus semble être, en quelque sorte, laissé à notre discrétion, tandis que nous nous sentons tout particulièrement liés, tenus et obligés par la justice4. Nous sentons que la force peut être, avec la plus extrême convenance et avec l’approbation de tout le genre humain, utilisée pour nous contraindre à observer les règles de justice, mais non à suivre les préceptes des autres vertus.

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Toutefois, entre égaux, le degré même le plus ordinaire de bonté ou de bienfaisance ne peut pas être arraché par la force. Entre égaux, chaque individu est consi­déré naturellement, avant l'institution d’un gouvernement civil1, comme ayant un droit de se défendre lui-même contre tous préjudices et d’infliger un certain degré de châtiment pour ceux qu’il a subis. Tout spectateur généreux non seulement approuve sa conduite, mais encore entre dans ses sentiments au point de vouloir souvent lui prêter secours. Lorsqu’un homme attaque, vole ou tente d’assassiner, tous les voisins s’alarment et pensent agir justement quand ils se précipitent pour venger la personne lésée ou pour la défendre si elle risquait de l’être. Mais quand un père est dépourvu du degré ordinaire d’affection parentale pour son fils, quand un fils semble manquer de cette déférence filiale qu’on peut attendre de lui pour un père, quand des frères n’ont entre eux aucun degré d’affection fraternelle, quand un homme ferme son âme à toute compassion et refuse de soulager la misère de ses semblables alors qu’il pour­rait le faire avec la plus grande facilité ; dans tous ces cas, et quoique tout un chacun blâme ces conduites, personne n’imagine que ceux qui, peut-être, pourraient avoir quelque raison d’attendre plus de bonté, auraient un droit à l’arracher par la force. La victime peut seulement se plaindre et le spectateur ne peut intercéder autrement que par les conseils et la persuasion. Dans toutes ces occasions, avoir recours à la force entre égaux serait considéré comme le degré le plus élevé de l’insolence et de la présomption.

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Quand donc il exige une action qui, avant son ordre, n’aurait pas été omise sans le plus grand blâme, le défaut d’obéissance devient encore plus punissable. Cependant, de tous les devoirs du législateur, établir ces lois avec jugement et convenance est peut-être celui qui exige la plus grande des délicatesses et des modérations. Le négliger entièrement expose la communauté1 à de grands désordres et à des atrocités choquantes, le porter trop loin, est destructeur de toute liberté, sécurité et justice.

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Pour respecter toutes les règles de justice, il peut souvent nous suffire de demeurer immobiles et de ne rien faire.

Ce que fait chacun lui sera rendu, et la vengeance semble être la grande loi que nous a dictée la Nature. Nous pensons que la bienfaisance et la générosité sont dues aux généreux et aux bienfaisants. Ceux dont le cœur ne s’ouvre jamais aux sentiments d’humanité devraient, pensons-nous, être exclus de la même manière de l'affection de leurs semblables, et n’être autorisés à vivre en société que comme au milieu d’un immense désert ou personne ne serait là pour leur prêter attention ni pour s’inquiéter de leur existence. Le violateur des lois de justice doit être amené à sentir lui-même ce mal qu'il a infligé à autrui et, puisque aucune considération pour les souffrances de ses frères n’est capable de le contenir, il doit être retenu par la crainte de ses souffrances. L’homme qui est simplement innocent, qui ne fait qu’observer les lois de la justice vis-à-vis d’autrui et s’abstenir de faire du mal à son prochain, peut seulement mériter de ce dernier qu’il respecte à son tour son innocence et que les mêmes lois soient religieusement observées à son égard.

CHAPITRE II Du sens de la justice, du remords et de la conscience du mérite

Il ne peut y avoir de motif convenable pour nuire à notre prochain, il ne peut y. avoir d'incitation à faire du mal à autrui que le genre humain puisse partager, sinon la juste indignation pour le mal qu’autrui nous a fait. Troubler le bonheur d’autrui uni­quement parce qu’il est un obstacle au nôtre, prendre ce qui lui est réellement utile simplement parce que cela pourrait nous être également ou plus utile, ou se laisser aller ainsi à la préférence naturelle que chacun a pour son propre bonheur au détriment des autres, voilà ce qu’un spectateur impartial ne saurait partager. Sans aucun doute chaque homme est porté, par nature, à n’avoir d’abord et principalement soin que de lui-même5; et comme il est plus à même de prendre soin de lui que d’aucune autre personne, il est approprié et bon qu’il doive en être ainsi. Donc, chaque homme est bien plus profondément intéressé à tout ce qui le concerne immédiate­ment qu’à ce qui concerne un autre homme.

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Mais quoique la ruine de notre prochain puisse nous affecter bien moins qu’une de nos petites infortunes, nous ne devons pas la provoquer pour nous garder de ces infortunes, et pas même pour éviter notre propre ruine. Nous devons, ici comme dans tous les autres cas, nous regarder non pas tant du point de vue où nous pouvons naturellement nous apparaître, mais du point de vue où nous apparaissons naturellement aux autres. Quoique, selon le proverbe, chaque homme soit pour lui-même le monde entier, il n’est pour le reste du genre humain qu’une de ses parties les plus insignifiantes. Quoique son bonheur puisse être aune plus grande importance pour lui que celui du monde entier, pour tout autre que lui ce bonheur n’est pas de plus de conséquence que celui de quiconque. Quoiqu’il puisse être vrai que tout individu, en son cœur, se préfère naturellement à tout le genre humain, il n’ose pas cependant regarder les hommes en face et avouer qu’il agit selon ce principe. Il sent bien que dans cette préférence les autres ne peuvent jamais l’accompagner et que, pour autant qu’elle lui paraisse naturelle, elle doit toujours sembler excessive et extravagante aux autres. Quand il se regarde lui-même de ce point de vue d’où il a conscience qu’il sera observé par les autres, alors il voit qu’à leurs yeux il n’est qu’un parmi la multitude, sans raison d’être préféré. S’il veut agir de sorte que le spectateur impartial puisse entrer dans les principes de sa conduite, ce qu’il désire plus que toute autre chose1, il doit, comme dans toutes les autres occasions, contenir l’arrogance de son amour de soi et l’abaisser jusqu’au point où les autres peuvent l’accompagner. Ils iront jusqu’à l'autoriser à être plus inquiet de son bonheur que de celui d’autrui et à le rechercher avec plus de sérieux et de constance. Jusqu’à ce point, toutes les fois qu’ils se mettront à sa place, ils l’accompagneront aisément. Dans la course aux richesses, aux honneurs et aux faveurs, il peut courir aussi vite qu’il lui est possible, et tendre chaque muscle et chaque nerf pour dépasser tous ses concurrents. Mais s’il devait bousculer ou jeter à terre quelqu’un d’entre eux, l’indulgence des spectateurs prendrait immédiatement fin2. C’est une violation du franc-jeu3 qu’ils ne peuvent admettre. Pour eux, tel concurrent est en tous points aussi bon que tel autre ; ils n’entrent pas dans cet amour de soi par quoi l’agent se préfère tant à autrui, et ils ne peuvent partager le motif pour quoi il lui nuit.

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Le meurtre est donc le plus atroce de tous les crimes qui affectent les individus en tant que tels, du point de vue du genre humain comme du point de vue de celui qui a commis. Être privé de ce qu’on possédait est un plus grand mal qu’être déçu dans ce que nous espérions seulement. Les atteintes directes à la propriété, le vol et le pillage, qui nous privent de ce que nous possédons, sont donc des crimes plus grands que la rupture de contrat qui ne fait que nous décevoir dans ce que nous espérions. Ainsi, les lois les plus sacrées de la justice, celles dont la violation semble appeler bruyamment à la vengeance et au châtiment, sont les lois qui protègent la vie et la personne de notre prochain ; les suivantes sont celles qui protègent sa propriété et ses possessions ; enfin viennent celles qui garantissent ce qui est appelé ses droits personnels ou ce qui lui est du en raison des promesses faites1.

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Le comportement opposé inspire naturellement le sentiment opposé. L’homme qui a accompli une action généreuse pour des motifs convenables, et non par pure fantaisie, quand il songe à ceux qui en ont bénéficié, sent qu’il doit être l’objet naturel de leur amour et de leur gratitude et, par sympathie avec eux, de l’estime et de l’approbation de tout le genre humain. Et quand il considère les motifs qui l’ont poussé à agir, qu’il les examine du point de vue où le spectateur indifférent les observe, il continue toujours d’entrer dans ses motifs, et s’applaudit lui-même par sympathie avec l’approbation de ce juge impartial supposé. De ces deux points de vue, sa conduite lui paraît toujours agréable. Son esprit, à cette pensée, est plein d’allégresse, de sérénité et de calme. Il est ami et il est en harmonie avec tous les hommes ; il regarde ses semblables avec confiance et avec une satisfac­tion bienveillante, certain de s’être rendu digne de leurs égards les plus favorables. Dans la combinaison de tous ces sentiments consiste la conscience du mérite, ou de la récompense méritée.

CHAPITRE III De l'utilité de cette constitution de la Nature

C’est ainsi que l’homme, qui ne peut subsister qu’en société, a été adapté par la Nature à cette situation pour laquelle il a été fait. Tous les membres de la société humaine ont besoin de l’assistance des autres, et ils sont également exposés à leurs atteintes. Là où l’assistance nécessaire est réciproquement offerte par amour, gratitude, amitié et estime, la société est florissante et heureuse. Tous ses différents membres sont rattachés les uns aux autres par les liens agréables de l’amour et de l’affection ; et ils sont, en quelque manière, attirés vers un centre commun de bons offices mutuels1.

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Et quoique l’homme qui en est membre n’est lié par aucune obligation, ni par aucune forme de gratitude vis-à-vis d’autrui, la société peut toujours être soutenue par l’échange mercenaire de bons offices selon des valeurs convenues.

La société, toutefois, ne peut subsister entre ceux qui sont toujours prêts à se nuire et à se causer du tort. Dès que surviennent les préjudices, dès que s’installent le ressentiment réciproque et l'animosité, tous les liens de la société sont déchirés, et les différents membres en quoi elle consistait sont, en quelque sorte, disséminés et dispersés à l’entour par la violence et l’opposition de leurs affections discordantes. S’il y a une société entre des brigands et des assassins, ils doivent au moins, selon l’observation triviale, s’abstenir de se voler ou de s’assassiner les uns les autres3. La bienfaisance est donc moins essentielle à l’existence de la société que la justice. La société peut se maintenir sans bienfaisance, quoique dans un état qui ne soit pas le plus confortable ; mais la prédominance de l’injustice la détruira absolument4.

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Les hommes, quoique naturellement sympathiques, ont si peu de compassion pour celui avec qui ils n’ont pas de rapport particulier, comparé à ce qu’ils sentent pour eux-mêmes ; la misère de celui qui n’est rien de plus que leur sem­blable est d’une si faible importance, comparée même à un très petit avantage ; il est tellement en leur pouvoir de lui nuire et ils peuvent y être poussés par tant de tentations ; que si ce principe de justice n’était pas dressé entre eux et lui pour le défendre et leur imposer par la crainte le respect de son innocence, ils seraient, pareils à des bêtes sauvages, constamment prêts à l’agresser, et un homme entrerait dans une assemblée d’hommes comme on entre dans une tanière de lions.

Dans toutes les parties de l’univers, nous observons que les moyens sont ajustés avec l’artifice le plus subtil aux fins qu’ils sont censés produire. Dans le mécanisme d’une plante, dans celui du corps d’un animal, nous admirons combien chaque chose est disposée pour servir les deux grands desseins de la Nature, la conservation de l’individu et la propagation de l’espèce.

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Puisque la société ne peut pas se maintenir sans que les lois de justice soient passablement respectées, puisque aucune relation sociale ne peut durablement s’instaurer parmi les hommes sans qu’ils s’abstiennent, généralement, de se porter atteinte, on a pensé que la considération de cette nécessité était au fondement de notre approbation de la mise en vigueur des lois de justice par le châtiment de ceux qui les violent2. L’homme, a-t-on pu dire, aime naturellement la société et désire que l’union des hommes soit préservée pour elle-même, même s’il n’en retirait aucun bénéfice. Son état ordonné et florissant lui est agréable et il prend plaisir à le contempler. Au contraire, un état désordonné et confus est l’objet de son aversion et il est mortifié par tout ce qui peut le produire. Il est aussi sensible à ce que son propre intérêt est en rapport avec la prospérité de la société, que le bonheur et, peut-être, la conservation de sa propre existence, dépendent de sa préservation. C’est donc pour toutes ces raisons qu’il a en horreur tout ce qui peut tendre vers la destruction de la société, et qu’il veut faire usage de tous les moyens qui peuvent faire obstacle à cet événement détestable et si redoutable. L’injustice tend nécessairement à détruire la société. Tout ce qui en a l’apparence l’alarme donc et il s’empresse, si je peux dire, de stopper le progrès de ce qui ne saurait manquer de mettre rapidement un terme à tout ce qui lui importe. S’il ne peut la contenir par des moyens doux et polis, il doit l’écraser par la force et la violence et, à n’importe quel prix, il doit mettre un terme à son progrès ultérieur. C’est pourquoi, dit-on encore, l’homme approuve souvent la mise en vigueur des lois de justice, même par la peine capitale pour ceux qui les violent. Celui qui perturbe la paix publique est ainsi rejeté hors du monde et les autres, terrifiés par son sort, sont dissuadés d’imiter son exemple.

SECTION III De l'influence de la Fortune1 sur les sentiments du genre humain quant au mérite ou au démérite des actions

Introduction

Quels que soient l’éloge ou le blâme que puisse mériter une action, ceux-ci doivent être rapportés soit, en premier lieu, à l’intention ou à l’affection du cœur de laquelle cette action procède ; soit, en deuxième lieu, à l’action externe ou au mouvement du corps que cette affection occasionne ; soit, en dernier lieu, aux conséquences bonnes ou mauvaises qui découlent de fait et réellement de cette action. Ces trois choses constituent toute la nature et les circonstances de l’action, et doivent être le fondement de toute qualité qui peut lui appartenir.

Il est suffisamment évident que les deux dernières de ces trois circonstances ne peuvent être le fondement d’aucun éloge ou d’aucun blâme ; personne n’a d’ailleurs jamais affirmé le contraire. L’action externe ou le mouvement du corps est souvent le même dans le cas de l’action la plus innocente et de l’action la plus blâmable.

CHAPITRE I Des causes de cette influence de la Fortune

Les causes de la douleur et du plaisir, quelles qu’elles soient ou quelle que soit la façon dont elles opèrent, semblent être les objets qui excitent immédiatement - chez tous les animaux les deux passions de la gratitude et du ressentiment. Elles sont excitées tant par des objets inanimés que par des objets animés. Nous sommes en colère, pour un temps, contre la pierre qui nous fait mal. L’enfant la frappe, le chien lui montre les crocs, l’homme colérique est enclin à l’insulter. La moindre réflexion, certes, corrige ce sentiment, et nous devenons vite sensibles au fait que ce qui ne peut rien sentir n’est pas un objet convenable de vengeance. Mais quand le mal subi est très important, l’objet qui l’a causé nous devient désagréable même après l’accident et nous prenons plaisir à le brûler ou à le détruire. Nous devons traiter ainsi l’outil qui a accidentellement causé la mort d’un ami, et nous devons souvent nous sentir coupables d’une sorte d’inhumanité si nous négligeons cette absurde sorte de vengeance1.

De la même manière, nous concevons une sorte de gratitude pour les objets inanimés qui ont été la cause de plaisirs importants ou fréquents. Le marin qui, dès qu’il aurait gagné le rivage, attiserait son feu avec la planche qui l’aurait sauvé d’un naufrage, semblerait coupable d’une action contre-nature. Nous devons nous attendre à ce qu’il la conserve plutôt avec soin et affection, comme un monument qui lui serait cher dans une certaine mesure.

CHAPITRE II De l’étendue de cette influence de la Fortune

CHAPITRE III De la cause finale de cette irrégularité des sentiments

Tel est l’effet des bonnes ou des mauvaises conséquences de l’action sur les sen­timents de la personne qui les accomplit comme sur ceux des autres. C’est ainsi que la Fortune, qui gouverne le monde, a quelque influence là où nous devrions le moins vouloir lui en accorder, et dirige dans une certaine mesure les sentiments des hom­mes quant à leur caractère et à leur conduite propres, et quant à ceux des autres. Que le monde juge d’après la conséquence et non d’après l’intention est, dans toutes les époques, la plainte que répète la vertu, et le grand découragement qu'elle éprouve. Tout le monde s’accorde sur la maxime générale qui énonce que puisque la conséquence ne dépend pas de l’agent, elle ne doit pas avoir d’influence sur nos sentiments quant au mérite ou à la convenance de sa conduite. Mais lorsque nous en venons aux cas particuliers, nous trouvons que nos sentiments ne sont presque jamais exactement en conformité avec les prescriptions de cette maxime équitable. La conséquence heureuse ou malheureuse d’une action n’est pas seulement susceptible de nous donner une bonne ou une mauvaise opinion de la prudence de l’agent, mais elle anime aussi presque toujours notre gratitude ou notre ressentiment, notre sens du mérite ou du démérite de l’intention.

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L’homme a été fait pour l’action1, et pour œuvrer par l’exercice de ses facultés à changer les circonstances extérieures qui l’affectent lui et les autres, en vue de ce qui peut sembler favoriser au mieux le bonheur de tous. Il ne doit pas se satisfaire d’une bienveillance indolente, ni s’imaginer être l’ami du genre humain parce qu’en son cœur il souhaite que le monde soit prospère. Afin qu’il puisse mettre toutes les forces de son âme et de son corps au service des fins que son être a pour but de produire, la Nature lui a enseigné que ni lui ni le genre humain ne seront pleinement satisfaits de sa conduite, ou ne lui accorderont tout l’applaudissement possible, s’il ne les a pas réellement produites. La Nature lui fait comprendre que l’éloge dû aux bonnes intentions sera peu capable, sans le mérite reconnu aux bons offices, de susciter les plus fortes acclamations du monde ou même le degré le plus haut d’applaudissement de soi. L’homme dont toute la conversation et tout le maintien expriment les sentiments les plus justes, les plus nobles et les plus généreux, mais qui n’a pas accompli une seule action notable, ne peut prétendre à une très grande récompense, même si son inutilité n’est due qu’a l’absence d’occasion d’agir. Nous pouvons toujours lui refuser cette récompense sans blâme. Nous pouvons toujours lui demander : qu’avez-vous fait ? Quel service réel pouvez-vous rendre qui vous autorise à prétendre à une si grande récompense ? Nous vous estimons et nous vous aimons, mais nous ne vous devons rien. Récompenser la vertu latente qui est restée inutile simplement par manque d’occasion d’agir, lui accorder ces honneurs et ces faveurs qui, bien qu’elle les mérite dans une certaine mesure, ne peuvent pas convenablement être réclamés, est l’effet de la bienveillance la plus divine3. Au contraire, châtier quelqu’un seulement à cause des affections qu’il porte dans son cœur, alors qu’aucun crime n’a été commis, relève de la tyrannie la plus insolente et la plus barbare. Des affections bienveillantes semblent mériter beaucoup d’éloges lorsqu’elles se manifestent à temps, et trop attendre serait presque un crime. Les affections malveillantes, au contraire, peuvent à peine être trop tardives, trop lentes et trop réfléchies.

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Il a recours dans ces cas à la maxime juste et équitable, selon laquelle les événements qui ne dépendent pas de notre conduite ne doivent pas diminuer l’estime qui nous est due. Il fait appel à toute sa magnanimité et à toute la fermeté de son âme pour s’efforcer de se regarder lui-même non pas tel qu’il apparaît présentement, mais tel qu’il devrait apparaître, tel qu’il serait apparu si ses desseins généreux avaient réussi, et tel qu’il apparaîtrait de toute façon et malgré son échec si les sentiments du genre humain étaient pleinement droits et équitables ou, simplement, parfaitement cohérents. Les hommes les plus droits et les plus humains accompagnent entièrement son effort pour avoir une bonne opinion de lui- même. Ils emploient toute leur générosité et toute leur grandeur d’âme pour corriger en eux cette irrégularité de la nature humaine, et s’efforcent de regarder son infortunée magnanimité comme ils l’auraient fait naturellement et sans renfort de généro­sité si elle avait été couronnée de succès.

TROISIÈME PARTIE Du fondement de nos jugements concernant nos propres sentiments et notre propre conduite, et du sens du devoir

Consistant en une section

CHAPITRE I Du principe de l'approbation de soi et de la désapprobation de soi

Toutefois, il est évident que nous ne sommes soucieux de notre beauté et de notre difformité que pour leurs effets sur les autres. Si nous n’avions pas de rapport avec la société, nous devrions être entièrement indifférents à l’une et à l’autre.

De la même manière, nous exerçons nos premières critiques morales sur le caractère et la conduite des autres, et nous sommes tous très disposés à observer comment ils nous affectent. Mais, nous nous apercevons bientôt que les autres jugent nos actions aussi librement que nous jugeons les leurs. Nous devenons soucieux de savoir jusqu’où nous méritons leur censure ou leur applaudissement, et jusqu’à quel point nous sommes pour eux ce qu’ils sont pour nous, des êtres agréables ou désagréables. Nous commençons, pour cela, par examiner nos passions et notre conduite en considérant comment elles doivent leur apparaître, comment elles nous apparaîtraient si nous étions dans leur situation. Nous nous supposons spectateur de notre comportement et nous nous efforçons d’imaginer, de ce point de vue, quel effet il produirait sur nous. Tel est le seul miroir par lequel nous puissions, dans une certaine mesure, avec les yeux des autres, scruter la convenance de notre propre conduite. Si, de ce point de vue, elle nous plaît, nous sommes passablement satisfaits. Nous pouvons être plus indifférents à l’applaudissement et, dans une certaine mesure, mépriser la censure du monde ; assurés d’être, quoique nous soyons incom­pris de lui, ou que nous lui ayons été mal représentés, l’objet naturel et convenable de l’approbation. Au contraire, si nous en doutons, nous sommes souvent à cet égard plus soucieux de gagner son approbation et, tant que nous n’avons pas pactisé avec l’infamie, nous sommes complètement éperdus à l’idée de sa censure qui nous frappe alors avec une double sévérité.

Quand je m’efforce d’examiner ma propre conduite et de rendre un jugement, de l’approuver ou de la condamner, dans tous ces cas il est évident que je me divise, pour ainsi dire, en deux personnes2 ; le moi examinateur et juge représente un personnage différent de cet autre moi, la personne dont la conduite est examinée et jugée. Le premier est le spectateur dans les sentiments de qui j’essaie d’entrer, me plaçant dans sa situation et considérant comment ma propre conduite m’apparaîtrait de ce point de vue particulier. Le second est l’agent, la personne que j’appelle proprement moi-même, et sur la conduite duquel, en tant que spectateur, je m’efforce de former une opinion. Le premier est le juge, le second la personne jugée. Mais que le juge soit, à tous égards, identique à la personne jugée, est aussi impossible que la cause soit, à tous égards, identique à l’effet.

 

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Être aimable et digne de récompense, c’est-à-dire mériter l’amour et la récompense, sont les grands caractères de la vertu ; être odieux et punissable sont ceux du vice. Mais tous ces caractères ont une référence immédiate aux sentiments des autres. La vertu n’est pas dite aimable ou digne de récompense parce qu’elle est l’objet de son propre amour ou de sa propre gratitude, mais parce qu’elle excite ces sentiments chez les autres hommes. C’est la conscience d’être l’objet de regards si favorables qui est la source de cette tranquillité intérieure et de cette satisfaction de soi qui, naturellement, accompagnent le caractère vertueux ; tout comme c’est la conscience du contraire qui occasionne les tourments du vice. Quel plus grand bonheur qu’être aimé, et savoir que nous méritons de l’être ? Quelle plus grande misère qu’être haï, et savoir que nous méritons de l’être ?

CHAPITRE II De l’amour de l’éloge, et du désir d’en être digne ; de la crainte du blâme, et de la crainte d’en être digne

Par nature, l’homme ne désire pas seulement être aimé, mais il désire aussi être aimable, être l’objet naturel et convenable de l’amour. Par nature, il ne craint pas seulement d’être haï, mais aussi d’être haïssable, d’être l’objet naturel et convenable de la haine. Il ne désire pas seulement l’éloge mais aussi en être digne ; il désire, quoiqu’il puisse n’être loué par personne, être l’objet naturel et convenable de l’éloge. Il ne craint pas seulement le blâme mais aussi d’en être digne ; il craint, bien qu’il puisse n’être blâmé par personne, d’être l’objet naturel et convenable du blâme.

Aimer être digne d’éloge n’est en rien dérivé de l’amour de l’éloge2. Quoique se ressemblant et étant reliés, quoique étant souvent mêlés l’un avec l’autre, ces deux principes sont cependant distincts et indépendants l’un de l’autre sur de nombreux points.

L’amour et l’admiration que nous concevons naturellement pour ceux dont nous approuvons le caractère et la conduite nous incitent nécessairement à désirer être nous-mêmes l’objet de tels sentiments agréables, être aussi aimables et admira­bles que ceux que nous aimons et admirons le plus. L’émulation3, ce désir soucieux que nous avons d’exceller, est fondée, à l’origine, sur notre admiration pour l'excellence1 des autres. Et nous ne pouvons pas nous satisfaire d’être seulement admirés pour ce qui est admiré chez les autres ; nous devons au moins croire que nous sommes admirables pour ce qui les rend admirables. Mais pour y parvenir, nous devons être le spectateur impartial de notre caractère et de notre conduite. Nous devons nous efforcer d’observer ces derniers avec les yeux des autres, ou comme les autres les observeraient. De ce point de vue, s’ils nous paraissent conformes à ce que nous souhaitons, nous sommes heureux et satisfaits. Mais ce bonheur et cette satis­faction sont grandement renforcés quand nous constatons que les autres voient notre conduite et notre caractère précisément comme nous nous étions efforcés de le faire en imagination. Leur approbation confirme nécessairement notre approbation de nous-mêmes. Leur éloge renforce nécessairement le sens que nous avons de mériter l’éloge. Dans ce cas, le désir d’être digne d’éloge est si loin de dériver de l’amour de l’éloge que c’est ce dernier qui paraît dériver, du moins dans une grande mesure, du désir d’être digne d’éloge.

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La Nature, quand elle a formé l’homme pour la société, l’a doté du désir originel de plaire à ses frères et de la crainte originelle de les offenser. Elle lui a appris à sentir du plaisir ou de la douleur lorsque leurs regards étaient favorables ou défavorables. Elle a fait que leur approbation lui soit, en elle-même, très flatteuse et très agréable, et leur désapprobation très mortifiante et très offensante.

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Désirer ou même accepter l’éloge là où il n’est pas dû ne peut qu’être l’effet de la plus méprisable vanité. Le désirer quand il est réellement dû, c’est ne pas désirer autre chose que l’accomplissement d’un acte essentiel de justice à notre égard. L’amour de la juste renommée et de la gloire véritable, en elles-mêmes et indépen­damment de tout avantage qu’il pourrait en tirer, n’est pas indigne même de l’homme sage. Cependant, il le néglige et même le méprise quelquefois ; et il n’est jamais plus enclin à le faire que lorsqu’il a la plus parfaite assurance de la plus parfaite convenance de tous les aspects de sa conduite. Dans ce cas, son approbation de soi n’a besoin de trouver aucune confirmation dans l’approbation des autres. Elle est à elle seule suffisante et elle le satisfait. Cette approbation de soi, si elle n’est pas l’unique objet dont il puisse ou doive se soucier, est, pour le moins, son principal objet. L’amour de l’approbation de soi est l’amour de la vertu1.

CHAPITRE III De l'influence et de l’autorité de la conscience

Mais, bien que l’homme, dans sa faiblesse, puisse à peine se satisfaire de l’approbation de sa propre conscience dans des occasions extraordinaires ; bien que le témoignage du supposé spectateur impartial, de celui qui réside au-dedans du cœur, ne puisse pas toujours suffire à lui seul ; l’influence et l’autorité de ce principe sont cependant très grandes en toutes occasions. Et c’est seulement en consultant ce juge intérieur que nous pouvons voir ce qui nous concerne sous une forme et dans des dimensions convenables, ou que nous pouvons convenablement comparer nos intérêts et ceux des autres.

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De la même manière, pour les passions égoïstes et originelles de la nature humaine, la perte ou le gain d’un très petit avantage semblent beaucoup plus importants, excitent en nous un chagrin ou une joie beaucoup plus passionnés et une aversion ou un désir beaucoup plus ardents, que le plus grand souci d’une personne avec qui nous n’avons pas de rapport particulier. Ses intérêts, tant que nous les examinons à partir de cette situation, ne peuvent jamais balancer les nôtres, ne peuvent jamais nous retenir de faire ce qui peut servir nos intérêts, si ruineux ces derniers soient-ils pour les siens. Avant de pouvoir faire une comparaison convenable entre ces intérêts opposés, nous devons changer notre position. Nous ne devons considérer ses inté­rêts pas plus de notre position que de la sienne, pas plus avec nos yeux qu’avec les siens, mais de la position et avec les yeux d’une troisième personne qui n’a aucun rapport particulier avec nous et nous juge avec impartialité. Ici aussi l’habitude et l’expérience nous ont appris si aisément et si facilement à le faire que nous en sommes à peine conscients. Et il faut, dans ce cas également, quelque degré de réflexion, et même de philosophie, pour nous convaincre de combien l’intérêt que nous accor­derions aux plus grands soucis de notre prochain, de combien notre affection causée par ce qui lui arrive, seraient faibles si le sens de la convenance et de la justice ne corrigeait pas l’inégalité naturelle de nos sentiments.

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Mais d’où vient cette différence ? Quand nos sentiments passifs sont presque toujours si sordides et si égoïstes, comment se fait-il que nos principes actifs2 soient souvent si généreux et si nobles ? Quand nous sommes toujours tellement plus affectés par ce qui nous concerne que par ce qui concerne les autres, qu’est- ce qui pousse toujours l’homme généreux, et souvent l’homme mesquin, à sacrifier leurs propres intérêts aux intérêts plus grands des autres ? Ce n’est pas le doux pouvoir de l’humanité, ce n’est pas cette faible étincelle de bienveillance que la Nature a allumée dans le cœur humain, qui est ainsi capable de contrecarrer les plus fortes impulsions de l’amour de soi3. C’est un pouvoir plus fort, un motif plus puissant, qui s’exerce en de telles occasions.

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Les illusions naturelles de l’amour de soi ne peuvent être corrigées que par l'oeil de ce spectateur impartial. C’est lui qui nous montre la convenance de la générosité et la difformité de l’injustice ; la convenance qu’il y a à renoncer à nos plus grands intérêts pour les intérêts plus grands encore des autres, et la difformité qu’il y a à causer le plus petit des préjudices à autrui afin de nous procurer le plus grand des avantages. Ce n’est pas l’amour de notre prochain, ce n’est pas l’amour du genre humain, qui nous pousse en de nombreuses occasions à pratiquer ces vertus divines. C’est un amour plus fort, une affection plus puissante, qui s’exerce alors généralement : l’amour de ce qui est honorable et noble, l’amour de la grandeur, de la dignité et de la supériorité de notre caractère.

Lorsque le bonheur ou le malheur des autres dépendent en quelque mesure de notre conduite, nous n’osons pas, comme l’amour de soi pourrait nous le suggérer, préférer l’intérêt d’un seul à celui de plusieurs. L’homme au-dedans nous dit immédiatement que nous nous donnons trop de valeur à nous-mêmes et pas assez aux autres, et qu’en faisant cela, nous devenons l’objet convenable du mépris et de l’indignation de nos frères. Et ce sentiment2 n’est pas réservé à des hommes d’une magnanimité et d’une vertu extraordinaires. Il fait une profonde impression sur tout soldat passable3, qui sent qu’il serait méprisé par ses compagnons s’il était suspecté de fuir le danger ou d’hésiter à risquer ou à donner sa vie, lorsque l’intérêt du service l’exigerait.

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Le pauvre ne doit ni tromper ni voler le riche, même si son gain lui est plus avantageux que la perte n’est nuisible à l’autre. L’homme au-dedans lui dit immédiatement dans ce cas également, qu’il n’est pas meilleur que son prochain ; que, par cette préférence injuste, il devient l’objet convenable du mépris et de l’indignation du genre humain, ainsi que du châtiment que ce mépris et cette indignation doivent naturellement amener à vouloir infliger, pour avoir violé l’une de ces lois sacrées auxquelles une obéissance passable garantit toute la sécurité et la paix de la société humaine. Il n’y a pas un homme d’une honnêteté commune qui ne craigne plus la disgrâce intérieure d’une telle action, la tache indélébile dont elle marquerait à jamais son esprit, que la plus grande calamité extérieure qui puisse lui arriver sans qu’il en soit coupable ; et qui ne sente intérieurement la vérité de cette grande maxime stoïcienne1 selon laquelle l’action d’un homme qui prive injustement un autre de quelque chose, ou qui sert injustement son intérêt par la perte ou le préjudice causés à un autre, est plus contraire à la nature que la mort, la pauvreté et toutes les infortunes qui peuvent l’affecter dans son corps ou dans les circonstances extérieures de sa vie.

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Parmi les moralistes qui tentent de corriger l’inégalité naturelle de nos sentiments passifs en diminuant notre sensibilité envers ce qui nous concerne particuliè­rement, on peut compter toutes les sectes des philosophes antiques et particulière­ment les Stoïciens, Selon eux, l’homme doit se regarder, non pas comme un être séparé et isolé, mais comme, un citoyen du monde, un membre de la vaste communauté de la nature. Il doit toujours vouloir que son petit intérêt soit sacrifié pour l’intérêt de cette grande communauté. Ce qui le concerne ne doit pas l’affecter plus que ce qui concerne toute autre partie également importante de cet immense système. Nous devons nous regarder, non pas du point de vue que nos passions égoïstes sont susceptibles de nous faire adopter, mais du point de vue d’où tout autre citoyen du monde nous verrait. Nous devons regarder ce qui nous arrive comme ce qui arrive à notre prochain ou, ce qui revient au même, comme notre prochain regarde ce qui nous arrive. « Quand notre prochain, dit Épictète4, perd sa femme ou son fils, il n’y a personne qui ne sente qu’il s’agit d’une calamité humaine, d’un événement naturel totalement en accord avec le cours ordinaire des choses. Mais quand la même chose nous arrive, nous gémissons comme si nous souffrions de la plus atroce des infortunes. Nous devons cependant nous rappeler comment nous étions affectés quand cet accident est arrivé à un autre, et nous devons être, face à notre propre malheur, comme nous étions face au sien. »5

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Le degré d’approbation de soi avec lequel chaque homme examine sa conduite en de telles occasions, est plus ou moins grand en proportion exacte du degré de maîtrise de soi nécessaire pour obtenir cette approbation de soi3. Là où peu de maî­trise de soi est nécessaire, peu d’approbation de soi est due. L’homme qui n’a qu’une égratignure au doigt ne peut s’applaudir beaucoup de paraître immédiatement avoir oublié cette dérisoire infortune. L’homme qui a perdu sa jambe, emportée par un boulet de canon, et qui, le moment d’après, parle et agit avec son flegme et sa tranquillité habituels, sent naturellement un degré bien plus haut d’approbation de soi, puisqu’il fait preuve d’un degré bien plus élevé de maîtrise de soi.

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La grande source de la misère et des désordres de la vie humaine semble naître » d’une surestimation de la différence entre telle situation permanente et telle autre. L’avarice surestime la différence entre la pauvreté et la richesse ; l' ambition, celle entre la vie privée et la vie publique ; la vaine gloire, celle entre l' obscurité et une réputation éclatante. La personne qui se trouve sous l’influence de quelqu’une de ces passions extravagantes n’est pas seulement malheureuse de sa situation pré­sente, mais est aussi souvent disposée à troubler la paix de la société afin d’obtenir ce qu’elle admire de façon si fantasque. La moindre observation pourrait pourtant la convaincre que, dans toutes les situations ordinaires de la vie humaine, un esprit bien disposé peut être également calme, également gai et également satisfait. Certaines de ces situations peuvent sans doute mériter d’être préférées aux autres. Mais aucune ne peut mériter qu’on les recherche avec cette ardeur passionnée qui nous conduit à violer les règles de la prudence ou de la justice ; ou encore à compro­mettre notre tranquillité d’esprit à venir, que ce soit par la honte du souvenir de notre folie ou par le remords de l’horreur de notre injustice. Chaque fois que la prudence ne nous recommande pas d’essayer de changer notre situation, et que la justice ne nous le permet pas, l’homme qui s’y essaie joue au plus inégal de tous les jeux de hasard, et mise tout contre presque rien. On peut appliquer aux hommes dans toutes les situations de la vie humaine ce mot du favori du roi d’Epire à son maître.

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Il n’est pas non plus toujours certain, dans cette situation splendide que nous recherchons, que nous puissions jouir de ces plaisirs réels et satisfaisants avec la même sécurité que celle que procure l’humble condition que nous sommes si désireux de quitter3. Examinez les témoignages de l’histoire ; rappelez-vous ce qui s’est passé dans le cercle de votre propre expérience ; considérez avec attention la conduite de presque tous les hommes remarquables par la grandeur de leurs infortunes, que ce soit dans leur vie privée ou publique, dont vous avez lu ou entendu l’histoire, ou dont vous vous souvenez ; vous découvrirez alors que les infortunes de la très grande partie d’entre eux sont nées du fait qu'ils ont ignorés leur bonheur, qu’ils n’ont pas su qu’il était convenable de demeurer immobile à la place qu’ils occupaient et de s’en satisfaire. On peut généralement appliquer, avec beaucoup de justesse, à la détresse provoquée par l’avarice et l’ambition déçues, cette inscription gravée sur la pierre tombale de l’homme qui avait tenté d’améliorer une santé tolérable en prenant des remèdes : «J’étais bien, j’ai souhaité être mieux, et voilà où je suis. »4

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C'est au doux soleil d’une tranquillité que rien ne vient troubler, dans le calme retrait d’un loisir philosophique que rien ne dissipe2, que la tendre vertu d’humanité est la plus florissante, capable du plus grand progrès. Mais dans de telles situations, les plus grands et les plus nobles efforts de maîtrise de soi ont peu l’occasion de s’exercer.

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Dans la solitude, nous sommes enclins à sentir trop fortement tout ce qui se rapporte à nous ; nous sommes enclins à surestimer les bons offices dont nous avons pu être l’auteur, et les préjudices dont nous avons pu être la victime ; nous sommes enclins à être trop transportés par notre bonne fortune, et trop abattus par notre mauvaise fortune. La conversation d’un ami nous ramène à un tempérament meilleur, et celle d’un étranger à un tempérament meilleur encore. L’homme au-dedans du cœur, le spectateur abstrait et idéal de nos sentiments et de notre conduite, demande souvent à être éveillé et amené à son devoir par la présence d’un spectateur réel. Et c’est toujours du spectateur de qui nous pouvons attendre le moins de sympathie et d’indulgence, que nous sommes susceptibles d’apprendre la leçon de maîtrise de soi la plus complète.

Etes-vous dans l’adversité ? Ne vous lamentez pas dans les ténèbres de la soli­tude, ne réglez pas votre chagrin d’après la sympathie indulgente de vos amis intimes. Retournez, dès que possible, à la lumière crue du monde et de la société. Vivez avec des étrangers, avec ceux qui ne savent rien de votre infortune, ou n’y prêtent aucune attention. N’évitez pas même la compagnie de vos ennemis ; donnez-vous plutôt le plaisir de mortifier leur joie malveillante en leur faisant sentir combien peu vous êtes affecté, combien vous êtes au-dessus de votre malheur.

CHAPITRE IV De la nature du mensonge à soi-même et de l'origine et de l'usage des règles générales

Il n’est pas toujours nécessaire que le spectateur réel et impartial soit très éloigné pour que la rectitude de nos propres jugements concernant la convenance de notre conduite soit pervertie. Quand il est proche ou présent, la violence et l’injustice de nos passions égoïstes sont parfois suffisantes pour induire l’homme au-dedans du cœur à rendre compte de notre conduite d’une manière très différente de ce que les circonstances réelles peuvent autoriser.

Il y a deux occasions distinctes dans lesquelles nous examinons notre conduite et cherchons à la considérer du point de vue du spectateur impartial : premièrement, quand nous sommes sur le point d’agir ; secondement, après avoir agi. Dans ces deux cas, nos considérations sont susceptibles d’être très partiales ; mais c’est quand il est de la plus grande importance qu’il en soit autrement que nos considérations sont susceptibles d’être les plus partiales.

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Certes, quand l'action est accomplie, et que les passions qui Font mue se sont refroidies, nous pouvons entrer plus calmement dans les sentiments du spectateur indifférent. Ce qui nous intéressait auparavant est maintenant devenu presque aussi indifférent pour nous-mêmes que cela Fa toujours été pour ce spectateur ; et nous pouvons alors examiner notre conduite avec sa droiture et son impartialité. L’homme d’aujourd’hui n’est plus mû par les mêmes passions qui agitaient l’homme d’hier. Quand le paroxysme de l’émotion, comme celui de la détresse, est totalement terminé, nous pouvons, pour ainsi dire, nous identifier avec l’homme idéal au-dedans du cœur ; et dans l’un et l’autre cas nous pouvons, avec notre propre caractère, voir notre conduite et notre situation par les yeux sévères du spectateur le plus impartial. Mais nos jugements sont alors souvent de peu d’importance, comparés à ce qu’ils étaient au moment d’agir ; la plupart du temps, ils ne peuvent rien produire d’autre que de vains regrets et d’inutiles repentirs, sans nous préserver toujours des mêmes erreurs à l’avenir. Cependant, il est rare, même dans ce cas, que nos jugements soient entièrement droits. L’opinion que nous avons de notre caractère dépend entièrement de nos jugements sur notre conduite passée. Il est si désagréable de penser du mal de soi-même qu’à dessein nous détournons fréquemment notre regard des circonstances qui pourraient rendre ce jugement défavorable.

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Tout le monde est empressé de les honorer et de les récompenser. Elles excitent tous ces sentiments pour lesquels nous avons, par nature, le désir le plus fort : l'amour, la gratitude, l'admiration du genre humain. Nous ambitionnons de les accomplir ; ainsi nous établissons naturellement pour nous-mêmes une règle d’un autre genre, selon quoi toutes les occasions d’agir de la sorte doivent être soigneusement recherchées.

C’est ainsi que les règles générales de la moralité sont formées. Elles sont utilement fondées sur l’expérience de ce que nos facultés morales, notre sens naturel, du mérite et de la convenance, approuvent ou désapprouvent dans des cas particuliers. A l’origine, nous n’approuvons pas ou ne condamnons pas des actions particulières parce qu’elles paraissent, à l’examen, conformes ou opposées à une certaine règle générale.

CHAPITRE V De l'influence et de l'autorité des règles générales de la moralité, et qu'elles sont justement regardées comme les lois de la Divinité

Le souci pour ces règles générales de conduite est ce qu’on nomme proprement le sens du devoir. C’est un principe de la plus grande importance dans la vie humaine, le seul par lequel le gros du genre humain est capable de diriger ses actions. Beaucoup d’hommes se comportent très décemment en évitant, pendant leur vie entière, tout degré de blâme considérable. Cependant, ils n’ont peut-être jamais éprouvé le sentiment sur la convenance duquel nous fondons notre approbation de leur conduite ; ils ont agi seulement par souci pour ce qu’ils ont observé être les règles établies du comportement. Un homme qui a reçu de grands bienfaits d’un autre peut, par la froideur naturelle de son tempérament, ne sentir qu’un très faible degré de gratitude. Mais s’il a été éduqué selon la vertu, on lui a souvent fait observer combien les actions qui dénotent le défaut de ce sentiment apparaissent odieuses, et combien les actions qui dénotent le contraire semblent aimables. C’est pourquoi, bien que son cœur ne sente pas la chaleur de la gratitude, cet homme s’efforcera d’agir comme s’il la sentait, et il s’évertuera à faire preuve envers son protecteur de tous les égards et de toutes les attentions que la gratitude la plus vive pourrait suggérer1. Il lui rendra visite régulièrement, il se comportera avec beaucoup de respect, il ne parlera jamais de lui sinon avec l’expression de l’estime la plus haute et de la reconnaissance qu’il lui doit.  

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Les idées des divinités avec si peu de délicatesse, qu'il leur attribuait indistinctement toutes les passions de la nature humaine, sans en excepter celles qui font le moins honneur à notre espèce, comme la concupiscence, la faim, l'avarice, l’envie, la ven­geance. Il ne pouvait donc pas manquer d'attribuer à ces êtres, dont l’excellence delà nature lui inspirait malgré cela la plus haute admiration, les sentiments et les qualités qui sont les grands ornements de l'humanité et qui semblent l'élever à la ressemblance de la perfection divine, c'est-à-dire l'amour de la vertu et de la bienfaisance ainsi que l'horreur du vice et de l'injustice. L’homme à qui on avait porté préjudice prenait Jupiter à témoin, et ne pouvait pas douter que cet être divin regarderait le tort subi avec indignation, comme le ferait le plus humble des humains devant l'injustice. L’auteur du préjudice sentait lui-même qu'il était l'objet convenable de la haine et du ressentiment du genre humain, et ses craintes naturelles le menaient à attribuer les mêmes sentiments à ces êtres redoutables auxquels il ne pouvait ni échapper ni résister. Ces espoirs et ces craintes, ces suppositions naturelles, étaient propagées par sympathie et confirmées par l’éducation. Et on croyait universellement que les dieux récompensaient l’humanité et la clémence, et vengeaient la perfidie et l'injustice. Ainsi la religion, même dans sa forme la plus grossière, donnait une sanction aux règles de la moralité bien avant l’époque du raisonnement artificiel et de la philosophie. Ce renfort qu’apportent ainsi les terreurs de la religion au sens naturel du devoir était, quant au bonheur du genre humain, trop important pour que la nature le laisse dépendre de la lenteur et de l’incertitude des recherches philosophiques.

Ces recherches, cependant, une fois entreprises1, confirmèrent les anticipations originelles de la nature. Quel que soit le fondement que nous supposons à nos facultés morales, qu’il s’agisse d’une certaine modification de la raison, d'un instinct originel appelé sens moral, ou d'un autre principe de notre nature2, on ne peut douter que ces facultés morales nous ont été données pour diriger notre conduite dans cette vie.

Elles portent les signes évidents de cette autorité, qui montent qu'elles ont été placées en nous pour être les arbitres suprêmes de toutes nos actions, pour gouverner tous nos sens, passions et appétits, et pour juger jusqu’où les laisser aller ou les contenir3.

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La richesse et les honneurs externes sont leur récompense convenable, et il est rare qu’elles ne puissent l’obtenir. Quelle est la récompense la plus propre à promouvoir la pratique de la vérité, de la justice et de l’humanité? La confiance, l’estime et l’amour de ceux avec qui nous vivons. L’humanité désire non pas la grandeur, mais l’amour. La vérité et la justice ne recherchent pas la richesse, mais la confiance et la foi, récompenses que ces vertus doivent presque toujours obtenir. Une circonstance très extraordinaire et très malchanceuse peut faire qu’un homme juste soit suspecté d’un crime dont il est totalement incapable, et qu’il soit pour cela injustement exposé pour le reste de sa vie à l’horreur et à la haine du genre humain. On peut dire que, dans un accident de ce genre, cet homme a tout perdu malgré son intégrité et sa justice ; de la même manière qu’un homme prudent, lors d’un tremblement de terre ou d’une inondation, peut être ruiné malgré son extrême circonspection. Les accidents du premier genre, toutefois, sont peut-être encore plus rares et encore plus contraires au cours commun des choses, que les accidents du second genre. Et il reste vrai que la pratique de la vérité, de la justice et de l’humanité, est une méthode certaine et presque infaillible pour acquérir ce que recherchent principalement ces vertus, à savoir la confiance et l’amour de ceux avec qui nous vivons. Il est très facile de se faire une fausse idée d’une personne en considérant une action particulière ; mais il est presque impossible de se tromper ainsi en considérant sa ligne de conduite générale. Prendre l’innocent pour un coupable est possible, mais cela ne peut arriver que rarement. Au contraire, l’opinion établie quant à l’innocence de ses manières nous conduira souvent à 1 absoudre alors qu’il était réellement fautif, et malgré de très fortes présomptions. De la même manière, un fripon peut échapper à la censure, ou même peut être applaudi, dans un cas particulier où sa conduite n’est pas comprise. Mais jamais aucun homme ne s’est conduit habituellement en fripon sans qu’on le reconnaisse presque universellement pour tel, et même sans qu’on le suspecte fréquemment d’être coupable alors qu’il était en réalité parfaitement innocent. Dans la mesure où le vice peut être châtié et la vertu récompensée par les sentiments et les opinions du genre humain, ils obtiennent même ici-bas, selon le cours commun des choses, une sanction qui va au-delà de l’exacte et impartiale justice.

CHAPITRE VI Dans quels cas le sens du devoir doit être le principe unique de notre conduite ; et dans quels cas d’autres motifs doivent s’y ajouter

Il a déjà été observé1 que, sous certains rapports, les passions égoïstes tiennent une place intermédiaire entre les affections sociales et asociales ; il en est de même ici. Dans tous les cas communs et ordinaires, la poursuite des objets d’intérêt privé doit plutôt résulter d’un souci pour les règles générales qui prescrivent une telle conduite2 que d’une passion pour ces objets eux-mêmes. Mais dans des occasions plus importantes et plus extraordinaires, nous serions déplacés, insipides et sans grâce si ces objets eux-mêmes ne paraissaient pas nous animer d’un degré considérable de passion.

QUATRIÈME PARTIE De l’effet de futilité sur le sentiment d’approbation

Consistant en une section

CHAPITRE I De la beauté que l'apparence de l'utilité confire à toutes les productions de l’art, et de l’influence étendue de cette sorte de beauté

Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu’il est susceptible de faire vivre. Les riches choisis sent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle2, quoiqu’ils n’aspirent qu’à leur propre commodité, quoique l’unique fin qu’ils se proposent d’obtenir du labeur des milliers de bras qu’ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent3. Ils sont conduits par une main invisible4 à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, sans le savoir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l’espèce.

CHAPITRE II De la beauté que l'apparence de l'utilité confire aux caractères et aux actions des hommes ; et jusqu’à quel point la perception de cette beauté peut être considérée comme l’un des principes originels de l’approbation

L’humanité, la justice, la générosité et l’esprit public sont les qualités les plus utiles à autrui. L'occasion nous a déjà été donnée1 d’expliquer en quoi consiste la convenance de l’humanité et de la justice, en montrant combien notre estime et notre approbation pour ces qualités dépendent de l’accord entre les affections de l’agent et celles des spectateurs.

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Mais il en va autrement de la générosité. Nous ne sommes jamais généreux que lorsque nous préférons une autre personne à nous-mêmes, et que nous sacrifions un grand et important intérêt à l’intérêt égal d’un ami ou d’un supérieur.

CINQUIÈME PARTIE De l’influence de la coutume et de la mode sur les sentiments de l’approbation et de la désapprobation morales

Consistant en une section

CHAPITRE I De l'influence de la coutume et de la mode sur nos notions de beauté et de difformité

CHAPITRE II De l’influence de la coutume et de la mode sur les sentiments moraux

SIXIÈME PARTIE Du caractère de la vertu1 Consistant en trois sections

SECTION I Du caractère de l'individu dans la mesure où il affecte son propre bonheur, ou de la prudence1

La conservation et la santé du corps semblent être les objets que la Nature recommande d’abord au soin de chaque individu2. Les appétits de la faim et de la soif, les sensations agréables ou désagréables du plaisir et de la douleur, du chaud et du froid, etc., peuvent être considérées comme des leçons données par la voix de la Nature elle-même, lui dictant dans ce but ce qu’il doit choisir et ce qu’il doit éviter. Les premières leçons qu’il reçoit de ceux qui ont la charge de son enfance tendent, pour la plupart d’entre elles, au même but. Leur principal objet est de lui apprendre à éviter ce qui fait du mal.

Introduction

Lorsque nous considérons le caractère d’un individu, nous le regardons naturel­lement sous deux aspects différents : premièrement, selon qu’il peut affecter son propre bonheur, secondement, selon qu’il peut affecter celui des autres1.

L’art de préserver et d’accroître ce qu’on appelle sa fortune extérieure consiste à diriger convenablement ce soin et cette prévoyance.

Quoique les avantages de la fortune extérieure nous soient recommandés à l’origine pour satisfaire les nécessités et les commodités du corps, nous ne pouvons pourtant pas vivre bien longtemps dans le monde sans nous apercevoir que le respect de nos égaux, notre crédit et notre rang dans la société où nous vivons, dépen­dent pour beaucoup du degré auquel nous possédons, ou sommes supposés posséder, ces avantages. Le désir de devenir l’objet convenable de ce respect, de mériter et d’obtenir ce crédit et ce rang parmi nos égaux, est peut-être le plus fort de tous nos désirs, et notre souci d’obtenir les avantages de la fortune est, par conséquent, bien plus excité et irrité par ce désir qu’il ne l’est par celui de satisfaire toutes les nécessités et les commodités du corps, qui sont toujours très facilement satisfaites.

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Nous souffrons davantage, on l’a déjà remarqué1, quand nous tombons d’une bonne situation dans une mauvaise, que nous ne nous réjouissons lorsque nous nous élevons d’une mauvaise à une bonne situation. La sécurité est donc le premier et le principal objet de la prudence. Celle-ci répugne à exposer notre santé, notre fortune, notre rang ou notre réputation au hasard.

SECTION II Du caractère de l'individu, dans la mesure ou il peut affecter le bonheur des autres

Introduction

Le caractère de chaque individu peut affecter le bonheur des autres par sa dis­position à leur nuire ou à leur faire du bien.

CHAPITRE I De l’ordre suivant lequel la Nature recommande les individus à notre soin et à notre attention

CHAPITRE II De l'ordre suivant lequel la nature recommande les sociétés à notre bienfaisance1

CHAPITRE III De la bienveillance universelle

SECTION III De la maîtrise de soi1

On peut dire que l’homme qui agit selon les règles de la parfaite prudence, de la stricte justice et de la bienveillance convenable, est parfaitement vertueux. Mais la connaissance la plus parfaite de ces règles, à elle seule, ne le rendra pas capable d’agir de cette manière. Ses passions sont très susceptibles de l’égarer ; parfois de l’entraîner et parfois de le séduire, si bien qu’il peut violer toutes les règles qu’il approuve dans ses moments modérés et calmes. La plus parfaite connaissance, si elle n’est pas soutenue, maîtrise de soigne le rendra pas toujours capable de faire son devoir.

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Dans tous les arts libéraux et tous les arts de génie, dans la peinture, la poésie, la musique, l’éloquence, la philosophie, le grand artiste sent toujours l’imperfection réelle de ses meilleurs ouvrages. Il est plus sensible qu’aucun autre homme à la distance qui les éloigne de cette perfection idéale dont il a conçu quelque idée, qu’il imite autant qu’il peut, et qu’il désespère de jamais égaler. Il n’y a qu’un artiste inférieur pour être toujours parfaitement satisfait de ce qu’il fait. Il conçoit peu l’idée de cette perfection idéale, à laquelle il a peu consacré ses pensées.

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Mais nous ne pouvons entrer dans et sympathiser avec l’estime de soi excessive de ces caractères chez qui nous pouvons discerner cette supériorité remarquable. Nous sommes alors dégoûtés révoltés par une telle estime de soi, et nous ne pouvons la pardonner ou la supporter qu’avec difficulté. Nous la nommons orgueil ou vanité ; deux mots dont la signification suppose, toujours pour le premier et souvent pour le second, un degré considérable de blâme.

Or, ces deux vices, bien qu’ils se ressemblent à certains égards, étant deux modifications de l’estime de soi excessive, sont sur bien des points très différents.

L’homme orgueilleux est sincère et, au fond de son cœur, il est convaincu de sa supériorité ; même s’il peut être difficile parfois de deviner sur quoi se fonde cette conviction. Il souhaite que vous le regardiez de la manière dont il se voit réellement lui-même, lorsqu’il se place dans votre situation. Il ne vous demande rien de plus que ce qu’il pense lui être justement dû. Si vous semblez ne pas le respecter autant qu’il se respecte lui-même, il est plus offensé que mortifié, et il sent le même ressentiment indigné que s’il avait souffert un préjudice réel. Cependant, il ne daigne pas même vous expliquer le fondement de ses prétentions. Il dédaigne de rechercher votre estime. Il affecte même de la mépriser, et s’efforce de se maintenir dans sa prétendue condition, en vous faisant sentir non pas tant sa supériorité que votre propre bas­sesse. Il semble préoccupé non pas tant d’exciter votre estime pour lui-même, que de mortifier votre estime pour vous-même.

L’homme vaniteux n’est pas sincère et, au fond de son cœur, il est très rarement convaincu de cette supériorité qu’il souhaite que vous lui attribuiez. Il souhaite que vous le regardiez sous un jour bien meilleur que celui sous lequel il peut réellement se voir lui-même, lorsqu’il se place dans votre situation et qu’il suppose que vous savez tout ce qu’il sait. Quand donc vous semblez le regarder sous un jour moins favorable, qui est peut-être son véritable jour, il est beaucoup plus mortifié qu’offensé. Il saisit chaque occasion de faire connaître le fondement de ses prétentions au caractère qu’il souhaite se voir attribuer. Il le fait en montrant avec ostentation et sans nécessité les qualités et les talents qu’il possède à quelque degré passable, et parfois même en prétendant faussement à des qualités et à des talents qu’il ne possède pas du tout, ou à un degré si faible qu’on peut bien dire qu’il ne les possède pas du tout. Loin de mépriser votre estime pour lui, il la recherche avec l’assiduité la plus soucieuse. Loin de souhaiter mortifier votre estime pour vous-même, il est heureux de l’encenser dans l’espoir que vous encensiez la sienne en retour. Il flatte pour être flatté. Il étudie les moyens de plaire, et tente d’acheter votre opinion à force de politesse et de complaisance, et parfois même de bons offices réels et essentiels quoique souvent accomplis avec une ostentation superflue.

Conclusion de la sixième partie

SEPTIÈME PARTIE Des systèmes de philosophie morale1 Consistant en quatre sections

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