Un homme fini - Giovanni Papini
2. une centaine de livres
Je ne faisais pas que lire : je rêvais, repensais, reconstruisais, m’efforçais de deviner. Pour moi, tous ces livres étaient sacrés et je prenais absolument au sérieux tout ce qu’ils contenaient. Je ne distinguais pas entre histoire et légende, entre fait et imagination : les caractères d’imprimerie étaient à mes yeux témoins infaillibles de vérité.
Pour moi, la vérité n’était pas celle de l’école, de la rue, de la maison, mais bien plutôt celle des livres - là où je me sentais vivre plus fort. Certains après-midi brûlants d’été je voyais Garibaldi, le manteau soulevé par la brise, galoper parmi les troupeaux et les fusillades de la pampa; les matins mornes et pluvieux j’étais avec le comte Alfieri qui jurait contre les chevaux et les vers sur toutes les routes postales d’Europe ; et le soir je frémissais de haine patriotique ou de grandiloquente fureur de gloire avec les grands hommes d’un Plutarque imprimé menu en quantité de petits volumes couverts de papier couleur saphir.
C’est dans ces livres que je trouvai aussi les premières invites à réfléchir.
3. un million de livres
Et chacun de ces livres renfermait ce que je cherchais, offrait la nourriture qui me convenait : histoires d’empereurs et poèmes de batailles, vies de demi-dieux, livres sacrés de peuples disparus, et les sciences de toutes choses et les vers de tous les poètes et le systèmes de tous les philosophes. Et ces milliers de promesses en lettres d’or m’étaient destinées : sur un ordre de moi, les volumes qui attendaient sous la poussière, derrière le grillage serré des étagères, descendraient vers moi, et je les ouvrirais, les feuilletterais et les dévorerais tout à mon aise!
8. la découverte du mal
À cet âge, la vaine question de toujours se représenta à mon esprit dans les même termes que, de tous temps, à toutes les victimes de l’ennui : La vie vaut-elle la peine d’être vécue ?
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Que pouvais-je répondre ? La vie me promettait peu et de me donnait rien. Je ne pouvais pas m’attendre à des richesses - pas à des triomphes dans mes études, puisque je m'étais d’emblée engagé par nécessité dans des études courtes et médiocres, - pas à l’amour des femmes parce que laid à faire peur, - pas à un savoir sans limites, parce que mes entreprises avortées me faisaient mal rien qu’à y penser. Peu de gens se souciaient de moi — personne ne m’aimait, à l’exception de mon père et ma mère, trop éloignés de cette âme qui venait d’eux, mais qui même à eux semblait lointaine et étrangère.
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19. Les frères morts
Les livres où j'appris leurs amours, leurs pensées et leurs indignations, je les ai présents à la mémoire avec leurs couleurs, leur forme, le dessin de leurs caractères et jusqu’aux taches et aux pliures des pages, et je ne les oublierai jamais. Rien à voir avec les gris-gris sentimentaux des amours révolues! Ce sont là véritablement les reliques, les mémoires de ma vie la plus belle: gros bouquins à bas prix mal imprimés et fautifs, mauvaises éditions stéréotypées à deux sous le volume, petits livres achetés d’occasion, tout annotés à l’encre et au crayon, cornés et usés, solides volumes reliés en cuir et gardés à l’écart comme des objets sacrés.
26. Faire !
Je voulais au contraire l’action (changement, création) et donc la réalité (réalité immédiate, concrète : le particulier). Je renversais, du tout au néant, la conception millénaire de la philosophie; je tranchais, et sautant la tradition je revenais à la préphilosophie. Et je croyais, ce faisant, rendre service à la philosophie des philosophes. Tout problème, pour moi, était un problème d'outils - de transformation d’outils. Chaque philosophe ne s'était inquiété que de trouver de nouvelles solutions aux problèmes anciens, mais toutes les solutions, les anciennes et les récentes, étaient parties des mêmes prémisses, respectant les mêmes lois, tombant dans les mêmes paralogismes - produits, en somme, de structures mentales profondément semblables. Il était inutile de continuer plus avant sur ces sentiers trop battus. Une expérience qui avait duré des siècles nous avertissait - par la vanité et la vacuité des résultats - qu'il n’y avait là plus rien à faire ni à espérer. Les améliorations de vocabulaire, les retouches de méthodes, les réformes partielles de la machine logique, les changements de terminologie étaient les médiocres expédients de gens qui n'arrivent pas à quitter les voies royales de leurs pères. Pour changer les productions, pour avoir le droit d’espérer en quelque vérité définitive, pour obtenir un résultat qui serait véritablement et radicalement différent des résultats habituels, il était nécessaire de prendre la résolution difficile - mais la seule possible - de recommencer par un autre côté. La philosophie est une construction érigée avec des outils; les outils de la philosophie sont les cerveaux des philosophes ; pour en améliorer les produits, il fout améliorer les outils; donc, pour améliorer la philosophie, il faut améliorer les cerveaux des philosophes. Il faut changer les âmes.
C’est-à-dire : faire quelque chose, agir, transformer - et non pas seulement connaître, décrire, contempler.
Les philosophes (et même pas tous : très peu) ont pensé à transformer un seul outil : le langage, et ils n’ont pas pensé au plus important de tous : leur âme.
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31. Journées honteuses
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Je crois que je suis souvent l’un des fainéants les plus jésuites d'Italie. Je dors dix heures d’affilée, sans me réveiller, sans rêver. Je m'éveille la tête lourde et la bouche pâteuse; je sors pour ne rien faire; je rentre à la maison pour me reposer ; je mange voracement comme un gamin qui se masturberait toutes les nuits; je sirote une grande tasse de café ; je fume cinq ou dix cigarettes ; je m’affale dans un fauteuil et allonge les jambes sur un autre; je lis un journal de bout en bout comme un retraité perclus ; je sors à nouveau pour rencontrer quelque sceptique de ma connaissance avec qui je fais un moment assaut d’ironie stupide et amère; j’entre dans un café, j’engloutis une tasse de chocolat farineux, je mange avec dégoût trois ou quatre gâteaux recouverts ou fourrés de marmelades de fruits crasseuses; je feuillette une liasse de journaux froissés et déchirés, et je souris presque en lorgnant les caricatures bêtement coloriées; je retourne dans la rue sous la grande lumière théâtrale des globes électriques; je suis une prostituée plâtrée de blanc et de rouge comme si c’était mon premier amour; j’entre dans une librairie acheter pour quelques sous des livres non coupés que je ne lirai jamais; je m’arrête devant les épiceries-charcuteries et je contemple avec appétit les fromages onctueux et les boîtes de sardines; je vais dans une maison où l’on me sert du thé, et j’en bois quatre tasses en espérant qu’il me vienne un peu de talent; ou je monte dans un bordel si j’en ai envie et même si je n'en ai pas envie - comme ça, pour tuer les minutes et les heures, pour ne pas me rappeler ce que je devrais faire et que je ne fais pas, pour m’abrutir, pour m’avilir, pour bercer mon remords, pour étouffer ma conscience... Parfois, si je ne peux pas m’en dispenser, j’écris une lettre, ou dix lettres, pour ne plus y penser, pour me débarrasser de tout le monde, et certains soirs, quand je me sens vraiment trop débordant et inconsolablement mélancolique, je saisis mon gros porte-plume noir et je jette sur le papier ce qui découle de mon esprit; je remplis avec fureur dix, vingt, quarante feuilles blanches de mes épanchements, de mes actes de contrition, de mes traits d'esprit raffinés et absurdes.
Mais que voulez-vous qu'il sorte d'un homme qui vit entre le sommeil et le café, entre la table et le lit, fainéant et somnolent, bon seulement à sonner la diane, mais pleutre qui détale le jour de la vraie bataille? Et, me redressant hors des draps tièdes ou des sièges rembourrés, je pousse des cris d'orfraie parce qu'on insulte l’esprit, et je dessine pour mes semblables les plans d'une vie solitaire, austère, dédaigneuse, noble, michelangesque !
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36. Et un ignorant
Je peux donner aux autres, à beaucoup d'autres l’impression d’être un de ces amphibies, eunuques et émasculés qui se disent, faisant injure à l'agriculture, des « hommes cultivés ». J’ai lu pas mal de livres, vraiment beaucoup, peut-être trop, et pourtant je peux dire que je n’ai rien lu. J’ai en tête une infinité de noms, une horde de titres, tout un entrepôt de notes, mais les livres que je ! connais vraiment, du dehors et du dedans, dans les mots et dans l’esprit, à travers lectures et relectures méditées et décantées, sont en très petit nombre. Et j’en ai honte; encore que je ne sois pas le seul à être dans ce misérable état de qui perd son temps à écrire sur le sable des mots que le vent emportera. L’homme d’un seul livre est funèbre et sinistre ; mais l’homme de trop de livres est comme un égout qui ne retient, de ce qui s’écoule en lui, que le pire et l’extérieur. Je suis comme ça. Mea culpa.
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J’ai tout commencé et je n’ai rien achevé. À peine engagé sur une route, j'ai pris le premier chemin de traverse qui s’ouvrait à droite ou à gauche, et de là, par des raccourcis, je suis tombé sur des sentiers, et de sentier en sentier, je me suis retrouvé sur une autre grand-route.
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40. le bouffon
Avant de mourir de faim ou de froid comme un chat errant, je ferai tous les métiers. J'irai ramasser les chiffons dans les rues avec un ballot sur mon échine. J'irai à la porte des églises et des cafés demander un centime pour l'amour de Dieu; je deviendrai gardien des latrines publiques, je ferai danser un ours sur les places de campagne et si vraiment il ne me reste aucune autre issue, je me ferai clerc d'avocat. Mais il y a un métier que je ne ferai jamais, au grand jamais, pas même si on me le commandait le couteau la gorge.
Celui d'écrivain bouffon, d'écrivain qui écrit pour amuser les gens, pour faire passer le temps aux ennuyés et aux vagabonds, l'infâme métier de l'homme qui, d'un bout de l'année à l'autre, invente des histoires, fabrique des intrigues, cherche des aventures, rafraîchit des souvenirs, rédige des romans, improvise des nouvelles et bâtit des comédies pour faire rire, pleurer et s'attendrir ceux qui le paient et l'applaudissent.
Inutile que ces amuseurs publics parlent de beauté, feignent de bouder la plèbe et reçoivent sous le manteau, le soir, dans l'ombre, le prix de leurs amusettes. Ils sont, qu'ils le veuillent ou non, les courtisans de la multitude souveraine qui veut oublier l'abjecte vie de la journée; les bouffons salariés du peuple; les ménestrels inféodés à la bourgeoisie qui, entre un cigare et un verre, a envie de lire. Le marchand de fictions est un serviteur de qui s'ennuie et a de l'argent - une sorte d'entremetteur qui offre la vie supposée d'un autre à qui n'a pas suffisamment de vie intérieure. Quelle différence y a-t-il, quant à l'effet, entre un cigare et un récit, entre un drame et une fiasque de vin ? En fumant et en lisant, on supporte l'ennui de l'attente - en écoutant une comédie et en se saoulant pour de bon, on commence à vivre dans un autre monde, à rêver et à voir ce qui n’existe pas.
Il y a une différence : l’art. Et je vous accorde qu'on pourra dire de très belles choses aussi de cette manière, et qu’on pourra créer des œuvres qui demeureront Dieu sait combien de temps dans le cœur des hommes. Mais enfin, dans tout cela il y a toujours, au fond, l’idée qu’avant tout il faut distraire les hommes et les faire rire, et qu’il est bon de leur raconter des histoires pour qu’ils ne s’endorment pas, qu’ils respirent plus vite, pour arriver plus sûrement jusqu’à leur âme et faire comprendre en sous main quelques grandes vérités.
Mais que m’importe de faire plaisir aux hommes? Je ne veux être le bouffon de personne ! Et j’affirme que la totalité des écrivains de romans, d’histoires, de récits, de comédies et de drames ont été des bouffons, des gens qui vivent pour chatouiller l’imagination des hommes, comme les musiciens leur caressent les oreilles et les femmes le corps.
Les hommes sont presque tous des gamins, même à soixante ans, et ils ont besoin de ce genre de passe-temps; ils ont besoin des inventions et des aventures, du pittoresque et du pathétique. Les écrivains, même s’ils n’étaient pas tout à fait des enfants eux-mêmes, les ont contentés, et ils se sont mis à courir à quatre pattes par terre et à jouer de la trompette à cheval sur un balai. Je déplore que parmi eux il y ait des hommes comme Homère, comme Cervantès, comme Shakespeare, comme Dostoïevski, pour lesquels j’ai beaucoup d’affection. Eux aussi sont des bouffons comme les autres : que voulez-vous que j’y fasse ? Moi aussi, quand je les lis et m’amuse et m’exalte à les écouter, je suis un gamin stupide qui a toujours besoin des contes de maman.
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45. Justement pour cette raison
Pour moi, il n’y a plus rien. Je suis le nihiliste parfait. Je ne crois plus en rien. Je suis le parfait sceptique. Je ne crois plus en rien : je suis l’athée accompli, définitif, intégral ; l’athée qui ne s'agenouille pas même devant les fois laïques, rationnelles, philosophiques et humanitaires qui ont pris la place des fois mythologiques anciennes. Je sais que rien ne résultera de nos efforts ; je sais que la fin de l’anéantissement.
Et pourtant, devant cet effrayant spectacle, cette terrible désespérance, cette course au vide, je ne détourne pas le visage et ne recule pas. Je consens à vivre encore. Tout ce que je ferai sera inutile, mais c’est justement pour cette raison que je me sens poussé à le faire. Le néant — néant de moi-même, de mon œuvre, du monde toute chose est le néant; je sais que la récompense de toute œuvre sera, à la fin des siècles, rien de rien. Je sais que tous nos édifices seront détruits; que de nos incendies il ne restera pas même la cendre; que nos idéaux, même atteints et maîtrisés, s’abîmeront dans l’éternelle obscurité de l’oubli et du non-être final. Il n’y a aucune espérance dans mon cœur, aucune ; je ne peux faire aucune promesse à moi-même et aux autres, aucune ; je ne peux prévoir aucun salaire pour mes actes, aucun résultat à mes pensées. Le futur, enchanteur de tous les hommes, cause perpétuelle de tous les effets, n'est pour moi rien d’autre que la perspective nue de l’anéantissement.
Et pourtant, devant cet effrayant spectacle, cette terrible désespérance, cette course au vide, je ne détourne pas le visage et ne recule pas. Je consens à vivre encore. Tout ce que je ferai sera inutile, mais c’est justement pour cette raison que je me sens poussé à le faire. Le néant — néant de moi-même, de mon œuvre, du monde entier - est le point d’arrivée de tous mes efforts, et pourtant, justement pour cette raison, je continuerai mes efforts, jusqu'à ce que la terre m'appelle dans son obscur repos.
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47. qui je suis
Je suis resté, en somme, l'homme qui n'accepte pas le monde, et c'est dans cette attitude obstinée qui est la mienne que consistent l’unité et la concorde de mes âmes opposées. Je ne veux pas accepter le monde tel qu’il est, et par conséquent je tente de le refaire par l’imagination ou de le changer par la destruction. Je le reconstruis par l’art ou je tente de le renverser par la théorie. Ce sont deux efforts différents, mais concordants et convergents.
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50. A la nouvelle génération
Je me présente devant vos yeux froids avec toutes mes douleurs, mes espérances et mes faiblesses. Je ne demande ni pitié, ni indulgence, ni louanges ni consolations, mais seulement trois ou quatre heures de votre vie. Et si après m’avoir écouté vous croyez malgré tout, en dépit de mes propos, que je suis vraiment un homme fini, vous devrez au moins avouer que je suis fini parce que j’ai voulu commencer trop de choses, et que je ne suis plus rien parce que j’ai voulu être tout.
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