mercredi 12 novembre 2025

Sésame et les lys - John Ruskin

Sésame et les lys - John Ruskin


Sur la lecture – Proust


Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.


Pour moi, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d’un goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon imagination s’exalte en se sentant plongée au sein du non-moi 


Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs ». Ruskin n’a peut-être pas connu cette pensée d’ailleurs un peu sèche du philosophe français, mais c’est elle en réalité qu’on retrouve partout dans sa conférence, enveloppée seulement dans un or apollinien où fondent des brumes anglaises, pareil à celui dont la gloire illumine les paysages de son peintre préféré. « À supposer, dit-il, que nous ayons et la volonté et l’intelligence de bien choisir nos amis, combien peu d’entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée la sphère de nos choix. Nous ne pouvons connaître qui nous voudrions… Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un homme de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix minutes d’entretien dans le cabinet d’un ministre, avoir une fois dans notre vie le privilège d’arrêter le regard d’une reine.


J’ai essayé de montrer dans les notes dont j’ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes ; que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit sur lui-même.

Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers.


La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas.
Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et être chargée, par des incitations répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l’esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques.


La seule discipline qui puisse exercer une influence favorable sur de tels esprits, c’est donc la lecture : ce qu’il fallait démontrer, comme disent les géomètres. Mais, là encore, la lecture n’agit qu’à la façon d’une incitation qui ne peut en rien se substituer à notre activité personnelle ; elle se contente de nous en rendre l’usage, comme, dans les affections nerveuses auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure, le psychothérapeute ne fait que restituer au malade la volonté de se servir de son estomac, de ses jambes, de son cerveau, restés intacts.
 
Mais par une loi singulière et d’ailleurs providentielle de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où il nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit.  

Tant que la lecture est pour nous l’incitatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-même la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit.
 
Car bien souvent pour l’historien, même pour l’érudit, cette vérité qu’ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par conséquent place à une autre vérité qu’elle annonce ou qu’elle vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur esprit. Il n’en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire, pour retenir ce qu’il a lu. Pour lui, le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu’il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu’elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l’entoure. 

Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à le rendre son image fidèle ; chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir.

Si le goût des livres croît avec l’intelligence, ses dangers, nous l’avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. Elle n’est plus pour lui que la plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls, la lecture et le savoir donnent les « belles manières » de l’esprit. La puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu’en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. Mais c’est dans ce contact avec les autres esprits qu’est la lecture, que se fait l’éducation des « façons » de l’esprit. Les lettrés restent, malgré tout, comme les gens de qualité de l’intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie, une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse consistent dans l’ordre de la pensée aussi, dans une sorte de franc-maçonnerie d’usages, et dans un héritage de traditions.

 

 

SESAMES ET LYS

 

6. Mais en supposant que nous ayons la volonté et l’intelligence de bien choisir nos amis, combien peu d’entre nous en ont le pouvoir ! Ou du moins combien est limitée pour la plupart la sphère de ce choix !

 

9. Le bon livre du moment, donc, — je ne parle pas des mauvais — est simplement l’entretien utile ou agréable de quelque personne avec laquelle vous ne pouvez converser autrement, imprimé pour vous. Souvent très utile, vous disant ce que vous avez besoin de savoir, souvent très agréable comme l’entretien d’un ami intelligent qui serait là. Ces brillants récits de voyages, ces publications où une question est discutée avec bonne humeur et esprit ; ces narrations vivantes et pathétiques sous la forme de roman, ces récits documentés d’histoire contemporaine écrits par ceux qui y ont joué un rôle effectif, tous ces livres du moment, multipliés parmi nous à mesure que l’éducation se répand davantage, appartiennent en propre au présent ; nous devrions leur être très reconnaissants et être tout honteux de nous-même si nous n’en faisons pas un bon usage. Mais nous en faisons le pire usage si nous leur permettons d’usurper la place des vrais livres ; car, strictement parlant, ils ne sont pas du tout des livres, mais simplement des lettres ou des journaux mieux imprimés. La lettre de notre ami peut être délicieuse ou nécessaire aujourd’hui ; si elle vaut d’être gardée ou non est à considérer. Le journal peut venir absolument à point à l’heure du déjeuner, mais assurément ce n’est pas une lecture pour toute la journée. Aussi, même reliée en volume, la longue lettre qui vous donne tant de détails agréables sur les auberges et les routes, et le temps qu’il faisait l’an dernier dans tel lieu, ou qui vous raconte cette amusante histoire, ou vous donne les circonstances vraies de tels ou tels événements historiques, peut, bien qu’il puisse être précieux d’y recourir à l’occasion, ne pas être du tout, dans le vrai sens du mot, un livre, ni, encore, dans le vrai sens du mot, à lire. Un livre est essentiellement une chose non parlée, mais écrite, et écrite dans un but non de simple communication, mais de permanence. — Le livre-causerie est imprimé seulement parce que l’auteur ne peut pas parler à un millier de personnes à la fois ; s’il le pouvait il le ferait ; le volume n’est que la multiplication de sa voix. Vous ne pouvez vous entretenir avec votre ami dans l’Inde. 

 Note :  Je trouve dans Maeterlinck (l’Évolution du Mystère, dans le Temple Enseveli) une remarque du même genre que la mienne (avec la profondeur et la beauté en plus, cela va sans dire) : « Demandons-nous, dit-il, si l’heure n’est pas venue de faire une révision sérieuse des beautés, des images, des symboles, des sentiments, dont nous usons encore pour amplifier le spectacle du monde. Il est certain que la plupart d’entre eux n’ont plus que des rapports précaires avec les pensées de notre existence réelle, et s’ils nous retiennent encore c’est plutôt à titre de souvenirs innocents et gracieux d’un passé plus crédule et plus proche de l’enfance de l’homme. (Or) il n’est pas indifférent de vivre au milieu d’images fausses, alors même que nous savons qu’elles sont fausses. Les images trompeuses finissent par prendre la place des idées justes qu’elles représentent, etc. ».

 

13. Ceci, donc, est ce que vous avez à faire et j’admets que c’est beaucoup. Vous devez en un mot aimer ces gens pour pouvoir vous trouver au milieu d’eux. L’ambition ne serait d’aucun usage. Ils méprisent votre ambition. Il faut que vous les aimiez et montriez votre amour des deux manières suivantes :

1° D’abord par un désir sincère d’être instruits par eux et d’entrer dans leurs pensées. D’entrer dans les leurs, remarquez, non de retrouver les vôtres exprimées par eux. Si celui qui écrivit le livre n’est pas plus sage que vous, Vous n’avez pas besoin de le lire ; s’il l’est, il pensera autrement que vous à bien des égards.

2° Nous sommes très prêts à dire d’un livre : « Comme ceci est bien, c’est exactement ce que je pense ! » Mais le sentiment juste est : « Comme ceci est étrange ! Je n’avais jamais songé à cela avant, et cependant je vois que c’est vrai ; ou si je ne le vois pas maintenant, j’espère que je le verrai quelque jour. » Mais que ce soit avec cette soumission ou non, du moins soyez sûr que vous allez à l’auteur pour atteindre sa pensée, non pour trouver la vôtre. Jugez-la ensuite, si vous vous croyez qualifié pour cela ; mais comprenez-la d’abord. Et soyez sûr aussi, si l’auteur a une valeur quelconque, que, que vous n’arriverez pas d’un seul coup à sa pensée ; bien plus qu’à sa pensée entière vous n’arriverez d’aucune façon avant bien longtemps. Non qu’il ne dise ce qu’il veut dire, et aussi qu’il ne le dise fortement ; mais cette pensée, il ne peut pas la dire tout entière et, ce qui est plus étrange, il ne le veut pas, mais d’une manière cachée et par paraboles, de façon qu’il puisse savoir que vous avez besoin d’elle. Je ne puis découvrir entièrement la raison de ceci, ni analyser cette cruelle réticence qui est au cœur des sages et leur fait toujours cacher leurs pensées les plus profondes. Ils ne vous la donnent pas en manière d’aide, mais de récompense, et veulent s’assurer que vous la méritez avant qu’ils vous permettent de l’atteindre. Mais il en va de même avec le symbole matériel de la sagesse, l’or. Nous ne voyons pas vous et moi de raison qui s’opposerait à ce que les forces électriques de la terre portassent ce qui existe d’or dans son sein, tout à la fois, jusqu’au sommet des montagnes afin que les rois et les peuples puissent savoir que tout l’or qu’ils pourraient trouver est là et sans la peine de creuser, sans risque ou perte de temps, puissent l’enlever, et en monnayer autant qu’ils en ont besoin. Mais la nature n’agit pas ainsi. Elle le met sous terre, dans de petites fissures, nul ne sait où ; vous pouvez creuser longtemps, et n’en pas trouver ; il vous faut creuser péniblement pour en trouver. 

 

15. Et c’est pourquoi, avant tout, je vous dis instamment (je sais que j’ai raison en ceci) : vous devez prendre l’habitude de regarder aux mots avec intensité et en vous assurant de leur signification syllabe par syllabe, plus, lettre par lettre. Car, bien que ce soit seulement pour indiquer que ce sont les lettres qui y remplissent les fonctions de signes, au lieu des sons, que l’étude des livres est appelée « littérature » et qu’un homme qui y est versé est appelé d’un commun accord, par toutes les nations, un homme de lettres au lieu d’un homme de livres, ou de mots, vous pouvez toutefois relier à cette dénomination toute contingente cette vérité, que vous pourriez lire tous les livres du British Museum (si vous viviez assez longtemps pour cela) et rester une personne complètement illettrée, un ignorant ; mais que si vous lisez dix pages d’un bon livre, lettre par lettre (c’est-à-dire avec une justesse réelle), vous êtes à tout jamais, dans une certaine mesure, une personne instruite. Toute la différence qui existe entre l’éducation et la non-éducation (en ne s’occupant que de la partie purement intellectuelle) consiste dans cette exactitude.

 Note : Ruskin, qui a si bien et si souvent montré que l’artiste, dans ce qu’il écrit ou dans ce qu’il peint, révèle infailliblement ses faiblesses, ses affectations, ses défauts (et en effet l’œuvre d’art n’est-elle pas pour le rythme caché — d’autant plus vital que nous ne le percevons pas nous-mêmes — de notre âme, semblable à ces tracés sphygmographiques où s’inscrivent automatiquement les pulsations de notre sang ?) Ruskin aurait dû voir que si l’écrivain obéit dans le choix de ses mots à un souci d’érudition (qui fera bientôt place à une ostentation d’érudition vulgaire et à l’affectation la plus banale et la plus insupportable, comme il arrive chez nos plus médiocres chroniqueurs qui, dans le moindre conte, croient devoir montrer qu’ils savent qu’au xviie siècle le mot étonné avait une grande force et qu’ému veut dire remué), ce sera ce souci d’érudition — si intéressant qu’il puisse être, mais d’ailleurs jamais plus qu’intéressant — qui sera reflété, qui s’inscrira dans son livre. Un écrivain curieux cesse par cela même d’être un grand écrivain.

32. (...) Nous parlons de la nourriture de l’esprit comme de celle du corps ; or, un bon livre contient une telle nourriture, inépuisablement ; c’est une provision pour la vie, et pour la meilleure partie de nous-mêmes. Eh bien, combien de temps la plupart des gens resteront-ils devant le meilleur livre avant de se décider à en donner le prix d’un beau turbot !  

 

 

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