Sésame et les lys - John Ruskin
SESAMES ET LYS
6. Mais en supposant que nous ayons la volonté et l’intelligence de bien choisir nos amis, combien peu d’entre nous en ont le pouvoir ! Ou du moins combien est limitée pour la plupart la sphère de ce choix !
9. Le bon livre du moment, donc, — je ne parle pas des mauvais — est simplement l’entretien utile ou agréable de quelque personne avec laquelle vous ne pouvez converser autrement, imprimé pour vous. Souvent très utile, vous disant ce que vous avez besoin de savoir, souvent très agréable comme l’entretien d’un ami intelligent qui serait là. Ces brillants récits de voyages, ces publications où une question est discutée avec bonne humeur et esprit ; ces narrations vivantes et pathétiques sous la forme de roman, ces récits documentés d’histoire contemporaine écrits par ceux qui y ont joué un rôle effectif, tous ces livres du moment, multipliés parmi nous à mesure que l’éducation se répand davantage, appartiennent en propre au présent ; nous devrions leur être très reconnaissants et être tout honteux de nous-même si nous n’en faisons pas un bon usage. Mais nous en faisons le pire usage si nous leur permettons d’usurper la place des vrais livres ; car, strictement parlant, ils ne sont pas du tout des livres, mais simplement des lettres ou des journaux mieux imprimés. La lettre de notre ami peut être délicieuse ou nécessaire aujourd’hui ; si elle vaut d’être gardée ou non est à considérer. Le journal peut venir absolument à point à l’heure du déjeuner, mais assurément ce n’est pas une lecture pour toute la journée. Aussi, même reliée en volume, la longue lettre qui vous donne tant de détails agréables sur les auberges et les routes, et le temps qu’il faisait l’an dernier dans tel lieu, ou qui vous raconte cette amusante histoire, ou vous donne les circonstances vraies de tels ou tels événements historiques, peut, bien qu’il puisse être précieux d’y recourir à l’occasion, ne pas être du tout, dans le vrai sens du mot, un livre, ni, encore, dans le vrai sens du mot, à lire. Un livre est essentiellement une chose non parlée, mais écrite, et écrite dans un but non de simple communication, mais de permanence. — Le livre-causerie est imprimé seulement parce que l’auteur ne peut pas parler à un millier de personnes à la fois ; s’il le pouvait il le ferait ; le volume n’est que la multiplication de sa voix. Vous ne pouvez vous entretenir avec votre ami dans l’Inde.
Note : Je trouve dans Maeterlinck (l’Évolution du Mystère, dans le Temple Enseveli) une remarque du même genre que la mienne (avec la profondeur et la beauté en plus, cela va sans dire) : « Demandons-nous, dit-il, si l’heure n’est pas venue de faire une révision sérieuse des beautés, des images, des symboles, des sentiments, dont nous usons encore pour amplifier le spectacle du monde. Il est certain que la plupart d’entre eux n’ont plus que des rapports précaires avec les pensées de notre existence réelle, et s’ils nous retiennent encore c’est plutôt à titre de souvenirs innocents et gracieux d’un passé plus crédule et plus proche de l’enfance de l’homme. (Or) il n’est pas indifférent de vivre au milieu d’images fausses, alors même que nous savons qu’elles sont fausses. Les images trompeuses finissent par prendre la place des idées justes qu’elles représentent, etc. ».
13. Ceci, donc, est ce que vous avez à faire et j’admets que c’est beaucoup. Vous devez en un mot aimer ces gens pour pouvoir vous trouver au milieu d’eux. L’ambition ne serait d’aucun usage. Ils méprisent votre ambition. Il faut que vous les aimiez et montriez votre amour des deux manières suivantes :
1° D’abord par un désir sincère d’être instruits par eux et d’entrer dans leurs pensées. D’entrer dans les leurs, remarquez, non de retrouver les vôtres exprimées par eux. Si celui qui écrivit le livre n’est pas plus sage que vous, Vous n’avez pas besoin de le lire ; s’il l’est, il pensera autrement que vous à bien des égards.
2° Nous sommes très prêts à dire d’un livre : « Comme ceci est bien, c’est exactement ce que je pense ! » Mais le sentiment juste est : « Comme ceci est étrange ! Je n’avais jamais songé à cela avant, et cependant je vois que c’est vrai ; ou si je ne le vois pas maintenant, j’espère que je le verrai quelque jour. » Mais que ce soit avec cette soumission ou non, du moins soyez sûr que vous allez à l’auteur pour atteindre sa pensée, non pour trouver la vôtre. Jugez-la ensuite, si vous vous croyez qualifié pour cela ; mais comprenez-la d’abord. Et soyez sûr aussi, si l’auteur a une valeur quelconque, que, que vous n’arriverez pas d’un seul coup à sa pensée ; bien plus qu’à sa pensée entière vous n’arriverez d’aucune façon avant bien longtemps. Non qu’il ne dise ce qu’il veut dire, et aussi qu’il ne le dise fortement ; mais cette pensée, il ne peut pas la dire tout entière et, ce qui est plus étrange, il ne le veut pas, mais d’une manière cachée et par paraboles, de façon qu’il puisse savoir que vous avez besoin d’elle. Je ne puis découvrir entièrement la raison de ceci, ni analyser cette cruelle réticence qui est au cœur des sages et leur fait toujours cacher leurs pensées les plus profondes. Ils ne vous la donnent pas en manière d’aide, mais de récompense, et veulent s’assurer que vous la méritez avant qu’ils vous permettent de l’atteindre. Mais il en va de même avec le symbole matériel de la sagesse, l’or. Nous ne voyons pas vous et moi de raison qui s’opposerait à ce que les forces électriques de la terre portassent ce qui existe d’or dans son sein, tout à la fois, jusqu’au sommet des montagnes afin que les rois et les peuples puissent savoir que tout l’or qu’ils pourraient trouver est là et sans la peine de creuser, sans risque ou perte de temps, puissent l’enlever, et en monnayer autant qu’ils en ont besoin. Mais la nature n’agit pas ainsi. Elle le met sous terre, dans de petites fissures, nul ne sait où ; vous pouvez creuser longtemps, et n’en pas trouver ; il vous faut creuser péniblement pour en trouver.
15. Et c’est pourquoi, avant tout, je vous dis instamment (je sais que j’ai raison en ceci) : vous devez prendre l’habitude de regarder aux mots avec intensité et en vous assurant de leur signification syllabe par syllabe, plus, lettre par lettre. Car, bien que ce soit seulement pour indiquer que ce sont les lettres qui y remplissent les fonctions de signes, au lieu des sons, que l’étude des livres est appelée « littérature » et qu’un homme qui y est versé est appelé d’un commun accord, par toutes les nations, un homme de lettres au lieu d’un homme de livres, ou de mots, vous pouvez toutefois relier à cette dénomination toute contingente cette vérité, que vous pourriez lire tous les livres du British Museum (si vous viviez assez longtemps pour cela) et rester une personne complètement illettrée, un ignorant ; mais que si vous lisez dix pages d’un bon livre, lettre par lettre (c’est-à-dire avec une justesse réelle), vous êtes à tout jamais, dans une certaine mesure, une personne instruite. Toute la différence qui existe entre l’éducation et la non-éducation (en ne s’occupant que de la partie purement intellectuelle) consiste dans cette exactitude.
Note : Ruskin, qui a si bien et si souvent montré que l’artiste, dans ce qu’il écrit ou dans ce qu’il peint, révèle infailliblement ses faiblesses, ses affectations, ses défauts (et en effet l’œuvre d’art n’est-elle pas pour le rythme caché — d’autant plus vital que nous ne le percevons pas nous-mêmes — de notre âme, semblable à ces tracés sphygmographiques où s’inscrivent automatiquement les pulsations de notre sang ?) Ruskin aurait dû voir que si l’écrivain obéit dans le choix de ses mots à un souci d’érudition (qui fera bientôt place à une ostentation d’érudition vulgaire et à l’affectation la plus banale et la plus insupportable, comme il arrive chez nos plus médiocres chroniqueurs qui, dans le moindre conte, croient devoir montrer qu’ils savent qu’au xviie siècle le mot étonné avait une grande force et qu’ému veut dire remué), ce sera ce souci d’érudition — si intéressant qu’il puisse être, mais d’ailleurs jamais plus qu’intéressant — qui sera reflété, qui s’inscrira dans son livre. Un écrivain curieux cesse par cela même d’être un grand écrivain.
32. (...) Nous parlons de la nourriture de l’esprit comme de celle du corps ; or, un bon livre contient une telle nourriture, inépuisablement ; c’est une provision pour la vie, et pour la meilleure partie de nous-mêmes. Eh bien, combien de temps la plupart des gens resteront-ils devant le meilleur livre avant de se décider à en donner le prix d’un beau turbot !
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