mercredi 12 novembre 2025

La force de l'ordre - Didier Fassin

La force de l'ordre - Didier Fassin

Depuis 2002, le ministère de l’Intérieur a opéré une reprise en main des travaux sur les forces de l'ordre, écartant d’abord les chercheurs en sciences sociales de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (ihesi), faisant ensuite disparaître ce dernier pour le remplacer en 2004 par un Institut national des hautes éludes de sécurité (inHes) dont le directeur a supprimé le département de la recherche et qui, devenu en 2009 l’Institut des hautes études de sécurité et de la justice (inhesj) localisé au sein de l’École militaire de Paris et rattaché au Premier ministre, contrôle désormais à la fois la statistique de la délinquance et la statistique pénale.

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En fait, pour le sociologue de l’école de Chicago, la question de l’impartialité implique un faux dilemme car, que nous le reconnaissions ou non, nous prenons toujours parti : il s'agit donc simplement de savoir lequel, d’expliquer pourquoi on le fait et d’en tirer les conséquences. Une telle posture est relativement aisée à tenir - sinon à défendre - lorsqu’on travaille avec des individus ou des groupes dont il est clair qu’ils sont dominés ou opprimés : dans ce cas, les chercheurs se sentent autorisés à dire qu’ils choisissent leur camp, plaidant même parfois pour une science militante.

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«C'est dommage que vous n’ayez pas vu ça. C’était presque la guerre ! » me dit d’ailleurs avec excitation l'un des membres de la bac lorsqu’il me vit revenir en janvier 2006, après quelques semaines d’absence. Il me raconta comment, pendant plusieurs jours, lui et ses collègues avaient porté le gilet pare-balles, mis le casque antiémeute et circulé avec le Flash-Bail. Il est vrai que la déclaration de l’état d’urgence par le Premier ministre le 8 novembre 2005 - au moment où les incendies de voitures et les interpellations d’émeutiers commençaient à diminuer - avait donné un relief inhabituel au travail des policiers dont beaucoup s’étaient soudainement sentis les maîtres des lieux. C’était la première fois depuis la guerre d’Algérie qu’un gouvernement recourait à une telle mesure d’exception et la mobilisation de cet instrument juridique pour contrôler des populations dont beaucoup étaient originaires d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne conférait une tonalité singulière à l’intervention massive des forces de l’ordre dans les cités. Des cars de crs sillonnaient les rues de la ville ou stationnaient en des points stratégiques. Des hélicoptères (...)

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Quand, le 23 novembre 2005, alors que le nombre de véhicules incendiés en France était descendu au-dessous de l’étiage de ce qu’on appelle des « nuits normales », c’est-à-dire environ quatre-vingt-dix, je demandai à l’un des commissaires comment s’étaient passées ces semaines d’émeutes, il me répondit : « Quelles émeutes ? De quoi voulez-vous parler ? Il faut savoir ce que l’on compte : les voitures ou les violences ? Si ce sont les voitures, il y en a bien eu quelques dizaines. Si ce sont des violences, nous n’en avons pratiquement pas eu. Mais les médias n'ont compté que les véhicules brûlés. En fait, c’était très calme par ici.» 

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Il avait dû employer toute son autorité pour éviter qu’ils n’aillent «mettre la cité à feu et à sang», me ditfl, alors qu’il était tellement plus simple de revenir le lendemain matin, quand les esprits seraient calmés, faire les interpellations nécessaires.

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Dans le désordre de l’intervention, plusieurs furent bousculés et un policier, pour intimider l’un d’entre eux, âgé de neuf ans et jugé insolent, lui mit le canon de son Flash-Bail sur la tempe. Alors que les forces de l’ordre se précipitaient dans les allées du quartier et les escaliers des immeubles sous l’œil révolté des habitants à leurs fenêtres, une mère qui tentait de s’interposer pour protéger ses enfants fut interpellée sans ménagement. La porte de l’appartement où vivait la famille de l’un des suspects fut fracassée, les meubles renversés et plusieurs personnes frappées, dont la sœur du jeune recherché. Elle était en train de faire ses devoirs et, pour être sortie de sa chambre au mauvais moment, fut elle aussi malmenée, terminant sa soirée à l’hôpital avec un bras fracturé et un traumatisme cervical. L’interpellation se fit donc, mais l’individu - par ailleurs trafiquant notoire - fut relâché quelques heures plus tard, lorsqu’on découvrit qu’il était aveugle et n’avait donc pu être impliqué dans l’altercation initiale.

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La Ligue des droits de l’homme écrivit au procureur de la République pour dénoncer «des injures racistes et sexistes qui ont choqué la population d’autant que se sont ajoutées des menaces de mort». 

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Ils n en considéraient pas moins leur intervention comme justifiée puisqu’elle avait montré aux habitants qu’ils n étaient pas prêts à se laisser faire. Ils estimaient avoir été victimes d'un « guet-apens », terme qui était alors de plus en plus souvent employé pour qualifier les confrontations avec les jeunes des cités, supposant la préméditation et l’intention criminelles. Face à ce qu’ils voyaient comme une sorte de guérilla urbaine, ces raids punitifs leur semblaient le seul moyen pour «mater» les populations rebelles.

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La disproportion des moyens utilises au regard des interpellations à mener et leur exhibition spectaculaire dans les médias avaient à l'évidence moins pour objet de protéger la police que de produire un double effet : d'une part, terroriser les habitants de ces quartiers, vis-à-vis desquels on faisait une démonstration de force en les plaçant spectaculairement en état de siège, même si ce n’était que pour quelques heures ; d’autre part, impressionner la population du pays, à laquelle on laissait penser que seule une expédition quasi militaire pouvait rétablir l’autorité de l’État sur des territoires menaçant de lui échapper10. Par une sorte de raisonnement circulaire, le déploiement spectaculaire de la force publique signifiait le danger présumé et justifiait les pratiques d’exception. 

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En résumé, les atteintes aux biens sont moins souvent rencontrées dans les quartiers en difficulté (43,3) que dans les agglomérations environnantes (47,0) mais plus que dans la population générale (35,7), et les atteintes aux personnes sont un peu plus fréquentes dans les zus (13,0) que dans les villes alentour (11,6) et surtout dans l'ensemble du pays (7,3), ce dernier écart étant lié en bonne part aux conséquences d’interactions de plus en plus sévèrement réprimées avec les forces de l’ordre.

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Une unité spéciale, dont on fait parfois l'ancêtre de la bac, fut créée en 1971 à Paris. Elle était composée de policiers en tenue qui intervenaient de nuit sur des affaires de délinquance dans la capitale. Ce n'est cependant qu'au milieu des années 1990 que cette structure est devenue ce qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire une brigade de policiers généralement en civil agissant sur tout le territoire national mais essentiellement dans les agglomérations où existent des zus. Elle est donc la seule unité des forces de l'ordre entièrement pensée pour et principalement dédiée à la police des quartiers en difficulté. La bac de nuit a été créée en 1994 et la bac de jour en 1996, au moment où les questions de sécurité publique ont été redéfinies par Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur. 

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«Les jeunes n’ont pas peur de la police dans la voiture sérigraphiée, m’expliquait un représentant syndical au niveau national. Mais ils ont peur des policiers de la bac parce qu’ils savent très bien qu’ils ne vont pas reculer, qu’ils sont formés à l’interpellation et qu’ils iront jusqu ai bout.» Et il ajoutait avec une certaine admiration : sont les seuls qui sont craints. » 

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Par une sorte de prophétie auto-réalisatrice, en déployant ce dispositif, on a mis en place les conditions permettant la confirmation du bien-fondé de sa présence, Depuis trente ans, en effet, toutes les émeutes urbaines ont été consécutives à des décès de jeunes dans le cadre d’interactions avec la police et plus spécifiquement, pour ce qui concerne les plus récentes et les plus graves, avec ces unités spéciales. 

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Dès lors, pour justifier le déploiement des forces de l’ordre dans ces quartiers défavorisés, il est nécessaire de créer un langage. La rhétorique de la guerre censée contrer la guérilla des cités se traduit par des opérations spectaculaires d’occupation présentées comme des conquêtes républicaines en territoire menacé. 

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Le policier de la bac poursuivit : «C’est super, ce truc-là. Si j'en vois un qui crache, je lui colle un pv et, avec un peu de chance, ça se termine en rébellion. C’est sûr, ça : le bâtard, tu lui colles 130 euros, il est pas content, il s’énerve et là, c'est la rébellion.» Il n'était certainement pas le seul à rêver d'un tel scénario : quelques mois plus tard, dans la banlieue sud de Paris, un adolescent d’origine africaine, qui discutait avec des camarades devant son lycée et s'était détourné pour cracher par terre, faisait à son tour l'objet d'un contrôle d’identité et cette fois même d’une convocation au tribunal. Il ne s’était toutefois pas rebellé.

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Les résultats attendus par les pouvoirs publics ont longtemps concerné la seule quantification des délits et des crimes tels qu’enregistrés par la police et la gendarmerie. Ils se révélaient toutefois ambigus pour les gouvernements puisqu’un accroissement du nombre de faits constat signifiait certes une activité plus importante des forces de l’ordre, mais pouvait être lu aussi comme attestant une dégradation des conditions de sécurité. Ces données sont toujours produites, mais deux innovations sont intervenues au cours de la dernière décennie. D’une part, des «objectifs quantifiés» ont été fixés : il ne s’agit plus seulement de compter des actes, mais de les confronter à un niveau de performance souhaité. D’autre part, le «taux d’élucidation» devient un élément crucial : cet indicateur n’est pas en soi nouveau, c’est sa mise en avant qui l’est.

Cette «culture du résultat» peut sembler aller de soi. Que la police doive mesurer son efficacité en termes de faits constatés et de faits élucidés au regard d’un but chiffré est, après tout, raisonnable. Le problème est moins théorique (comment faire une bonne évaluation d’une politique?) que pratique (comment augmenter le nombre de délits et de crimes constatés et élucidés lorsqu’ils sont de fait en diminution et souvent commis dans des conditions laissant peu la possibilité de trouver les coupables?). 

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La solution logiquement trouvée par les policiers, c’est de compléter leurs prises en rapport avec des atteintes aux biens et aux personnes, qui sont la raison d’être principale de leur métier, par des faits à la fois aisés à réaliser et faciles à élucider, mais éloignés de leur mission première. Il s’agit essentiellement de deux types de délits : les infractions à la législation sur les stupéfiants (ils), et les infractions à la législation sur les étrangers (île), (...)

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L'ordinaire de la police est donc doublement en décalage : par rapport à sa représentation populaire, telle qu'illustrée par Je cinéma et la télévision, et par rapport à son exposition politique, telle que mise en œuvre dans la culture du chiffre. D’un côté, c’est l’ennui qui prévaut plutôt que l’aventure. De l’autre, c’est l’inefficacité qui se révèle plutôt que la performance. Pour une bonne part, ce décalage n’est pas à mettre sur le compte des policiers, mais des conditions d’exercice de leur métier : on attend d’eux qu’ils fassent autre chose que ce qu’ils peuvent faire.

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Tout le monde, dans le commissariat, savait que les choses se passaient ainsi et l’accusation d’outrage et rébellion servait de marqueur de la qualité des relations entre policiers et jeunes. Lors d’une discussion autour de la machine à café, une gardienne de la paix se félicitait auprès d'un de ses collègues de n'y avoir jamais eu recours en sept ans d'activité.

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Des jeunes d’origine africaine bavardent sur une place. Le brigadier fait un commentaire hostile à leur sujet et, à une question que je lui pose sur ses propres enfants, il me répond, péremptoire : «Jamais mes filles ne me ramèneraient un gars comme ça à la maison. Elles connaissent bien mes idées. » Mais comme pour prévenir la conclusion que je pourrais tirer de sa remarque, il ajoute : «Remarquez,je ne suis pas xénophobe. Les Polonais, les portugais, moi,j’ai pas de problèmes avec eux. Non, c'est avec les Noirs et les Arabes que j’ai des problèmes. >> 

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Selon Erving Goffman, la question élémentaire à quoi peut se réduire l’appréhension d’une situation par les protagonistes qui y sont impliqués est : what is it that’s going on here ? Autrement dit : qu’est-ce qui est en train de se passer ici? Il ajoute que la réponse à cette interrogation n’est pas univoque puisqu’elle dépend du point de ! vue adopté et en donne l’exemple suivant : « Ce qui est un jeu pour le golfeur est un travail pour le caddy. » 

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Résumons donc. Les Français, surtout lorsqu’ils font partie de minorités, sont convaincus que les discriminations faciales les plus fréquentes concernent les forces de l’ordre. Les policiers, quelle que soit leur position dans lai hiérarchie, sont persuadés de ne pas être plus racistes quel le reste de la population, voire de l’être moins, et d’être injustement accusés de discriminer les citoyens, quand ce, sont eux qui sont en fait la cible de la stigmatisation! raciale. Les chercheurs, quant à eux, sur la base souvent d’études statistiques, expliquent que toute différenciation! n’est pas une discrimination, que toute discrimination n’est pas raciale, qu’une discrimination raciale n’est pas nécessairement le fruit d’une intention raciste et que les préjugés racistes n’impliquent pas obligatoirement des pratique! de discrimination raciale, en somme que la question est très compliquée (pour autant qu’ils la posent, ce qui, rappelons-le, ne fut pas le cas dans la recherche française jusqu'à une période récente). Qui croire? Ou plutôt : comment s’y retrouver?

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